22) Ravages

3 minutes de lecture

Le 72bis de la rue Tierce était un beau petit immeuble, fraîchement repeint. Il côtoyait de loin le 72 et le 73, dont le séparaient les allées dallées du petit parc communautaire. Sur la terrasse du deuxième, orientée sud-ouest, Joëlle sirotait le deuxième ou troisième mojito de la fin d'après-midi en admirant le déclin dégradé du jour derrière les troncs massifs qui bouchaient l'horizon. Elle ajoutait un peu de rhum dans la boisson corrompue par trop de glace pilée, lorsque la clé tourna dans la serrure. À peine passée la porte, Vanessa affichait déjà son regard plein de jugement. Si elle n'avait pas été si jolie, Joëlle n'en aurait probablement pas eu cure. Sans qu'elle se l'expliquât, car elle s'était toujours éperdument moqué des qu'en-dirait-on et des rumeurs fondées qui courraient sur son dos, l'opinion de Vanessa lui importait. Un peu trop, à son goût.

— Encore en train de picoler, hein ? lança l'enquêtrice fatale en envoyant ses clefs dans le plateau du meuble d'entrée, d'un geste à la fois léger et nonchalant qui la résumait bien.

— Paraît que t'as eu un week-end chargé Ness, railla Joëlle pour se soustraire aux réprimandes.

— M'en parle pas. Des lustres que j'avais pas aussi peu dormi... Mais ça valait le coup.

— T'as coincé une tueuse ?

— Non. Mieux que ça, Jo. J'ai joui cinq fois.

— C'est marrant ça, souffla Joëlle en ravalant un zeste d'amertume. Moi qui pensais que tu prenais ton pied qu'en chassant le crime !

— Tu me prends pour quoi ? Une espèce de sadique frigide ? Qu'est-ce qu'il faut pas entendre ! Serre-moi un verre, va. J'en ai bien besoin.

Joëlle secoua le shaker de façon peu professionnelle et remplit le contenant que Vanessa avançait sur ta petite table du salon de jardin. L'enquêtrice sulfureuse se délassa, mollement, sur l'un des fauteuils en rotin. « Je lui dis ? Je lui dis pas ? »

Joëlle était en quelque sorte une collègue, une jeune recrue assignée aux contraventions. D'abord, Vanessa et Perrine avaient accepté de la laisser dormir sur leur canapé, juste le temps de dépanner. Mais la panne de Joëlle s'éternisait sur beaucoup de plans : la motivation lui manquait, les bailleurs lui faisaient faux-bonds, de même que les plans-cœur. Une fois, elle avait carrément entrepris de séduire la gardienne d'un logement convoité. Une double déconvenue.

Perrine, dont le sentimentalisme ressurgissait parfois sous des formes déroutantes, l'avait prise sous son aile et, les mois passant, toutes s'étaient faites à l'idée que la collocation tournerait désormais à trois. Vanessa se réjouissait, le coin du sourire toujours bien contenu, d'avoir trouvé une alliée contre la plupart des restrictions qu'imposait la nature foncièrement rabat-joie de leur supérieure, laquelle jouait les chefs jusqu'à l'appartement. Toutefois, ce petit plaisir n'allait pas sans sa peine. Cela, la belle brune l'avait compris trop tard.

À cause des airs juvéniles de Joëlle, de sa dégaine de garçon manqué, les mains fourrées au fond des poches de ses pantalons amples, le chewing-gum sous la dent, la houppette gélifiée rendue électrique par ses bonnets miteux, Vanessa s'était laissé aller, comme avec une petite sœur turbulente, à la taquiner, à l'ébouriffer, à lui pincer les hanches. Un mordillement de la lèvre lui avait mis la puce à l'oreille, mais le drame courait déjà lorsqu'elle s'était rappelé combien ses charmes pouvaient se révéler ravageurs. Joëlle la lorgnait, avec des yeux de biche, par à-coups, juste en coin. Elle avait succombé.

« Eh merde... Je vais lui dire. Ce sera plus simple. »

— Dis, Jo, tu crois au coup de foudre ?

Joëlle ne pouffa de rire que pour dissimuler l'envie de fondre en larmes, plus par colère qu'autre chose.

— T'es pas sérieuse, Nessie.

— Ouais, bah ça, on l'savait. Mais sérieusement, j'suis tombée amoureuse.

— Et elle s'appelle comment ?

— Nelly.

Joëlle roula des yeux. Faute de savoir ce que pareille nouvelle appelait comme réponse, elle prit la tangente, via une divagation aux apex grinçants.

— Vanelly ? Nellyssa ?... Ça va pas, ça sonne chelou. Vous êtes mal assorties.

— Ça peut pas être pire que Perrine et Charlène.

Là-dessus, Joëlle ne pouvait la contredire ; elle n'en pensait pas moins.

Parce qu'elle n'aimait pas remuer le couteau dans la plaie, pas avec ses amis, Vanessa se redressa et s'en fut dans sa chambre. Elle fourra du linge propre dans un sac de voyage. Par la porte entrouverte, Joëlle l'épiait d'une moue dubitative.

— Tu files retrouver ta blonde ?

— Non, elle est plutôt rousse.

La plus jeune souffla un demi-rire tandis que l'autre pliait bagage.

— Je file, lança Vanessa, avant que Perrine rentre et s'mette à rouspéter.

— Qu'est-ce que t'as encore fait ?

— Rien de grave, j'imagine. Tu me connais.

Avant de s'en aller, sur le pas de la porte, elle tourna les talons.

— Eh, Jo ! T'as qu'à prendre mon lit. Ce sera mieux pour ton dos.

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0