27) Clarification

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Perrine inséra la clef dans la serrure de l'appartement mais, sans tourner, d'instinct, elle baissa la poignée, constatant sans surprise que la porte était ouverte.

— T'es là, Jo ? appela-t-elle en déposant ton trousseau dans le vide-poches.

Là, les clefs nues de Joëlle, mais pas le porte-clefs méduse de Vanessa.

La tête de la jeune recrue émergea par la porte entrouverte de la chambre de leur colocataire.

— Qu'est-ce que tu fiches là-dedans ?

— Je tapais une sieste, lâcha Joëlle en s'étirant, le bord des lèvres tordu par un bâillement ronchon. Ness passe la nuit dehors. Elle m'a laissé son lit. C'est pour mon mal de dos, elle a dit.

— Trop généreux de sa part ! railla le major.

Perrine entama de défaire sa chemise en traversant le salon, puis s'éclipsa dans sa chambre pour se changer à l'abri des regards.

— Ta fiancée passe pas la soirée avec nous ?

Les secousses du shaker, maracas de glaçons, couvraient la voix lointaine dans la pièce voisine.

— Charlène a beaucoup de travail. Et moi aussi d'ailleurs.

— C'est pas compliqué d'être en couple, quand on a toutes les deux une vie aussi remplie ?

— Non, au contraire, c'est pour ça que ça fonctionne. Si l'une de nous deux n'était pas aussi dévouée à son travail, elle aurait du mal à le tolérer de l'autre. Ça ne veut pas dire qu'on se néglige. Ça veut simplement dire que l'amour n'occulte pas le reste. Et ça, tu vois, c'est sain.

Joëlle soupira, sans savoir si elle devait y entendre quelque avertissement personnel. Perrine avait beau avoir l’œil sur tout, elle avait beau exercer un contrôle presque intégral sur les règles intérieures de la collocation, elle n'était pas du genre à se mêler de l'intimité des autres. C'est même précisément parce qu'elle gardait toujours la tête sur les épaules, parce qu'elle savait faire fi des affects importuns et parce qu'elle respectait la vie privée d'autrui qu'elle était la mieux placée pour prendre les décisions.

Perrine reparut dans le salon, vêtue de la tunique ample élégamment brodée dans laquelle elle aimait déambuler chez elle. Alors qu'elle se délassait sur le sofa du balcon, Joëlle glissa un verre sur la table en rotin.

— Je ne bois jamais en semaine, déclina le lieutenant en repoussant le mojito.

— T'en as besoin, non ? insista sa subordonnée, comme un môme bien décidé à faire céder à son caprice l'adulte responsable, comme une ado éméchée qui teste les limites – ce qu'elle était, à certains égards.

Perrine fronça les sourcils.

— Fais pas ta mauvaise tête, gloussa Joëlle, secouant son épaule d'une main trop guillerette. Vanessa t'en a encore fait voir, hein ?

— Elle t'a dit quelque chose ?

Un pétillement rieur et le tintement de glaçons en réponse : Joëlle s'était déjà réfugiée, le museau en avant, dans le rhum et la menthe. Son souffle approbateur explosait en bulles à ses lèvres. En relevant la tête, elle refréna au mieux le sourire joueur qui lui montait aux joues. Elle feignit de s'en foutre.

— Paraît qu'elle est amoureuse. Un coup de foudre, elle a dit.

Évidemment, Perrine n'était pas dupe. Elle était même tout à fait lucide. Parce qu'elle avait grandi dans une famille nombreuse, parce qu'elle avait souvent tendu son humble épaule aux larmes, à la colère ou à l'éternel cynisme de façade qu'appellent fatalement les cœurs contrariés, elle savait que Joëlle ne pensait pas à mal, qu'elle poussait le bouchon pour soigner son ego.

— Dis, Pépée. Vous vous connaissez depuis un bail... Ness a déjà été amoureuse ?

— Au moins une fois, que je sache. C'est pour ça que j'étais sûre que ça ne lui prendrait plus jamais.

— Comment ça ?

Perrine n'aimait pas se mêler de la vie privée des autres, d'abord parce qu'elle refusait de se laisser affecter. Les questions de Joëlle rouvraient une à une les pages d'un vieil album étudiant, parfaitement ordonné dans sa tête. Les souvenirs du lieutenant était aussi bien classés que ses dossiers de travail, et ce n'était pas pour rien que certains cartons pourrissaient à l'écart dans un recoin sombre, comme négligés.

— Nous nous sommes rencontrées à l'école d'officiers, entama Perrine, les mains aussitôt cramponnées au verre plein qui traînait sur la table. En deuxième année, nous avons eu cette prof, Claire, un ex-chef de brigade. Ness l'admirait beaucoup. Au début, je trouvais ça bien. On sentait qu'elle avait besoin d'un modèle. Et puis j'ai compris qu'elle l'admirait trop, que ça virait quasiment au fétiche. Ness aurait fait n'importe quoi pour que Claire la complimente. Vraiment n'importe quoi.

Une gorgée d'alcool irradia la gorge asséchée de Perrine. En face d'elle, Joëlle la pressait du regard, le souffle retenu, toute pendue à ses mots.

— Claire, tu vois, c'était le genre d'instructeur qui prend les recrues pour des ressorts. Elle te rabaisse plus bas que terre en espérant que ça va te faire bondir trois fois plus haut. Et ça marchait, en général. Ça a marché pour moi, ça a marché pour Ness. La différence, c'est que moi je comprenais ; je savais que cet acharnement servait à nous forger les nerfs. Ness prenait tout personnellement. Elle s'est mise en tête que Claire la testait et tout est devenu un défi.

Une autre cascade d'alcool vint au secours de Perrine. Les mots lui piquaient l’œsophage.

— Ness ne se pliait pas en quatre, mais en huit, en douze, en miettes. Elle aurait fait n'importe quoi pour dépasser les attentes de Claire. Une sorte de duel corrosif s'est installé entre elles. Ness n'a pas hésité à enfreindre le règlement pour tenir tête à l'instructrice, juste pour lui prouver qu'elle était la meilleure, hors des rails. Elle a toujours eu cette fierté salement mal placée ! Mais, consciemment ou non, Claire l'a encouragée. Et puis Ness s'est emportée dans une simulation, elle a pété le nez d'un type qui résistait. Le ton est monté entre Claire et elle, ç'en est venu aux mains. Ironiquement, sans le concours de Claire, Ness se serait fait virer de l'école. Ça nous a pris du temps, pour redorer son blason.

— Putain. Sacrée histoire !

Joëlle termina son verre d'une traite, estomaquée par cette mésaventure digne d'un téléfilm scénarisé à l'arrache. Perrine l'imita et se laissa aller, désormais allongée dans le sofa, sous le vent levant à la tombée du jour.

— Ness est grave passionnelle, en fait, nota Joëlle.

— On dirait pas, mais oui. Je ne sais pas si tu imagines ce que ça fait, de voir ta meilleure amie se faire détruire à petit feu, comme ça. Je ne sais pas si je suis assez forte pour assister à ça une deuxième fois. Vraiment, j'espère que Ness se fout de notre gueule, avec cette histoire de coup de foudre.

— Pourquoi elle ferait ça ?

— Va savoir. Par passion aussi, peut-être.

Les yeux clos, l'éclat d'un soleil pâle imprimé sous ses paupières, Perrine bascula la tête en arrière, mi-lasse mi-rêveuse.

— Cette fois, lança-t-elle, je ne resterai pas spectatrice.

— Oh. Tu as un plan, alors.

— Je vais rencontrer cette Nelly et je vais tirer au clair ses intentions, quelles qu'elles soient.

— Ce n'est pas un peu...

— Ça fait partie de mon job.

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