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1976

La crise de son père avait enfin pris fin et sa cure de whisky l’avait endormi. Elle aussi marquée de coups, le visage encore strié de larmes, sa mère était venue le chercher dans le jardin. Là, elle l’avait serré dans ses bras et lui avait demandé pardon pour ce qu’il était obligé de subir, pour ne pas pouvoir le protéger.

Marie Delaunay, née Mauduis, faisait partie de ces femmes qui estimaient que la violence était une norme dans un mariage. Le père puis le mari était chef de famille, aussi était-il normal qu’il soit autoritaire et plus brutal qu’une femme. C’était un schéma qu’elle avait toujours connu et elle s’y était conformée. Elle ne prenait pas les coups avec le sourire, mais cela ne l’avait pas surprise outre mesure lorsque la première claque s’était abattue sur sa joue, ni lorsque était arrivé le moment du devoir conjugal. Ce n’était pas plaisant mais nécessaire dans un mariage, et il fallait bien avoir des enfants. Comment pouvait-elle regretter son fils, même si l’acte reproducteur n’avait rien d’incroyable, même si l’accouchement avait été une torture, même si s’occuper d’un bébé était épuisant ? Aujourd’hui, elle avait un doux petit garçon, certes un peu trop rêveur, mais si gentil.

En le trouvant frigorifié dans ses vêtements trempés, elle était aussitôt partie lui faire couler un bain chaud pour éviter un sévère refroidissement. Elle l’entendait déjà éternuer sans qu’il se plaigne. Elle était ensuite partie nettoyer les dégâts occasionnés par la colère de son mari. Leur pile d’assiettes baissait de jour en jour, bientôt il faudrait en trouver d’autres pas très chères dans un marché aux puces.

Adam se sentit tout de suite mieux, une fois immergé dans l’eau chaude. Sa mère n’avait pas lésiné sur le niveau d’eau, eux qui d’habitude devaient faire des économies. Il profita donc de ce privilège et s’enfonça jusqu’au menton avant de souffler pour former des stries à la surface. Encore une forme de dessin, maintenant qu’il y pensait.

Il aimait ces moments de calme. Ils étaient si rares et tellement reposants. Le mieux était lorsqu’il retenait sa respiration et s’immergeait complètement pendant quelques secondes. Sous la surface, c’était le silence total, loin de tout, presque un autre monde. Pas de bruit, ni de violence. Dommage qu’il ne puisse pas y rester plus longtemps.

Cette habitude bienfaisante lui coûta cher, cette fois-là : ni lui ni sa mère ne s’étaient attendus à ce que le patriarche s’éveille subitement. La plupart du temps, il dormait pendant plusieurs heures. Les fois où la sieste n’avait duré que quelques minutes ne se comptaient que sur les doigts d’une main. Ce n’était pas le jour de chance d’Adam, si l’on pouvait parler de chance le reste du temps.

Son père avait une habitude : prendre un bain sans prêter attention aux économies d’eau chaude, aucune importance que sa femme et son fils limitent la casse en se lavant à l’eau froide et au gant de toilette. Il s’immergeait pendant des heures, rajoutait de l’eau quand celle-ci refroidissait, tout en écoutant la radio.

- J'ai besoin de la salle de bain, putain ! vociféra-t-il donc en se rendant compte que la pièce était occupée.

Adam ne l'avait évidemment pas entendu, à la fois immergé et dans sa bulle. Cette dernière éclata brutalement lorsque son géniteur l’empoigna par les bras et le sortit de sous la surface. Aucune inquiétude dans son regard en pensant qu’il se noyait, non, loin de là. Il était furieux de trouver la place déjà prise.

- Ça t'amuse de faire trempette ? Tu crois que j'ai que ça à foutre d'attendre après toi ? lui cria-t-il en le secouant et en lui postillonnant au visage.

- Je… je n'ai pas entend..., tenta Adam, encore surpris par ce brusque retour à la réalité.

- Je vais te le faire prendre, ton bain, si c’est ce que tu veux !

Sur ces mots, il appuya de tout son poids sur lui et le replongea de force sous l’eau. Adam n'eut pas le temps d'économiser de l'air et sentit la surface se refermer sur lui tandis qu’une goulée d’eau lui entra dans la bouche. Ce n’était plus un monde de calme et de silence, mais un lieu de peur, un piège mortel. La panique prit le pas sur tout le reste et il se débattit, ne pensant qu’à retrouver l’air libre, sentant à peine le fond rêche de la baignoire sous son dos où son père le plaquait. C’était peine perdue, il avait beau remuer en tous sens, tout ce qu’il gagnait était de s’épuiser et d’expulser le peu d’air de ses poumons, qui se mirent vite à brûler. Alors qu’il commençait à suffoquer, son père le tira hors de l’eau et, comme un nouveau-né, l’air lui parut un intrus. Il toussa, cracha de l’eau et laissa échapper des sanglots, les larmes aux yeux.

- Tu dégages de là ou t’y retournes ? demanda son géniteur en le secouant comme un prunier avant de le pencher à nouveau en arrière.

- Non, Papa !! hurla Adam, terrifié.

Ce dernier le renvoya sous l’eau. La tête d'Adam cogna contre le fond de la baignoire, le sonnant à moitié, tandis qu’il se débattait plus vivement encore. Il parvint même à sortir le visage de l’eau.

- Mam..., tenta-t-il d'appeler désespérément, avant d’être immergé à nouveau, et sa tête cogna plus fortement contre la fonte.

En plus de la terreur s’épanouit un sentiment bien plus atroce : la résignation. Il comprit qu’il se noyait vraiment. Ses membres s’engourdissaient, les dernières bulles d’air étaient minuscules, et sa vision s’assombrissait. C’était donc une évidence qu’il était en train d’agoniser.

Sa tête fut brusquement sortie de l'eau, mais il n’avait même plus la force de la recracher. Ce furent les mains de sa mère qui l’extirpèrent de la baignoire et l’allongèrent sur le carrelage froid. Ces mêmes mains se plaquèrent sur sa poitrine et appuyèrent plusieurs fois. C’était la première fois qu’elle lui faisait mal, mais il sentit l’eau remonter le long de sa gorge et jaillir en jets sur son menton, son cou et le sol. Il se mit à tousser et à en cracher encore plus tandis que le souffle lui revenait. Il n’entendit que vaguement les éclats de voix de ses parents, les injures paternelles, les suppliques maternelles. Quand il put respirer enfin normalement, il fondit en larmes et fut enlacé par sa mère qui tenta de l’apaiser.

- C’est fini… C’est fini, mon chéri… Je suis tellement désolée…, souffla-t-elle entre deux sanglots.

Sans le lâcher, d’autant plus qu’il s’accrochait à elle avec l’énergie du désespoir, elle attrapa une serviette et l’emmitoufla dedans. Elle lui essuya le visage sans parvenir à épancher le flot de larmes, puis le câlina longuement.

- C’est fini…, répéta-t-elle encore, en espérant qu’un acte aussi grave ne se reproduirait pas.

Adam aussi voulut y croire, mais la peur l’en empêchait. C’était fini. Pour cette fois, seulement.

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