- 21 mars 2020 (Cantique des Cantiques)

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Le coronavirus provoque un essor massif des outils de télétravail.

Elle : « Et alors, ces cours par visio ?

Moi : — C’est parfois un peu étrange. J’ai souvent affaire à des interlocuteurs qui ne branchent pas leur caméra. Résultat, j’ai l’impression de parler à un mur ou dans le vide.

Elle : — Ça, c’est pas nouveau. Quelque chose me dit qu’en présentiel, y avait déjà pas grand monde qui t’écoutait.

Moi : — Ça a l’air d’aller beaucoup mieux qu’hier, dis-moi… (Un silence) En fait, le plus désagréable, c’est l’image de contrôle de la caméra. Comme la webcam est petite, son objectif déforme un peu les images, si bien que, prise sous un certain angle, je me retrouve avec un buste énorme et une toute petite tête.

Elle : — Sans vouloir te froisser, tu es vraiment bâtie comme ça.

Moi : — Fais gaffe à ce que tu dis, parce que question physique…

Elle : — Ben, justement, j’ai l’impression que tu m’as jamais aimée telle que je suis.

Moi : — Mais non, allons, je n’irais pas jusque-là.

Elle : — Dénégation trop molle. Je te crois pas.

Moi : — C’est conduire que je n’aime pas, ça n’a rien à voir avec toi.

Elle : — Tu dois aimer la situation, alors…

Moi : — Je ne sais pas ce que je suis censée aimer à l’heure actuelle.

Elle : — Ouais, on dit ça… En fait, c’est un bon prétexte pour m’abandonner.

Moi : — On ne roule plus, c’est un fait, mais je te laisse pas tomber, enfin ! T’en vois beaucoup ici qui se préoccupent de leur voiture comme moi je le fais ?

Elle : — Les gens ont peut-être des vies plus riches que la tienne et mieux à faire que de traîner sur le parking.

Moi : — Je suis juste un peu moins courtisée qu’un flacon de gel hydro-alcoolique ces temps-ci, mais c’est momentané…

Elle : — Tu vois ? T’en conviens toi-même.

Moi : — Vu ce que tu m’as coûté – prix d’achat, assurance, diverses réparations, et j’en passe –, ce serait franchement idiot de t’abandonner. À dire vrai, j’ai toujours eu des relations sado-maso avec les bagnoles.

Elle : — C’est quoi, sado-maso ?

Moi : — C’est un type de relation entre personnes qui demande beaucoup d’accessoires.

Elle : — Ah, les accessoires, je sais ce que c’est : allume-cigare, pare-soleil, GPS…

Moi : — Mmm, c’est ça. Encore que je ne vois pas trop ce qu’il y a de sexy dans un pare-soleil. Mais pour être honnête avec toi, je préférais le premier modèle de Twingo que j’ai eu.

Elle : — Chuis pas la première alors ?

Moi : — Non. D’ailleurs je ne te l’ai jamais caché.

Elle : — On n’en a jamais parlé non plus… Et alors, qu’est-ce qu’elle avait de plus que moi ?

Moi : — D’abord, elle était muette.

Elle : — …

Moi : — Ensuite, j’aimais beaucoup ses phares ronds et sa bouille ronde. Tout était rond, chez elle. Son caractère aussi, si tu vois ce que je veux dire.

Elle : — Elle avait de plus beaux accessoires que moi ?

Moi : — Mais non… Elle avait juste l’air un peu plus sympathique, c’est tout.

Elle : — C’est mes pare-chocs ? Tu n’aimes pas mes pare-chocs ?

Moi : — Mais si.

Elle : — Et mon tableau de bord ? Tu l’aimes ?

Moi : — Oui.

Elle : — Et mon volant avec ses surpiqûres façon sellier ?

Moi : — Aussi.

Elle : — Et mes jantes ? Tu les aimes, mes jantes ?

Moi : — Arrête, j’ai l’impression de voir un mauvais remake d’un film de Godard…

Elle : — Tu me dis jamais quelque chose de gentil… Uuuuh…

Moi : — Ah non, tu ne vas pas te remettre à pleurer !

Elle : — OUAAAAAHHHH !!!

Moi : — Je fais quoi pour que tu t’arrêtes ?

Elle : — Beuh, sois un peu sympa, pour une fois…

Moi : — Tu sais, je t’adresse la parole comme si de rien n’était, c’est déjà pas si mal… (Un silence) Bon d’accord… (Prenant une inspiration) Aujourd’hui, p’tite Maguette, tu as trois ans et demi. En années humaines. Peut-être faut-il compter comme pour les chiens, sauf que toi, tu n’aboies que quand je cale. Tu en as vu, hein. On t’a foncé dedans deux ou trois fois – toujours des automobilistes distraits, confondant ton bleu Majorelle avec celui de la gendarmerie. Tu as connu la dépanneuse en septembre, la grêle à Cysoing, les gelées blanches à Verlinghem, la canicule à Seclin, et tous les climats possibles dans le Saillant d’Ypres : bref, un résumé météorologique des pays du nord. Et malgré tout, tu restes droite, fière, stoïque, petite guerrière en tôle et plastique recyclé.

Elle : — Évite l’allusion au plastique recyclé, s’te plaît.

Moi : — Tu as vu aussi des instants de bonheur et de partage – enfin rien qui ne me revienne là à l’instant mais en cherchant bien on doit pouvoir en exhumer un ou deux, coincés entre deux tickets de péage. Tu as gravi des montagnes (ou presque, le mont Cassel n’étant pas exactement l’Himalaya), tu as porté mes amours, mes courses et mes états d’âme, avec une patience d’ange mécanique.

Elle : — C’est vrai, ça ?

Moi : — Ton côté patient ? Non, bien sûr, mais ne brise pas ce moment d’inspiration… Tu as vu des centaines et des centaines de paysages magnifiques autour de Lille (au moins toutes les zones industrielles de la région), tu m’as vue pleurer parfois mais tu m’as surtout beaucoup entendue chanter !

Elle : — Ah ça oui, alors !!! D’ailleurs, j’aurais peut-être quelque chose à dire là-dessus…

Moi : — Ne casse pas mon élan, je te dis ! Tu as l’extérieur aussi beau que l’intérieur, et vice-versa. Il ne te manque que des sièges chauffants pour ravir mes fesses, mais ça, c’est sûrement parce que je me fais vieille. (Un silence) Alors, ça te va ?

Elle : — OH OUI ! OH OUI ! PUTAIN C’EST BON ! Ça me fait autant d’effet que l’argumentaire d’un concessionnaire auto, dis donc !

Moi : — Heureuse ?

Elle : — Ouais, pas mal pour un début.

Moi : — Oh, mais j’y pense : t’as d’beaux pneus, tu sais !

Elle : — Stop ! Je vais finir par te croire !

Moi : — T’as raison. Et puis ce n’est pas tout ça, mais…

Elle : — Quoi, on peut pas continuer un peu ?

Moi : — Tu voudrais que je te dise aussi que j’aime ton coffre ? Que sans lui, je suis un demi-être ?

Elle : — Dis-le. Dis que sans mes sièges rabattables, tu n’es rien.

Moi : — N’exagérons pas, quand même.

Elle : — Et c’est là que tu me trouves belle.

Moi : — Non, Cocotte. Ça suffit, je dois y aller. J’ai vu quelqu’un ce matin depuis mon balcon, j’ai envie de vérifier si l’événement se répète deux fois dans la même journée.

Elle : — Eh bien ! Ça confirme ce que je disais tout à l’heure : ta vie est désespérément vide.

Moi : — Parce que tes activités ici sur le parking sont trépidantes ? »

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