9. Le dernier virage
Il était un peu plus de midi quand elle se présenta au garage. Elle ne souriait pas, et s’adressa à lui sans détour. Ses traits étaient tirés, sa voix ferme :
— Il faut que je te parle.
Jean-Philippe était allongé sous une Ford, occupé à faire une vidange. Il se glissa à l’extérieur et leva les yeux vers elle, surpris :
— J’ai pas trop le temps, là…
— Tu vas le prendre. Ce que j’ai à te dire est important.
L’odeur d’essence et de graisse l’avait saisie dès l’entrée et n'avait fait qu'accentuer sa détermination. Mais elle ne cilla pas :
— C’est quoi ce ton ? lança-t-il. J’ai fait quelque chose de mal ?
— Non, Jean-Phi, tu n'as rien fait et c’est le ton de quelqu’un qui tient à toi. Je refuse de te regarder foncer dans un mur.
Il ouvrit la bouche pour répliquer, mais aucun son n’en sortit. Elle enchaîna :
— J’ai vu les documents. L’héritage en janvier, le rendez-vous chez le notaire, dans les beaux quartiers. Tu as inventé tout ça. Et elle — elle désigna la Lotus — c’est ta voiture, pas celle de ton père. La même Élise noire. Tu l’as achetée début avril. C’est pas un miracle, pas un signe. Juste toi.
Il recula d’un pas :
— Mais qu’est-ce que tu racontes ? D’où tu sors ça ?
Tout à coup, elle se sentit mal à l’aise. Elle inspira avant de poursuivre :
— Je suis venue hier soir… en ton absence. J’avais des doutes, j’avais peur. Alors j’ai fouillé dans ton bureau...
— T’es venue fouiller chez moi ?
— Écoute… je l’ai fait pour comprendre, pour t’aider. Ton père est mort dans cette voiture. Mais toi, tu t’es convaincu d’être coupable. Tu crois devoir souffrir comme lui.
— Tu racontes n’importe quoi ! Il avait serré les poings.
— Tu es malade, Jean-Phi… Tu dois te faire aider.
Elle avait les larmes aux yeux. Mais son regard de compassion ne fit qu’attiser la colère du jeune homme :
— Tu oses venir me dire que t’as fouillé chez moi ? T’as joué la petite psy de service, et tu viens me balancer ça en face comme une sentence ?!
— Jean-Phi…
— Fous le camp d’ici ! Je ne veux plus te voir chez moi !
— Écoute…
— Sors, je te dis ! Dégage !
Elle hurla :
— Et Lucas ?
Il resta sans réponse, stupéfait. Elle poursuivit à voix basse :
— Lucas… il n’existe pas. C’est toi, Jean-Phi. C’est une part de ton esprit, celle qui veut en finir.
Un silence terrible s’installa. Puis il s’adressa à elle calmement :
— Sors, Océane. S’il te plaît, ne reste pas ici.
Les larmes brûlaient les joues de la jeune femme :
— Je t’en prie, va voir un médecin. Tu n’as pas à porter ça tout seul. Ce n’est pas une honte.
Il explosa :
— Dehors !
Le cœur en miettes, elle recula lentement vers la sortie, sans le quitter des yeux.
— Lucas… il va te tuer, souffla-t-elle avant de s’engouffrer dans la rue. Puis elle disparut. Le silence retomba comme un rideau de plomb. Jean-Philippe s’appuya contre l’établi, tremblant.
— T’as bien fait, mec. Elle aurait tout gâché.
Lucas était adossé à la porte, les bras croisés, un sourire carnassier sur les lèvres. Il ajouta d'un ton amical :
— Les femmes, hein ? Elles veulent toujours comprendre. Mais certaines choses ne se comprennent pas. Elles se vivent.
Jean-Philippe ne répondit pas. Il avait attrapé les clés de la Lotus. Puis, il se dirigea vers le bolide, les mâchoires serrées. Lucas s’approcha de lui. Son souffle avait l’odeur du bitume :
— Tu veux des réponses, mec ? Maintenant ?
Le hochement de tête de Jean-Philippe fut imperceptible.
— Alors viens. Je vais t'en donner. Emmène-moi, on va faire rugir la bête.
La Lotus l’attendait. Il s’en approcha comme on s’approche d’un cercueil ouvert. Lentement, consciencieusement, il glissa la clé dans le contact. Le cuir du volant crissa sous ses paumes. Pendant une seconde, il pensa à Océane, à ce qu’elle avait dit, à ce qu’elle avait compris.
Mais c’était trop tard.
Le moteur rugit comme une bête réveillée. Les murs, le sol, les vitres. Tout vibra. Lucas, lui, était là, assis à ses côtés.
— Tu vas savoir, enfin.
Mais il ne le regardait même plus. Il entendit sa voix murmurer dans sa tête.
"La route est prête, c’est l’heure."
Il sortit et prit la direction de la haute corniche. Le soleil était haut dans le ciel. La route montait en lacets, déserte, bordée de pinèdes sombres et d’à-pics. Malgré le rugissement du petit « quatre cylindres », un silence encadrait Jean-Philippe. À chaque virage, des souvenirs émergeaient.
Le rire de son père, le bruit des moteurs à plein régime dans le garage, la première fois que Jo lui avait laissé une voiture… Lui, gamin, les yeux pleins d’admiration pour Jo. Il pouvait encore entendre sa voix :
« C’est pas la vitesse qui compte, fiston. C’est ce qu’elle libère en toi. »
Il commençait à faire chaud, l’asphalte avait été refaite. Il accéléra. Les images se brouillaient. Il voyait maintenant Océane pleurant dans la lumière froide du garage. Lucas qui riait, assis sur l’établi et son père, à nouveau, silhouette floue dans le soleil couchant, une clé à la main.
L’air au-dessus du bitume ondulait comme une nappe d’eau invisible. Sous la morsure du soleil, la route semblait fondre. À quelques mètres, tout devenait flou. Les contours dansaient et tremblaient, comme si le monde hésitait à rester solide. Jean-Philippe entrait dans un mirage silencieux, une illusion de chaleur qui faisait vaciller la réalité.
La Lotus filait, de plus en plus vite. Elle collait à la route.
— Encore un virage, murmura Lucas. Juste un.
Jean-Philippe serra les dents. Le virage approchait. Celui où Jo s'était tué, là où tout s’était brisé.
— Tu veux savoir, Jean-Phi… ? Alors, c’est maintenant ! Appuie !!
Il sortit de la courbe à fond de seconde puis passa la troisième. 6500 tr/min… la quatrième…
À cinq cents mètres, le Belvédère.
Soudain, une pression étrange saisit l’air. La route, vive et rugissante une seconde plus tôt, sembla s’évanouir dans un silence écrasant. Plus un bruit, plus un souffle. Même le moteur, pourtant à plein régime, ne vibrait plus. L’aiguille du compte-tours s'était figée. Les arbres, à flanc de falaise, ne frémissaient plus. Une brume légère flottait à hauteur du pare-brise, irréelle, comme suspendue dans un décor trop bien monté.
Le monde avait été mis sur pause.
Jean-Philippe sentit son cœur ralentir, battre à contretemps de tout ce qu’il connaissait. Il ne comprenait pas. Tout semblait faux, figé, un tableau dans lequel il n’avait pas sa place. Même la lumière était étrange, diffuse, dorée, presque trop parfaite. Puis, un battement. Sec. Comme un coup porté au monde.
— Fils…
La voix était douce, grave, familière. Il tourna lentement la tête vers le siège passager. Lucas avait disparu. À sa place, comme s’il n’avait jamais quitté cette voiture, se tenait son père.
Jo...
Les mêmes rides autour des yeux, le même sourire fatigué mais plein d’amour. Ses mains posées sur les genoux, il était détendu, vivant.
— P'pa ?
Jo le regarda sans rien dire, avec cette lueur dans les yeux qu’il n’avait pas vue depuis l’enfance. Et soudain, Jean-Philippe réalisa. Le passé, le présent, les démons, les doutes… tout ça n’avait plus d’importance. Il était là.
Jo était là.
Pas un fantôme. Ni une illusion ni Lucas. Juste son père. Et pour la première fois depuis des années, il se sentit à sa place. Sa voix était posée :
— Tu fais quoi, fils ?
— Il fallait que je te retrouve, P'pa. C'est de ma faute si tu es m...
— Ce n’est pas ton heure, Jean-Phi.
Des larmes jaillirent sans prévenir. Il secoua la tête comme un fou :
— Mais je… je voulais te rejoindre, reformer une famille. Je croyais que…
La voix de Jo était présente, vivante. Elle l’enveloppait comme une chaleur oubliée :
— Tu n’es pas responsable. Tu ne l’as jamais été.
— J’ai fugué, j'ai fui comme un lâche. Je t’ai abandonné et toi… toi tu es mort.
Un silence, puis Jo posa une main sur l’épaule de son fils. Une main lourde, chaleureuse, réelle.
— Tu n’es coupable de rien… C'est pas toi, Jean-Phi, c'est la vie. C’est elle qui blesse, qui casse, qui emporte. Toi, tu dois continuer, simplement. T’apprendras pas comme ça, fils. C’est pas en mourant qu’on comprend. C’est en vivant.
Jean-Philippe regarda la route, droit devant. Puis il tourna vers son père un regard plein de sincérité :
— Je te demande pardon, Papa.
— Ça fait longtemps que je t’ai pardonné. Maintenant, reprends le cours de ta vie. Aime, ris et pleure et n’oublie pas. Les réponses, tu les auras un jour, mais ce n’est pas toi qui en choisiras le moment...
Le jeune homme cligna des yeux. Dans la seconde, le monde s’abattit de nouveau sur lui. La chaleur, la route, le rugissement du moteur...
Le virage. Le précipice.
Il poussa un cri et écrasa la pédale de frein. Les pneus de la Lotus se mirent à hurler. La sportive dérapa, mordit le bas-côté dans un crissement brutal. L’arrière décrocha et chassa dans un nuage de poussière. Mais Jean-Philippe tenait le volant comme une ancre. Il corrigea, contra le mouvement, relança le train avant. La voiture retrouva l’adhérence dans une embardée rageuse.
Un dernier coup de volant, et il parvint à la maîtriser. Puis il rangea le coupé sur le bas-côté, juste avant le virage. Son souffle était court, ses mains tremblaient.
Le moteur tourna quelques secondes encore, puis il coupa le contact. Jean-Philippe resta là, figé, les yeux dans le vide. Un souffle de vent léger passa entre les arbres. Il descendit lentement du baquet et posa une main sur le capot encore tiède. Puis il s’assit sur le bord du muret. Le silence était retombé.
Il resta là, un long moment. Devant lui, la baie s’étendait, calme, indifférente.
— Je te le promets, P’pa
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