Lui qui lit

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Je le vois tous les matins. D'abord sur le quai, son livre dans une main, l'autre fourrée négligemment dans la poche de son vieux blouson. Tous les matins, sur le même quai, dans le même wagon, puis le cul posé sur le même strapontin. Une routine à laquelle il ne déroge jamais ; une routine à laquelle je me suis habituée.

Parfois, il remonte de son index la paire de lunettes rectangulaires qui glisse sur son nez étroit. Parfois, il sourit quand il s'imagine cette scène cocasse dans laquelle se débat le héros de son bouquin. Parfois, il fronce les sourcils, concentré, attentif, sûrement persuadé qu'il est sur le point de résoudre le mystère des lignes qu'il parcourt avec une intensité qui me surprend toujours.

Un livre différent chaque semaine mais le même enthousiasme à chaque fois. Il bouillonne, il dévore, il mâche et avale les mots qui défilent devant ses yeux noisette comme s'il avait peur qu'ils s'échappent, qu'ils désertent les pages qu'il tourne avec un plaisir émouvant. Il les caresse, les goûte du bout du doigt, ne corne aucune page et préfère y glisser un ticket de métro usagé pour ne pas abîmer cet objet qu'il chérit tous les matins.

Certaines fois, je le vois souffler, agacé par quelque absurdité à laquelle s'est laissé aller l'auteur de l'ouvrage qu'il tient entre ses mains. Puis il hausse un sourcil en signe d'incompréhension et dégourdit discrètement la jambe endormie sur laquelle il s'appuie.

À six heures vingt-neuf très précisément, les portes s'ouvrent et un flot de passagers s'engouffre dans le wagon comme des fourmis – comme des rats – pressé d'entamer cette nouvelle journée de dur labeur imposée par le diktat du capitalisme. Travailler plus pour consommer trop. Continuer de nourrir ce monstre affamé qui en veut plus, toujours plus, et si tu ne participes pas à cette mascarade mise en place par nos parents et grand-parents, tu es un fardeau, celui qui fait tout capoter et qu'on pointe du doigt à chaque nouvelle élection. Tu es le chômeur qui fraude et la mère au foyer profiteuse. Tu es le fonctionnaire paresseux et le clandestin qui passe entre les mailles du filet. Tu es celui à qui on donne et qui ne rend jamais.

Pourtant, lui ne semble jamais ébranlé. Il se lève pour les laisser entrer, le bras tendu pour continuer de lire le bouquin qui semble être un prolongement de sa main. Il se tient de profil, l'œil vif, l'air intelligent, les lèvres pincées, et j'observe comme il est grand ; je constate comme il se tient droit, le front haut, et je le sais étudiant, prof de lettres ou bibliothécaire. Je le sais entouré, dispensant son savoir perché sur le socle de la Connaissance ; et on s'abreuve de lui comme de ses paroles, on l'aime comme je l'aime en ce moment.

Il ne sait pas que je veux qu'il m'emmène là où son esprit vagabonde tous les matins. Il ignore que j'aspire à ses doigts qui caressent les pages comme ils caressent une femme. Il n'a aucune idée de l'émoi qui me secoue quand mes yeux courent sur son profil de Sage. Pourquoi me verrait-il ? Lui qui plane au-dessus du monde un livre à la main, brandi comme une arme, dernier rempart contre cet empressement à vivre plus vite la vie qu'on traîne de station en station. Il ne sait rien et il sait tout, c'est ainsi que je le vois, mes os plantés contre la paroi du train, mon casque vissé sur la tête, dégueulant une musique qui incommode le citoyen.

Il est tout ce que je ne suis pas et ne me verra jamais.

Alors il lit, tous les matins, jusqu'à ce qu'on arrive là où s'arrête une dernière fois le train. Il est déçu et je le suis parce que je descends là aussi. Il détale comme le lapin d'Alice, comme s'il se souvenait que le monde avait tourné sans lui ; et il se presse entre les gens, entre les files, pour sortir à l'air libre et rejoindre cette fille aux cheveux longs qui l'attend à la sortie. Une collègue, une amie, la meilleure peut-être, vu la façon dont il la bise. Ça fait « clac » sur sa joue et il sourit. Je les vois parce que j'avance derrière lui, comme cette ombre qu'on ne remarque jamais mais qui pourtant vous suit.

J'aimerais m'arrêter pour dire bonjour aussi, lui proposer un café ou même une pipe si c'est ce qui lui ferait plaisir. Mais elle minaude, c'est ce que font les filles, ou alors je ne les ai jamais comprises. Et lui semble captivé par les fossettes qui creusent les joues qui se tendent vers lui. Je la jalouse parce qu'elle sait probablement tout de lui. Son nom, son prénom, le son de sa voix quand il rit ou quand il s'emporte devant l'injustice. Lui arrive-t-il seulement de s'emporter ?

Je les dépasse, comme chaque matin, en sachant pertinemment que je ne le saurai jamais. Et pourtant, à peine les ai-je devancés qu'on semble m'interpeller. Une main se pose sur mon épaule et je me crispe, me ratatine, car jamais on ne me remarque, moi, la figure grise et chétive qui hante les rues de bon matin. Quand je me tourne et que je reconnais les lunettes, les yeux noisette, l'arête du nez, j'ignore encore que je suis sur le point d'avaler mon cœur dans une déglutition infantile.

  • Vous avez perdu ça sur le chemin...

C'est lui. Il me sourit. Il tient le porte-monnaie qui a glissé de ma poche pour s'échouer sur le sol. Il me dit qu'on emprunte tous les matins la même ligne. Il rougit un peu, je crois, quand il annonce qu'il m'a remarquée. Il me demande si j'ai le temps de boire un café. Et moi, je pense à la pipe que je voudrais bien lui donner.

FIN. Sûrement.

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