5) L'œuf ou la poule

5 minutes de lecture

Vanessa ouvrit le frigo. Sans surprise, elle découvrit les étagères quasi-vides.

— Du lait et des œufs. Évidemment.

— Je t'ai pas fait monter pour me faire la cuisine, soupira Nelly, dont le coup dans le nez rendait le timbre nasillard.

— Je te ferais remarquer que, moi aussi, je viens de sauter un repas. Tu m'as dit de faire ce qui me chante ? Eh bien, je vais me faire une omelette. T'en veux ?

— Non merci.

— Arrange-toi, alors. C'est pas dans mes principes, d'abuser d'une fille saoule.

— Vraiment, Van ?

La voix hilare de Nelly trahissait sa déception. Cependant, jamais Vanessa n'aurait failli à sa ligne de conduite. Pas tant par grandeur d'âme ; simplement parce que son boulot lui tenait à cœur : c'était sa raison d'être et elle n'aurait rien fait qui risquait de la mettre sur le carreau. Elle battit donc trois œufs dans une poêle sans tenter quoi que ce soit. Pendant ce temps, Nelly se traîna, chancelante, jusqu'à la kitchenette et entama la préparation de son cocktail routinier. Deux jaunes crus dans un grand verre de lait. Elle avala d'une traite. L'estomac de son invitée se serra en la voyant ainsi gober l'abjecte mixture, et cela manqua même de lui couper l'appétit. Pourtant, Vanessa savait que l'ivresse la guettait, elle aussi. Il lui fallait impérativement se remplir la panse, si elle entendait demeurer alerte. Elle engloutit l'omelette à même la poêle en quatre coups de fourchette, puis rejoignit Nelly sur le lit.

Elles se regardèrent sans rien dire. Aucune n'osait prendre les devants. Vanessa, par peur de brusque ; l'autre, par pure indécision. Le chasseur infiltré, doucereux, dans la tanière de sa proie insouciante, observait d'un œil vif. La jeune femme entendait bien figer, aussi vite et précisément que possible, la peinture mentale de ce petit intérieur. La cuisine désertée, jamais utilisée. La poussière qui tapissait discrètement le plan de travail. Le parquet cabossé de ce petit studio. Un piano numérique noyé sous une pile de feuillets chiffonnés. Partitions, listes de courses, jets d'encre enragés, semblant de vers bancals. Voilà peut-être à quoi Nelly vouait ses insomnies. Sur le bureau, à côté, un fatras d'appareils et de câbles en tout genre : un PC rafistolé, un vieil appareil photo, un téléphone à l'écran éclaté, un mp3 ligoté par les fils d'écouteurs et une console de jeu.

Le regard aiguisé de Vanessa glissa lentement vers la seconde pièce du petit appartement. La porte entrouverte de la salle de bain vomissait une pile de linge, sans doute sale. Les tablettes près du lavabo ne comptaient pas autre chose que des produits de beauté et d'hygiène ordinaires. Vanessa se mordit la langue, ennuyée.

— Tu joues du piano ? questionna-t-elle.

— Je sais en jouer. J'irai pas jusqu'à dire que j'aime ça.

Voilà qui était plus étrange, mais pas suffisamment pour allécher outre mesure sa curiosité. Elle constata toutefois que le ton de Nelly s'était posé. L'ébriété commençait à s'estomper et la jeune femme austère retrouvait son humeur triste.

Vanessa tendit une main timide et osa un geste tendre dans les mèches ambrées aux racines un peu grasses. Nelly ne bougea pas. Alors, le prédateur effleura du bout des doigts les mailles poreuses du pull, le long de son bras indolent. Elle arrêta l'index sur l'os saillant du coude, dont elle s'amusa trois ou quatre fois à appuyer le contour. Puis la main volage reprit son survol de l'avant-bras, sans s'attarder, jusqu'à ses ongles mordillés et coupants par endroits. En bout de course, la paume de Vanessa se plaqua sur la cuisse saccadée, à peine moulée par le jean rêche. Nelly se mordait les lèvres.

— Il me semble que c'est toi qui m'a promis quelque chose, se justifia l'invitée.

— Oui, mais c'est l'alcool qui parlait, à ce moment-là. Je pensais que tu savais.

— Justement. Ça m'a paru sincère.

— Ça l'était. Mais maintenant que je suis presque sobre, j'ai beaucoup moins confiance en mes capacités.

— Tu ne devrais pas. Tu sais, pour une nympho, je suis pas très exigeante.

— Peut-être qu'il vaudrait mieux que t'y ailles...

Vanessa inspira, et l'air se retrouva comme bloqué au milieu de sa gorge. Quand bien même elle aurait essayé de se lever, il lui semblait soudain que son cul était rivé au matelas. L'instinct du traqueur lui commandait de rester en place, de prendre son mal en patience. Elle n'allait pas lâcher l'affaire après avoir porté sa conquête éméchée, sur quatre étages hauts de plafond, par les marches étroites du redoutable colimaçon. Elle toussa la bulle d'air et protesta vivement :

— Si je m'en vais, on saura jamais ce que ça aurait donné !

— Y aura d'autres occasions...

— Je ne crois pas, et tu le sais. Si je pars, là, toute de suite, tu ne remettras pas les pieds dans ce bar avant un bon moment. Tu ne m'ouvriras pas si je sonne à ta porte. Tu m'as ouvert seulement parce que t'étais bourrée. Et j'ai été réglo. Je mérite pas que tu m'ignores. J'ai pas envie d'attendre, en espérant qu'un jour j'te croiserai par hasard...

Nelly se laissa tomber sur le matelas, les bras tendus de l'autre côté du lit. Ses lèvres gercées expirèrent un soupir :

— Tu cernes vite les gens, hein ? C'est un peu gênant.

— Sors avec moi, lâcha Vanessa en fixant le plafond.

L'autre rit nerveusement. Un rire idiot et heurté qui vira au couinement dès lors qu'elle essaya de le contenir.

— C'est sérieux, s'indigna Vanessa. Ça rime à rien de se prendre la tête. Tu me plais. Je te plais. On devrait sortir ensemble.

Nelly pressait son ventre pour étouffer le gloussement disgracieux qui lui striait les yeux et bavait sur sa joue.

— Arrête ton char, Van ! Tu dis ça juste pour coucher avec moi.

— Je t'assure que non. Justement. T'as eu beau me frustrer, je veux quand même de toi.

— Et si je suis un mauvais coup, hein ?

— Faudra que je trouve une bonne raison de te larguer, alors.

Elle ponctua la plaisanterie d'un clin d’œil malicieux. Le rire moqueur s'était éteint et Nelly reprenait son souffle. Tandis qu'elle se redressait, elle amena son visage tout près de celui de sa prétendante.

— Rassure-moi, t'as bien conscience qu'on se connaît pas ?

— Mais on a tout le temps de se connaître. Qu'est-ce que ça coûte ? Si tu me fous dehors, on en saura jamais rien. Donc pas question que je file ! Je vais rester là tout le week-end. Alors prends ton temps, ça te laisse deux jours entiers pour me répondre.

— Et tu me balances ça comme si c'était beaucoup...

— J'ai vraiment pas le temps de te faire la cour ou des hypocrisies du genre. Je suis comme ça, je fonce dans le tas. Si ça ne te va pas, tu me jetteras dimanche. À moins que tu aies autre chose de prévu.

Les yeux de Vanessa roulèrent, soucieux que le butin tant convoité puisse se dérober par cette voie tout juste percée.

— Non, murmura Nelly, j'ai rien d'autre de prévu. Pourquoi pas après tout. Pendant deux jours, on a qu'à faire comme si on sortait ensemble. Même si, perso, je pense pas que ça collera.

— J'aime vraiment ta franchise !

C'était véridique, et Vanessa souriait sans forcer pour bien le faire sentir.

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0