La visite
Octobre approchait et déjà les premiers frimas s'installaient dans la vallée. Je voyais le brouillard s'élever de la surface du lac, se mêler en un voile diaphane au duvet neigeux tombé sur la berge la nuit précédente et s'attaquer aux épaisseurs de la forêt sans parvenir pour l'heure à y pénétrer. Au beau milieu de ce contraste, ma cabane et ses bardeaux peints en rouge cardinal battait une sorte d'entre-deux tant physique entre la clarté aveugle des basses bandes nuageuses et l'obscurité sourde des sous-bois que métaphorique entre la mélancolie de mon passé et l'inconnu de mon avenir ; avec pour seule tangibilité ce chalet, épicentre de ma nouvelle vie, trait d'union entre les deux revers d'une même médaille ou dernier bastion de ma folie.
Quelques friselis s'étaient égarés sur les flots gris et me renvoyaient un reflet presque parfait de mon foyer et de ma barque. Les sapins et les hêtres alentour dansaient imperceptiblement sous une brise légère. Depuis l'un des replis de brume ou d'ombre me parvenait le toc-toc-toc saccadé d'un pic-vert. Plus loin encore, un merle lançait ses trilles.
Je m'étais arrêté pour goûter à la douce quiétude quand je perçus une silhouette arpenter de long en large la galerie qui dominait le lac. Audrey avait prévu de me rendre visite ce soir-là, mais la haute taille et les larges épaules, tout comme le pas lourd de l'invité mystère sur les planches de bois, m'informèrent immédiatement qu'il ne pouvait s'agir d'elle.
Furtivement, je me glissai sous le couvert de la forêt. Je rassemblai ma canne à pêche et le panier à truites dans ma main gauche. Puis je dégainai le Smith & Wesson model 629 à canon court que je portais toujours en cas de rencontre avec un ours et j'avançai d'un pas rapide, mi-courbé vers la cabane. Non sans quelque malice, je m'aperçus que je n'avais rien oublié ni de mon enseignement militaire ni des techniques d'intervention apprises par la suite à Quantico. Je grimpai sans bruit sur la terrasse, je connaissais suffisamment bien la maison pour ne pas poser le pied là où le bois craquait. Je n'aimais pas les visites impromptues et je ne m'étais pas donné la peine de brûler tous les ponts qui me reliaient à mon ancien univers pour voir débarquer ici un vieux fantôme.
Je posai mes prises du jour et la canne à pêche sur le tas de bûches près de la porte d'entrée. Je risquai un coup d'œil par la fenêtre à l'angle et j'aperçus son épaule gauche et la manche de son manteau noir. Quelques volutes bleutées flottaient autour de lui. Il fumait en attendant mon retour. Le plus discrètement possible, j'armai le chien de mon Magnum .44 puis je regardai derrière moi. Ni mouvement ni bruit ne me parvenaient depuis les bois. Je pivotai sur moi-même et plongeai en avant.
Il se tenait à l'angle opposé de la galerie et me tournait le dos sans avoir conscience de ma présence. Sous son long manteau d'hiver, je le devinais toujours aussi mince et musculeux. Des fils d'argent couraient dans ses cheveux autrefois aussi noirs que les ailes d'un corbeau. Mais mon ancien chef de section au Département des Sciences du Comportement n'était ici ni par simple hasard ni pour une visite de courtoisie. En prenant ma retraite trois ans plus tôt, j'avais autant espéré ne plus être confronté à la violence que voir mon choix respecté, même si je savais pertinemment que ce jour viendrait. En découvrant Jack Crawford sur mon ponton, je compris à quel point je m'étais montré présomptueux.
D'une pichenette indolente, il envoya sa cigarette dans l'eau.
" Si tu pouvais éviter de jeter tes mégots n'importe où, j'apprécierais énormément. "
Il se raidit de surprise, mais quand il se redressa, je me rendis compte qu'il avait toujours la même vivacité que dans mon souvenir. En redoutable joueur de poker qu'il était, pas une émotion ne transparaissait sur son visage quand il se tourna vers moi.
" C'est comme ça que tu accueilles tes vieux amis, Nell ? me demanda-t-il souriant, en pointant du doigt mon revolver.
- Rien de tel que le Magnum .44 pour faire détaler les ours.
- C'est donc ici que tu t'es retranché ? Dans cette cabane minuscule à l'autre bout du pays ?
- Tu plaisantes, Jack ? J'ai là tout ce qu'il me faut. La nature à perte de vue, le calme et surtout ma liberté.
- Je suis heureux si tu as trouvé la paix, Nell. Sincèrement.
- Qu'est-ce que tu viens faire ici, Jack ? Et comment m'as-tu retrouvé ?
- Ça n'a pas été simple de te débusquer, mais je serai vraiment un mauvais agent si j'étais incapable de remonter ta traces par le biais d'une boîte postale. En recoupant les infos de ton éditeur, du shérif du comté et celles de ton épicier en bas de la route un peu trop bavard, me voilà. Et pour répondre à ta première question, j'ai quelque chose pour toi.
- À moins que ce ne soit des vivres, du vin ou quelques bouquins, je crains que rien de ce que tu pourrais m'apporter ne m'intéresse, Jack. J'ai raccroché.
- J'ai mieux à te proposer. Une partie de chasse. À l'ancienne."
Nous y voilà, me dis-je. Je laissai échapper un soupir, je rabattis le chien de mon revolver.
Jack savait toujours aussi bien choisir ses mots. Lui non plus n'avait pas oublié tous ces jeux de pistes meurtriers que nous avions suivis et remontés à travers tout le pays. Lui en leader d'une équipe d'enquêteurs chevronnés, moi en pisteur extrêmement habile pour me plonger dans la psyché de ces tueurs. Un mélange nébuleux d'émotions proches de celles éprouvées par ceux que je poursuivais, bien au delà de l'empathie, à la frontière ténue entre le profilage et les mêmes pulsions de mort. J'étais d'une efficacité redoutable dans mon métier parce que j'aimais ça, et surtout parce que je portais en moi les mêmes germes de violence. J'étais comme les individus que je pourchassais. Un loup impitoyable, toujours à l'affût.
Mais, quelques années plus tôt, j'avais atteint un point où je frôlais de trop près les ténèbres, où la froideur des corps morts que j'observais en permanence avait atteint mon âme et je choisis alors de me retirer loin de ce monde. Je m'installais ici, dans cette cabane loin de tout que je repeignis en rouge cardinal. La pêche, un peu de chasse pendant la saison haute, les emplettes une fois par semaine dans la ville la plus proche à trente minutes de voiture et surtout l'écriture emplissaient mes journées solitaires. Puis j'avais rencontré Audrey et, avec elle, j'avais redécouvert la sensation d'un cœur battant dans ma poitrine, la douceur de sa main sur mon épaule, l'acceptation sans jugement tant de mes forces que de mes ombres. J'avais repris goût à la vie et par moments, j'oubliais presque les horreurs dont j'avais été témoin.
Et maintenant, Jack se trouvait sur le perron de mon refuge avec comme unique présent la proposition de replonger dans ce passé mortifère. Et, comme tout accro en phase de sevrage, la tentation de succomber était écrasante. Je savais qu'il ne me fallait guère plus d'une pichenette pour de nouveau céder à cette pulsion :
" Pourquoi moi, Jack ? Pourquoi maintenant ?
- J'ai une sale affaire sur les bras et tu es le seul qui puisse m'aider. Je te promets de te mouiller aussi peu que possible.
- On est toujours mouillés, Jack. Toujours...
- Lis au moins le dossier pour te faire une idée.
- Ne prétends pas que tu n'as personne d'autre à qui confier cette enquête. Braidwood et Velasquez par exemple ?
- Braidwood est à deux doigts du burn-out. Il a salement foiré il y a quelques semaines à Los Angeles et il doit passer devant les psychiatres de la division le mois prochain. Velasquez est déjà sur un cas de double enlèvement dans le Nebraska.
- ...
- Écoute, Nell, je vais être franc avec toi. J'ai besoin de cette noirceur qui t'habite. Tu l'as toujours en toi, Nell. Elle est dans chacun de tes romans. "
J'accueillais ces mots comme un crochet à l'estomac. Je pensai à Audrey, à ce que j'avais construit ici, à mon dernier manuscrit. Est-ce que j'avais juste enfoui cette part d'ombres en attendant qu'elle puisse ressurgir ? Étais-je prêt à sacrifier tout ça pour une dernière chasse, une ultime plongée dans les noirceurs humaines ?
La mort venait de frapper à ma porte et elle portait le visage d'un vieil ami. Le brouillard qui dansait à la lisière de la forêt m'oppressait tout à coup. Ce n'était plus un simple effet de condensation qui s'échappait du lac, c'était le linceul des fantômes que je traînais dans mon sillage. Ils ne m'avaient jamais quitté, ils n'avaient même jamais perdu ma trace. Ils étaient depuis tout ce temps avec moi et leur souffle n'était rien d'autre que la peur.

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