Chapitre 48 : La flamme et l'océan

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Marie

Lev est rentré mais le bonheur qu’il m’a apporté s’avéra être bien léger. Je ne fus qu’à moitié surprise lorsqu’il refusa de partir secourir mon fils. Je savais qu’il s’agissait d’une quête infiniment périlleuse et qu’en tant père il tenait à se consacrer à son fils. Néanmoins je le sentis de plus en plus distant le temps passant. L’éclat qui brillait dans ses yeux lorsqu’il me regardait s’amenuisait jour après jour et je ressentis petit à petit que l’attention qu’il me portait revêtait bien davantage l’aspect du devoir que celui de l’amour.

Un soir, ne pouvant continuer à vivre ainsi privée de quatre de mes enfants et sur le point de perdre mon aimé je le confrontais.

« Lev, je te l’ai dit ! Bien que je sois plus que triste par ton refus de sauver Vivien je ne peux pas t’en vouloir. Jamais mes larmes n’éteindront la flamme qui brûle en mon cœur pour toi ! »

Il posa alors ses yeux sur moi avec le pire des regards, un que je n’avais même pas envisagé : celui de la pitié.

« - Sais-tu quel âge j’ai ?

- Comment le saurai-je ? Tu ne m’en as jamais parlé !

- J’ai Quatre-cent douze ans ! A cet âge on ne ressent plus les mêmes choses qu’à quarante. L’amour furieux et vivace que tu éprouves m’est inaccessible. J’ai trop vécu pour cela. Je ne dis pas que je n’ai jamais ressenti cela, mais à l’échelle des siècles la passion n’est qu’une éphémère expérience de jeunesse. Je l’ai ressenti, un court instant, pour toi et jamais je n’aurai cru cela possible. Néanmoins je suis navré de te le dire mais je suis désormais incapable de te rendre ton amour. »

J’étais au bord des larmes. Comment pouvais-je avoir entendu pareil discours et continuer à éprouver quoi que ce soit pour un tel cœur de pierre ?

« - N’éprouves-tu donc rien pour moi ?

- Au contraire ! Mais si tu choisis l’image de la flamme qui danse pour décrire ton ressenti à mon égard, je choisirais pour ma part plus volontiers celle de l’océan calme. Il n’est pas moins puissant mais assurément moins expressif, moins passionné et pourtant plus durable. La flamme s’éteint, tôt ou tard. L’océan reste. Ta vie ne sera peut-être pas assez longue pour voir la fin de ce feu qui brûle en toi toutefois je puis t’assurer que, si tu traversais les siècles, tu serais toi aussi de moins en moins capable de ressentir pareils sentiments.

- Tu mens ! L’amour ne s’estompe pas ! Tu ne fais que voiler derrière de belles paroles le manque d’affection que tu ressens à mon égard ! J’ai vécu moi aussi vois-tu ! Peut-être moins longtemps que toi mais j’ai vu des gens qui cessaient de s’aimer et ils te ressemblaient. Au contraire j’ai vu des amours passionnés capable de renverser des montagnes durer de l’adolescence à la mort et je ne peux pas croire qu’il se serait estompé si les amants avaient vécu davantage. »

Il me regarda de nouveau avec pitié. Comme s’il essayait d’expliquer une vérité à un enfant persuadé d’une absurdité. Sauf que cet enfant c’était moi, la femme avec qui il avait partagé son lit et avec qui il avait eu un fils. Je réalisai qu’il était alors convaincu par ses dires. Voilà donc ce qui se cachait dans le cœur de ce beau vampire qui, lorsqu’il cachait ses dents, semblait être un homme plus jeune que moi. Il était incapable d’aimer comme je l’aimais et à jamais il resterait à mes côtés par respect, par obligation, par devoir mais nullement par amour. Je ne pus cependant m’empêcher de lui demander :

« Aucun vampire n’a-t-il jamais réussi à aimer du début à la fin ? »

Il sembla hésiter un instant puis répondit :

« Il existe chez nous une légende. Celle d’Isabella et Vlad. Cette histoire se serait déroulée il y des millénaires de cela, peu après la guerre des sangs. La première était une comtesse d’un lointain fief en Aartov perdu sur les flancs des monts de la fin du monde. Le second était un seigneur sans titre ni prestigieuse lignée. Vlad, lors d’une cérémonie organisée par Isabella, partagea une danse avec cette dernière. La légende veut que ce qu’ils prirent pour une simple valse s’éternisa sur une journée entière. Ils se marièrent le lendemain et ne séparèrent plus jamais.

Isabella ne fut nullement humiliée d’avoir épousé pareil noble et Vlad aucunement honoré de s’être marié avec une comtesse. Ni le rang social ni l’avis des autres seigneurs n’était capable d’ébranler leur idylle. Les années, puis les décennies puis les siècles passèrent et jamais ils ne se lassèrent l’un de l’autre et jamais leur flamme ne vacilla. La lune bénit leur union de sept enfants et cela ne fit que renforcer les liens amoureux qui les unissaient. Lorsque chacun des fils finit par acquérir un fief et que huit siècles de bonheur s’étaient écoulé chacun pensa que la malédiction de l’ennui ne se ferait plus attendre et qu’ils mourraient chacun dans les bras de l’autre. Il n’en fut rien. Leur passion les préserva de l’ennui même et ce n’est pas moins de quatre autres siècles qu’ils vécurent ensemble.

Finalement, tandis qu’ils étaient tous deux à l’autel de Valass pour le remercier de conserver leur flamme comme au premier jour, un groupe de vampires, frappés par la malédiction de l’ennui et jaloux de leur éternel bonheur, s’introduisit dans l’église et les tua. Il se dit qu’il fut impossible de séparer leurs deux cadavres et que lorsqu’ils furent immolés ensemble la fumée qui s’en dégagea pris la forme de deux amants pratiquant une ultime valse avant de rejoindre la lune, marraine de leur éternel idylle. »

Voyant que je le dévisageai pour lui faire comprendre qu’un tel précédent était preuve de sa mauvaise volonté il ne put s’empêcher d’ajouter :

« Toutefois il ne s’agit que d’un comte. Beaucoup pensent que ce ne sont là que les élucubrations d’un poète ayant été mis au courant de ce triste assassinat. Nul doute qu’il devait avoir quelque autre motif que la jalousie que le temps aura fini par effacer. En réalité je pense même que le fait qu’une telle légende ait perduré et ait été pareillement enjolivée sans qu’elle ne se soit jamais reproduite est la preuve que cela est impossible. Sans quoi il ne s’agirait que d’une banale histoire d’amour et non d’un rêve que tous les jeunes vampires ont et que nul n’accomplit jamais. »

Ces derniers mots et le ton neutre voir presque pédagogique avec lesquels ils furent prononcés me bouleversèrent. Ce fut à mon tour d’avoir pitié des vampires. A quoi cela pouvait-il servir de vivre des siècles si, passé le premier, on est plus capable de rien ressentir de fort ? Sans doute cela ressemblerait-il à une croisière sur un océan calme à la recherche de la moindre vaguelette pour tromper la morne monotonie de la vie. Pour la première fois je touchais du doigt ce qui pouvait motiver les vampires à tous finir par se suicider. Ce n’était jamais que l’apogée de ce processus. Lorsqu’ils sont persuadés que même la plus extraordinaire des expériences est incapable de provoquer le moindre relief sur l’océan plat et décrépit de leur cœur ils mettent fin à leurs jours. Bien plus qu’un privilège leur immortalité est en réalité une véritable malédiction.

Une inquiétude me traversa malgré tout :

« Et Denis, l’aimeras-tu comme tu m’aimes ? »

Il me regarda amusé :

« Bien sûr que non ! On n’aime pas ses enfants comme ses amants. Je n’aurai pas non plus d’amour fou pour lui comme tu pourras en avoir. Je l’aimerai comme le joaillier aime son plus précieux diamant. Tandis que tu le chériras et que tu profiteras de tes instants avec lui je l’élèverai. Tu rechercheras le bonheur dans tes moments avec lui, je chercherai son éternel progression. Qu’il se perfectionne dans tous les arts possibles. Nous autres vampires voyons nos fils comme des joyaux à polir sans cesse pour qu’ils soient les plus brillants possible. Cela fait notre fierté et rend service à l’enfant qui devient ainsi le plus apte possible à vivre dans ce monde où chaque qualité développée est un atout. D’autant plus que Denis n’est pas n’importe qui, c’est un dhampire ! Il nous a été envoyé par Valass et Himka pour parfaire l’égalité entre les races et les mener à l’amour réciproque qui doit à terme les animer. Je ne lésinerai ni sur mon temps ni sur mes efforts pour qu’il n’y ait pas un domaine dans lequel il n’excelle. Tout l’or que j’accumulerai servira à faire venir les plus grands maîtres de chaque domaine et ainsi Denis aura toutes les armes pour imposer au monde la foi véritable et la destinée des deux races ! »

Je tremblai de terreur. Ce n’était pas là le discours d’un père aimant mais celui d’un forgeron cherchant à créer une arme. Jamais le bonheur de l’enfant n’entrait en ligne de compte, seules comptaient ses capacités qui devaient être les plus nombreuses et affûtées possibles. Au fond, si ce tout ce qu’il dit est vrai, je comprends que la guerre des sangs ait éclaté. Ce n’est peut-être seulement que les humains ont oublié Himka. Sans doute la définition du mot amour est-elle trop différente chez les hommes et les vampires pour se concilier.

Lev lui-même conçoit probablement l’amour que les vampires doivent porter aux humains comme un devoir sacré mais dépourvu de sentiment et étranger à leurs aspirations propres. Une protection que le fort devrait au faible sans raison particulière. Il aime les hommes comme il m’aime : par piété, par morale, par conviction mais sans passion. S’il n’avait pas été élevé dans ce sens jamais il n’aurait choisi cette voix. Au fond je suis terrifiée. Denis sera élevé comme Lev l’a été. Son cœur s’asséchera vite et bientôt ne lui restera comme unique but dans la vie que l’obscure mission qu’un autre lui aura donné et qu’il considérera comme juste sans autre raison qu’on le lui a répété.

Lorsque je croyais en Renaud ce n’était certes peut-être pas vrai et cela ne venait pas de moi mais ma ferveur était sans égale et je savais que ce que j’accomplissais je le faisais par l’intermédiaire du dieu roi pour sauver les miens. Jamais je ne fus aliénée au point de n’agir que pour une entité abstraite sans que cela ne me confère quelque avantage réel ou supposé.

Le plus triste dans tout cela est que je n’aurai au mieux que quelques années à passer avec mon fils et jamais je ne pourrais avoir autant d’influence que les siècles qu’il passera avec son père. Lutter contre ma nature humaine est vain. Aussi devant les paroles du baron je me résignai à ne pouvoir le faire changer d’avis. Je tâcherai donc de passer mes dernières années auprès de ma famille en espérant grapiller des miettes de bonheur où je pourrai en trouver. Enfin j’utiliserai le maigre temps que je partagerai avec mon dernier fils pour lui inculquer l’idée de vivre pour lui et non pour quelque idéal inaccessible remontant à des temps immémoriaux.

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