Une seconde famille et une place usurpés

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Une fois que chacun d'entre nous s'est remis de ses émotions, Aurélie déclare :

- Bon, il se fait déjà tard. Nous aurions déjà dû terminer notre souper. Que tout le monde s'intalle à table !

Les jumeaux prennent place en face de la jeune femme aux cheveux noirs, tandis que la cuisinière du château s'empare du plat pour nous servir. J'ai l'impression de revoir les soupers auxquels j'ai assisté dans les différentes familles de paysans ou d'artisans qui m'ont logée : tout le monde s'installe à la même table en même temps et la mère sert les différents aliments aux membres de la famille présents avant de s'asseoir à leurs côtés pour manger tous ensemble. L'ambiance, comme maintenant, est toujours chaleureuse et conviviale. On discute et on rit entre deux bouchées ou gorgées, jusqu'à ce que chacun ait finit son écuelle. Cette comparaison qui montre une ressemblance frappante entre deux maisonnées issues pourtant de deux classes sociales opposées m'arrache un sourire et je réalise que c'est grâce à Mathieu que cette situation improbable, mais si plaisante, est possible. En effet, bien que ses serviteurs l'appellent par son titre de noblesse et se montrent respectueux et obéissants envers toutes ses décisions, ne refusant jamais d'exécuter ses ordres, son comportement envers eux se rapproche plus de celui d'un chef de famille que d'un maître : il leur donne des ordres, certes, et tient à ce qu'on lui montre le respect dû à son rang, mais il veille à leur bien être et à leur sécurité avant les siennes et les traite tous équitablement, partageant même ses repas et sa vie intime avec eux. Quand on sait que les autres membres de la noblesse ne mangent même pas les mêmes mets que leurs serviteurs, on réalise à quel point c'est une chance exceptionnelle de vivre sous l'aile du duc de Westforest.

C'est d'ailleurs lorsque je pense à mon époux que ce dernier déclare :

- Je n'ai pas faim, ce soir. Je suis fatigué, je vais me coucher.

Sur ces mots, il marche lentement en direction de la porte. Son ancienne nourrice le retient en lui demandant :

- Êtes-vous sûr de ne rien vouloir manger ? Vous n'êtes pas malade au moins. . .

- Non, non, ça va. Je t'assure que ce n'est rien. Je me sentirai sûrement mieux demain matin. J'ai juste besoin de repos, dit-il avant de quitter la salle.

- S'il croit qu'il peut cacher des choses à la femme qui l'a élevée et vu grandir. . . rétorque Aurélie dans son dos. Je vais aller lui parler, décide-t-elle en se levant.

- N'en faites rien ! l'interrompé-je. Je m'en occupe.

Je m'engage aussitôt dans le couloir et monte à l'étage où se trouvent les chambres. Je me dirige jusqu'à la nôtre et me permet d'y entrer sans frapper, puisqu'il a déclaré le soir de nos noces qu'elle m'appartenait tout autant qu'à lui.

Je trouve mon mari assis sur le rebord d'une des fenêtres, contemplant le paysage nocturne avec des yeux brillants de larmes. Je m'approche doucement de lui et pose une main sur son épaule, en disant simplement :

- Je savais que quelque chose n'allait pas et je n'étais pas la seule. . . Que se passe-t-il ? Est-ce que cela a un lien avec les retrouvailles de votre jadis nourrice et de celle qui semble en réalité s'appeler Calista ?

- Je suis vraiment heureux qu'elles aient enfin pu se retrouver, affirme-t-il d'une voix quelque peu tremblante en essuyant ses larmes du revers de sa main, mais j'ai du mal à supporter l'idée que mon père se soit rendu coupable d'une telle atrocité. . . J'ai l'impression que le seul membre de ma famille qui ait été réellement bon était ma mère, mais je ne peux même pas en être sûr car je ne l'ai jamais connue. Oh, je me sens tellement honteux d'appartenir à une famille de tyrans ! Je sais que je devrais être fier d'être membre d'une lignée aussi prestigieuse, mais face aux crimes de ceux dont je partage le sang, je n'y parviens pas ! s'exclame-t-il en cachant son visage dans ses mains.

Je sens mon coeur se serrer dans ma poitrine et je lutte pour ne pas laisser les larmes monter. Je comprends si bien ce qu'il ressent, tout simplement parce que je ressens l'exacte même chose ! Je ne pensais pas qu'on puisse avoir un tel point en commun car je croyais jusque là être la seule à avoir ce sentiment, mais force est de constater que ce n'est pas le cas.

- Je me demande même si Aurélie et Calista, bien qu'elles se montrent adorables envers moi, ne m'en veulent pas ou ne me méprisent pas à cause des horreurs commises par mon père à l'égard de leur famille. . .

- Bien sûr que non ! m'écrié-je en ôtant ses mains de sur son visage pour le regarder dans les yeux. Elles ne vous haïssent ni ne vous méprisent, je le sais ! Elles ont conscience, comme nous tous, que vous n'étiez encore qu'un enfançon à l'époque où cette tragédie s'est déroulée et que vous ne pouvez donc être responsable de quoi que ce soit concernant cette affaire. Elles ont aussi eu l'occasion de vous fréquenter et d'apprendre à vous connaitre et elles savent que vous êtes un homme bon et juste, alors elles n'ont aucune raison d'avoir la moindre animosité à votre égard.

Il m'observe avec des yeux brillants d'émotions, tandis que je poursuis :

- Il est évident qu'Aurélie vous aime profondément ! C'est visible dans la façon dont elle vous regarde et se comporte avec vous. Quant à Calista, elle vient d'arriver il y a quelques jours seulement, mais il est clair qu'elle vous voue déjà respect et gratitude et je suis sûre qu'elle n'a besoin que d'encore un peu de temps pour apprendre à mieux vous connaitre et à vous aimer à son tour.

- Comment pouvez-vous en être aussi sûre ?

- C'est tout simplement parce que je suis passée par là, moi aussi : j'ai appris à vous connaître au fur et à mesure du temps passé à vos côtés et je peux vous affirmer qu'on ne peut que finir par vous aimer, Mathieu, déclaré-je en serrant ses mains, que je n'ai pas lâché entre-temps, dans les miennes.

Ses yeux violets s'écarquillent, ses joues s'empourprent et il me demande :

- Est-ce que. . . Est-ce que cela signifie que. . .

Je sens le rouge me monter aux joues lorsque je comprends ce qu'il veut dire, mais j'esquisse un sourire et termine sa phrase :

- Est-ce que cela signifie que je vous aime ? Oui, mais je ne saurais vous dire s'il s'agit d'une simple affection amicale ou de ce qu'est sensée ressentir une femme pour son époux. La seule chose dont je suis sûre et certaine, c'est que vous êtes quelqu'un d'important pour moi, désormais et que je tiens énormément à vous !

Mathieu lâche mes mains pour m'enlacer et me serrer contre lui. Je peux sentir sa main droite sur mes cheveux dorés, tandis que l'autre tient fermement, mais doucement, mon dos. La chaleur qui se dégage de son corps pour envahir le mien est agréable. Je ferme les yeux pour savourer cet instant, lorsque je l'entends dire :

- Merci, Linaë. Merci d'être toujours là pour moi. Je ne sais comment vous remercier. . .

- Il ne faut pas. Je ne fais que tenir ma promesse, celle que je vous ai faite le jour de notre mariage et que je vous ai réaffirmé par la suite. Je ne suis peut-être pas sûre de la nature de mes sentiments pour vous, mais je sais que ma place est ici, désormais, là où l'on a besoin de moi et où j'ai trouvé une seconde famille.

La seule chose que je ne lui avoue pas est que je me sens coupable de me sentir bien et à ma place, ici, car je ne dois surtout pas oublier que j'ai usurpé cette place où je me sens si heureuse et que les habitants du duché de Westforest ne sont pas les seuls à avoir besoin de moi. . .

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