24) Retournée

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— Attends, la retint subitement Nelly.

Une main tremblante saisit la manche du trench qui enveloppait Vanessa. En cet instant, elle se sentit transpercée par les doigts crochus de la pianiste, jusqu'à travers le manteau. « Tu joues avec moi, Nelly ? C'est ça ? »

— Il faut qu'on parle, lâcha cette dernière comme si, par quelque sort, elle avait entendu ses pensées.

Sans poser de question, Vanessa se laissa guider vers l'intérieur du petit studio. Elle prit place, docile, sur la chaise de cuisine qu'indiqua d'un geste sec le menton de son hôte. Nelly s'éloigna dans la chambre, par-delà le lit défait, les draps enroulés comme des vagues ouateuses sur une mer de flanelle. Au large, s'étendait le matelas au couvre-lit fuyard : une baie de plis figés par les ondes nocturnes, au grès de marées muqueuses et de courants taquins. Dans les lueurs de l'aube, se rappelait Vanessa, fusait là le Gulf Stream de la libido. Maintenant, Nelly ouvrait la vitre pour chasser l'air marin empâté de plaisir.

Elle enjamba la traverse de la porte-fenêtre et s'adossa au chambranle, mi-dedans mi-dehors. Ainsi cadrée par d'authentiques moulures 100% PVC, Nelly, sublimée par l'arrière-toile du jardin miniature et les nuances champêtres d'arbustes biscornus dans leurs pots premier prix, offrait à qui voulait bien voir l'image d'une nymphe urbaine. L'autre s'en délectait, sans chercher à engager la discussion qui, lorsqu'elle s'ébaucherait, noircirait le tableau.

— Tu sais, entama Nelly (le profil détourné comme si elle s'adressait aux plantes), ce matin quand j'ai dit « À ce soir », je voulais te revoir. Je le voulais encore, quand je suis retournée au bar pour prendre mon vélo. Et là, j'ai vu Alex. C'est une habituée. On se connaît un peu. Elle fréquente aussi d'autres endroits, moins tranquilles. Des boîtes et des clubs. Elle fait du strip-tease, je crois.

— En quoi ça nous concerne ?

La cheville de Vanessa s'agitait dans le vide. Soudain, sa nuque s'était raidie, son instinct à l'affût de la moindre menace.

— Tu ne la remets pas ? C'est drôle parce que, tu vois, Alex, elle te connaît. Elle connaît ton manège.

— Mon cœur, tu peux me poser toutes les questions que tu veux. Je ne te mentirai pas. On n'a pas eu le temps de se raconter toute nos vies, c'est sûr. Qu'est-ce qu'elle t'a dit, cette commère ? Que j'écumais les clubs ? Que je me tapais plein de filles ? Et après ? On ne se connaissait pas. À ce que je sache, là, de suite, je suis chez toi, pas en train d'emballer meuf lambda dans un bar.

Nelly recula dans la pièce. Le battant se ferma dans le même mouvement et elle tomba sur le lit, les genoux repliés dans son jean élimé.

— Tu fais quoi dans la vie, Van ?

— Je suis dans la police.

— Quelle police ?

— Criminelle. Les trois quarts de mes conquêtes sont des suspectes. C'est comme ça que je les coince. Tu me trouves dégueulasses ?

— De quoi tu me suspectes, moi ?

— De rien.

— Tu le jures ?

— Je le jure. Tu veux que je crache aussi ?

Alors qu'elle s'étalait sur le matelas flétri, la pianiste tendit la main vers son clavier et entreprit un air du bout des doigts. Des notes graves et soutenues.

— J'arrête pas de me demander ce que tu me trouves, Van, siffla sa voix grêle. J'ai passé la journée à me triturer l'esprit. Et puis j'ai reçu un coup de fil. C'était ma mère, et ça c'est rare. Elle voulait me parler du voisin. Ce voisin-là. Tu sais. Le sale type. Il paraît qu'il est mort immolé dans sa cave. Je n'en parle jamais, à personne. Mais je te l'ai dit, à toi. Sacrée coïncidence.

— Ce n'était pas un interrogatoire, se défendit l'enquêtrice. Je ne te soupçonne de rien. (elle se tut une seconde et observa les touches qui sonnaient, sévères, sous les doigts saccadés) J'étais à la morgue, ce matin, devant ce qu'il reste de ce fumier, et j'ai pensé : « Bien fait pour ta gueule ! » Tu pourrais me dire, là, de suite, que t'as buté ce type. Ça ne changerait rien pour moi.

— Ça, c'est exactement ce que tu dirais, si tu voulais faire passer une conquête aux aveux. Pas vrai ?

— Sûrement, oui. Mais on s'en fout.

Pour la première fois depuis le début de la conversation, Nelly confronta son regard. Vanessa esquissa un sourire presque aventureux.

— J'ai été honnête, mon cœur, vraiment. Tout ce que j'ai dit, c'était honnête. Alors oui, c'est vrai, j'ai pas joué totalement cartes sur table. Mais si je t'avais balancé ça cash... Tu sais quoi ? Ok. On va la refaire. Prends ma place.

L'hôte renfrognée essaya de refuser, le même regard stoïque braqué en signe d'opposition, mais Vanessa la pressa d'un haussement de sourcils pour le moins éloquent. « Si tu ne décolles pas sur-le-champ de ce lit, je te prie de croire que moi, je vais te tirer jusqu'ici par la peau du cul. » Astreinte par sa figure d'autorité, Nelly obtempéra. Elle s'assit sur la chaise tout juste délaissée par le fessier de Vanessa, encore chaude, humide même. L'enquêtrice plaqua sur la table une main autoritaire.

— Ça, c'est le comptoir du bar. Imagine la patronne, là, en train de me faire de l’œil. Moi, je m'en cogne. Ce soir, je n'ai d'yeux que pour toi. Je l'esquive. Je t'approche.

Tout en racontant, à la manière d'un jeu de rôle coquin, Vanessa mimait la scène. L'autre se pliait à la farce et rejouait avec application l'air lascif et distant qu'elle avait ce soir-là. Du bord de son verre d'eau, elle caressait ses lèvres charnues, dès lors rendues brillantes par un peu de liquide. Vanessa bouillonnait. Arrivée à hauteur de Nelly, elle fit mine de s'imposer, accolant sa cuisse à celle de sa proie pour se frayer une place sur l'assise du même siège. Les sourcils se froncèrent en face. Vanessa dégaina un sourire racoleur.

— Bonsoir, entonna-t-elle d'un ton suave à outrance. Nelly, c'est ça ? J'enquête sur la mort suspecte de ton voisin pédophile. J'ai de bonnes raisons de croire qu'il t'a tripotée quand t'étais môme, quand tu allais chez lui prendre des cours de piano. Tu ne voudrais pas m'en dire plus ? On pourrait boire un verre, et même peut-être... qui sait... se donner du plaisir. Qu'est-ce que t'en penses, Nelly ?

Elle avait insisté sur le L, onctueusement doublé. Non pas tant par surjeux. Elle trouvait réellement la lettre hallucinée des mots Lubrique, Langoureux, de loin la plus sangsue-L, là, lustrée tout le long des langues alanguies.

— T'es vraiment une idiote, Van, lui murmura Nelly avant d'aussitôt l'embrasser à pleines lèvres.

Par un curieux hasard, cette comédie grotesque, aux antipodes du séducteur, les avait toutes les deux attisées à l'extrême.

Nelly se redressa, contraignant la belle brune à suivre son mouvement, puis la poussa jusqu'au lit, une main serrée sur sa braguette – simulacre d'un chantage. Alors qu'elle renversait Vanessa sur le matelas et glissait, par-dessus elle, une cuisse entre les siennes, abaissant le visage à hauteur de ses lèvres, les cheveux férocement décoiffés, elle plongea son nez busqué au creux du cou nacré où perlait la moiteur.

— Vanessa...

— Oui mon cœur ?

— Tu aurais pu le tuer, toi, par égard pour moi ?

— Sûrement.

— Tu aurais couvert tes traces, parce que tu t'y connais. Et puis, tu serais venue me trouver, par pitié peut-être, pour m'initier au plaisir.

— Cette version là te plaît ?

— Assez, oui.

— Alors oui, je l'ai tué. Rien que pour toi mon cœur.

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