11) La fille au piano

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Dimanche matin, Vanessa s'éveilla avec une boule au ventre. Nelly dormait encore à poings fermés, sa gorge grésillait un léger ronflement, comme une vieille autoradio. Une mèche rousse dégouttait l'écume de sa bouche entrouverte. Tout juste redressée, Vanessa l’essuya prudemment et rangea les cheveux derrière l'oreille rougie par les frottements du drap. Elle s'extirpa du lit, enfila ses vêtements sans faire le moindre bruit, les chaussures en dernier, pas de loup jusqu'au pallier, comme chaque fois qu'elle abandonnait à l'aube la dépouille évanouie d'une proie consommée. Lorsqu'elle revint plus tard avec, sous le manteau, un sac de papier suintant le gras des viennoiseries encore chaudes, elle découvrit Nelly recroquevillée et débraillée au milieu des draps sales, les seins striés de rouge par ses ongles détraqués. Vanessa lâcha prestement le petit-déjeuner sur la table en désordre et accourut mouiller un linge au lavabo. Elle lava les plaies, puis les désinfecta, sous les yeux silencieux et confus de son hôte, repliée sur elle-même. Vanessa l'engueula, sans convoquer les poings. Elle lui aurait fait mal, en sortant de ses gonds. Qu'est-ce qui lui avait pris, chercha-t-elle à comprendre. La réponse lui parut déchirer sa poitrine, et chaque organe dessous.

— Toi. Tu étais partie.

— Voilà. Ça m'apprendra à jouer les romantiques...

Au bord du lit, elle se pencha et étreignit le corps frêle et froid, convulsé de sanglots. Elle l'étreignit à s'y confondre, à en oublier la sensation des draps rêches, l'air mordant et glacé, le bruit de la pluie qui battait le carreau, et jusqu'aux cris d'ébats des voisins par-delà la cloison épaisse comme du papier. Elles demeurèrent enchaînées l'une à l'autre par un étau honteux, acerbe et tendre. Tout cela à la fois. Vanessa enfouit le museau dans le cou poisseux de Nelly, imbibé de l'odeur tortueuse de ses songes, flairant l'alcool piquant qui exhalait de sa poitrine lésée. L'autre s'agrippait à elle : deux bras désespérés qui rampaient, luttaient autour de son imper mouillé ; les jambes nues qui soudain lui encerclaient la taille, refermant à leur tour un collet suffoquant sur le chasseur distrait. Vanessa sentit bien le piège de dentelle lui ôter ses moyens, mais elle céda sans crainte à sa morsure onctueuse. Sa main, en retour, saisit la nuque de sa prise enhardie pour asseoir une emprise devenue mutuelle. À l'inquiétude qui, d'une bourrasque, avait tout précipité, succéda l'accalmie où le temps, suspendu, figeait cruellement un bonheur incertain ; les sourires ciselés sur les lèvres tremblantes.

Le temps reprenant sa course, l'amertume ruissela le long des joues de Vanessa. Cela faisait des lustres qu'elle n'avait pas pleuré. Comme elle rompait l'étreinte, Nelly tendit le pouce pour effacer ses larmes, mais l'autre l'arrêta en empoignant, résolue, ses vieilles cicatrices.

— Dis-moi de quoi tu souffres, implora-t-elle.

— Je ne sais pas, bruissaient les lèvres aimées telle la complainte du vent par les matins d'octobre.

Quoi qu'elle eut de la patience à revendre, dès lors que Vanessa posait une question, elle s'assurait toujours d'obtenir la réponse. Elle ne reculait devant rien, si nécessaire, pour se montrer persuasive – « Déformation professionnelle. » Et, puisqu'on disait du sucre comme du gras qu'ils attendrissaient les mœurs, elle offrit à Nelly de châtier le croissant qui, tout bien réfléchi, se trouvait à la source du présent drame. La pâte feuilletée, furieusement déchiquetée, éclaboussa le matelas. « Il faudra refaire le lit... » Comme elle couvrait le crime, dégageant d'un baiser une miette collée sur le coin des lèvres suspectes, Vanessa reprit le cours de son interrogatoire :

— C'est à propos du piano ? Tu as une vraie raison, pour avoir abandonné le conservatoire ?

Nelly secoua la tête dans une moue de lassitude.

— Je t'ai donné la vraie raison. Si elle te semble idiote...

Les phalanges adverses caressèrent chèrement ses poignets mutilés.

— Au contraire, j'essaye de te comprendre. (un nouveau regard appuyé sur les stries rougeaudes) Et à propos du viol ?

Nelly se renfrogna, presque indignée.

— C'est du passé, pour moi. Je ne veux pas en parler.

— Justement, je trouve ta réaction plutôt contradictoire. Si t'as tourné la page, tu dois pouvoir en parler. Autrement, ça signifie que tu refoules. Et ça, ça craint. Alors, c'était qui ?

— Un voisin. Un homme mûr. C'est lui qui m'a appris.

— Quoi donc ?

— À jouer du piano.

Une impulsion subite redressa Vanessa, comme la mine se dresse lorsqu'on presse un stylo, pour indéniablement laisser couler de l'encre. Ses yeux fous naviguèrent du clavier au balcon, les bras agités par l'urgence de mettre hors d'état de nuire le maudit instrument ; hors d'étage, à vrai dire. Et, comme elle se levait pour soulever le piano, les bras de Nelly érigèrent un barrage autour de sa poitrine et endiguèrent la rage.

— Ce qui m'est arrivé quand j'étais une gamine, dit-elle, ça ne définit pas qui je suis, ni ce que j'aime. Tu dois me croire, Van. Tu dois me faire confiance. Cette mélancolie, devant mon instrument, elle n'a rien à voir avec ce salopard. Je ne laisse pas la colère ou les regrets me dicter ma vie. Jamais. Ce qui me mine, vraiment, c'était là bien avant. Ça a toujours été là. Cette sensation insupportable. C'est pareil pour la musique, pour le boulot, ou pour la personne qui me plaît : je sais très bien que je n'ai rien à offrir. Rien qui fasse le poids.

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