Chapitre XIII : La campagne [1/2]
La journée de jeudi a été particulièrement agréable. Malgré la tempête de ciel bleu dans notre ciel orléanais, j’ai l’impression d’être sur un nuage. Et même si je me surprends à être si niais, cela n’a pas beaucoup d’importance dans le fond.
Le matin, j’ai profité d’une heure de trou pour travailler avec Henri sur les derniers détails de notre candidature. Mais ma mission la plus difficile a été de lui faire accepter qu’on ne pouvait pas réaliser tous les projets qu’il avait proposés. Voir les étincelles dans ses yeux s’effacer une à une est certainement l’une des choses les plus tristes que j’aie jamais vues, après la mort d’un chien dans un film. Je lui ai laissé le temps de réfléchir aux projets qu’il souhaitait vraiment réaliser, et on a convenu d’en reparler vendredi.
C’est au même moment que nous avons été rejoints par Madeleine, qui, à cause, ou plutôt grâce, à un professeur absent, avait elle aussi une heure de trou. Elle m’a salué chaleureusement avec un baiser qui, bien que moindre en intensité, n’était pas sans me rappeler celui de la veille dans ma chambre. Mon ressenti intérieur, lui, n’en était pas moins agréable. J’ai l’impression que chacune de nos interactions est meilleure que la précédente.
— Je ne vous dérange pas ? rigola Henri, légèrement gêné.
Je souris face à ce garçon toujours si sûr de lui et imperturbable, dont je venais enfin de trouver une faille. Je m’apprêtais à me moquer gentiment de lui quand Madeleine déclara, d’un ton glacial :
— Ça serait malpoli de le dire, mais bon.
Ces mots ont jeté un froid immédiat. J’ai regardé Henri, visiblement encore plus mal à l’aise, puis je me suis tourné vers Madeleine, qui me sourit tout en me passant la main dans les cheveux. Je ne sais pas depuis combien de temps ce silence a duré, mais il dure trop longtemps. Je laisse échapper un petit rire pour détendre l’atmosphère, mais l’ambiance semble figée, voire plus lourde encore.
— Elle rigole, elle rigole… hein, tu rigoles ? dis-je nerveusement en regardant Madeleine dans les yeux.
— Bien sûr, répondit-elle après un petit instant. Henri, il ne te dérange jamais.
— Oui, et pourtant parfois il y aurait de quoi, n’est-ce pas Henri ? plaisantais-je toujours aussi nerveusement.
— Ouais… c’est vrai que parfois, en cours et tout…
Il semblait aussi dérangé que moi par la situation. Une situation que je ne parviens pas à expliquer.
— Bon, je vais retourner voir mes copines. Je te dis à tout à l’heure, reprit Madeleine avec un ton chaud, rempli de tendresse, avant de m’embrasser sur la joue et de partir.
Nous sommes restés dans un silence de plomb, Henri et moi, aucun de nous n’osant parler le premier. Ce silence fut finalement brisé, plusieurs longues minutes plus tard, par Élisa revenant des toilettes.
— Euh, les gars ? Vous avez vu la mort en face ou bien ?
— Non, reprit Henri, on faisait un roi du silence, dit-il avec un sourire encore un peu gêné.
Élisa rigola en se moquant de notre capacité à “nous les mecs” à nous satisfaire d’un rien. La vérité, c’est qu’à cet instant précis, je ne me sentais pas satisfait du tout. Je me suis retourné vers Madeleine, dans le fond du foyer : elle est rayonnante. L’ambiance autour d’elle semble si chaude… alors qu’ici, maintenant, il fait froid. Je me demande si j’ai fait quelque chose de mal. Je suis tiré de mes pensées par Élisa, qui me questionne sur mes exercices d’espagnol. L’atmosphère s’est détendue assez rapidement après ça, et nous avons repris une conversation normale. Mais malgré tout, nos regards, Henri et moi, continuaient de se croiser dans un étrange malaise.
J’ai profité d’un moment seul avec Madeleine pour lui poser une question sur ce qu’il s’était passé ce matin.
— Je me posais une question.
— Oui ? dit-elle, tout sourire.
— J’ai fait quelque chose de mal ce matin ?
Un léger silence s’est installé. Puis elle a repris :
— Tu le penses ?
— Je ne sais… D’un côté non, mais tu avais l’air contrariée. Donc je ne sais pas trop…
— Je ne serais pas là avec toi si tu avais fait quelque chose de mal, Marius.
— D’accord.
Même si cette conversation ne m’éclaire pas vraiment sur ce qu’il s’est passé ce matin, je sais au moins que ce n’est pas de ma faute. Ça doit être dû à la fatigue. Après le dîner d’hier soir, nous avons continué de parler par message jusqu’à assez tard.
Le lendemain, nous avons, avec Henri, déposé in extremis notre candidature pour le CVL. Ce retard était causé par le fait que celui-ci n’arrivait pas à se décider sur les propositions qu'il devait abandonner. Heureusement, avec Élisa, nous avons trouvé un argument imparable pour lui : “ça te laissera plus de temps pour monter la chorale”. Cette phrase si simple nous a permis de raccourcir notre liste d’une dizaine d’idées. La CPE chargée du projet nous a complimentés pour nos propositions qui sortent de l’habitude. À ce moment précis, Henri me donna une tape sur l’épaule et me regarda avec un regard victorieux et provocateur qui disait : “je te l’avais dit”. Après ça, nous sommes allés avec Élisa et Henri prendre un verre en ville pour marquer le début de cette campagne qui commencera lundi. Élisa a symboliquement remis à Henri son titre de suppléant, et lui a donné un petit bout de papier.
— Qu’est-ce donc ? demandai-je.
— Je t’ai suppléée pendant deux ans, je sais ce que c’est de travailler avec toi sur des projets comme ceux-ci. Donc je donne à ton nouveau suppléant une petite liste de survie, sourit-elle.
— J’espère ne pas en avoir besoin, rigola Henri.
— Tu en auras besoin, soupira amusée Élisa, tu verras quand vous serez dans les projets et qu’il s'investira tellement que tu demanderas s'il dort la nuit.
Élisa a continuée ses mises en garde en racontant nos anecdotes de travail des années précédentes, parfois avec une certaine mauvaise foi il faut le dire, sous le regard amusé de mon nouveau second. Henri profita de l’occasion pour inviter à son anniversaire le 24 octobre, ce que nous acceptâmes avec grand plaisir. Nous avons continué de parler comme ça durant une petite heure, forcés de rentrer par ce soleil d’octobre déclinant dans le ciel.
Après un week-end plutôt calme consacré à un entraînement ardu pour mon tournoi d’échecs qui a lieu dans deux semaines, la semaine a commencé sur les chapeaux de roues avec le début de cette “campagne” pour le CVL.
Lundi, en arrivant au lycée, je me suis directement rendu au tableau d’affichage dans le hall. J’ai rapidement été rejoint par les autres qui savaient où me trouver. Thibaut me complimenta sur mon affiche particulièrement réussie cette année, c’est la dernière alors j’ai mis le paquet dessus, et puis il fallait mettre en valeur les idées d’Henri. Qui lui, à cet instant, a compris pourquoi j’avais demandé une photo de lui en chemise quelques jours avant.
— Les amis, la campagne est lancée, dis-je fier de moi.
— Tu t’es cru dans une mauvaise série américaine des années 2010 pour parler comme ça, rigola Yoachim.
Je me retourne vers lui, et vois Thibaut et Amine en train de rire aux larmes. J’ai alors cherché du soutien auprès d’Élisa et Henri, mais ceux-ci se retenaient visiblement de rire. J’ai compris à cet instant que ce petit moment allait me suivre un moment. Et je ne me suis pas trompé étant donné que chaque récréation de la journée et la pause méridienne ont été ponctuées de : “Salut, moi c’est Marius, vous devez vous demander comment j’en suis arrivé là…”, de la part de mes trois camarades.
Outre ça, Henri a été impressionné par le nombre de personnes qui sont venues nous dire qu’elles aimaient nos projets, ce qui m’impressionna un peu aussi car jamais en trois ans il n’y en avait eu autant, sûrement grâce aux idées d’Henri. Mais qu’elles avaient hâte d’être mercredi. Après plusieurs réflexions sur cette mention de mercredi, celui-ci m’interpella :
— Marius, j’ai peut-être loupé un épisode, mais il se passe quoi mercredi ?
— Ah je ne te l’ai pas dit ? Ici, pour les élections du CVL, ils ont eu l’idée il y a quelques années d'instaurer un débat au milieu de la semaine de campagne pour permettre aux élèves de présenter leurs idées devant tout le monde.
— Ah, je ne savais pas, il va falloir que je prévoie un truc, dit-il pensif.
— Nan, pas forcément, c’est la tête de liste, donc moi qui parle, mais si tu veux, on peut échanger.
— Non, sourit-il, j’ai hâte de voir ta maîtrise de l’art oratoire.
— Si tu veux, rigolai-je, cependant je veux bien que demain après-midi on prenne le temps tous les deux de voir tous les détails des idées, vu que ce sont principalement les tiennes.
— Oui, on peut faire ça chez moi, on se fera pas interrompre cette fois, dit-il en finissant sa phrase de façon presque inaudible et gênée.
Sur le moment, je ne savais pas s’il faisait référence à Madeleine ou non, alors je n’ai pas réagi et me suis contenté de hocher la tête en souriant. Mais intérieurement, j’ai cette impression que Madeleine et Henri sont un peu incompatibles
Le lendemain, après une demi-journée de cours, nous nous rendîmes chez Henri. Arrivés chez lui, nous sommes accueillis par le beagle qui nous saute dessus. Chose que j’avais oubliée certainement car la dernière fois que je suis venu, même si ce n'était que l’histoire de dix minutes pour désinfecter une plaie, il n’y avait pas de chien.
— J’avais oublié que tu avais un chien.
— Ah bon ? C’est vrai que je n’en parle pas souvent.
— Oui, et puis je suis plus chat perso.
— Chacun ses goûts, c’est comme les amours, rigola-t-il avant de reprendre : Du coup, Marius, Judas, Judas, Marius. Allez, serre-lui la patte.
Je l’ai regardé droit dans les yeux pour savoir s’il était en train de plaisanter, mais apparemment non. Je me suis donc mis à hauteur de ce petit beagle pour lui serrer la patte qu’il m’a tendue comme s'il avait compris la situation.
— Oui, je l’ai dressé à serrer la patte, rigola-t-il tout en le prenant dans ses bras pour le mettre dehors.
— Judas ? demandai-je amusé.
— Oui, s’il pouvait il me vendrait pour des croquettes.
— Oh je vois pourquoi alors, pouffai-je.
Après ça, nous nous sommes mis à travailler pour préparer le débat du lendemain, qui, même si nous avons des propositions originales, ne sera pas forcément une tâche facile. Il peut suffire d’une erreur pour tout faire tomber à l’eau. Nous avons travaillé comme ça jusqu'à 17h, où le beau-père d’Henri est rentré avec son petit frère Paul. Son frère nous regarda quelques instants avant de soupirer et de partir dans sa chambre.
— Il y a un problème ? chuchotai-je à Henri.
— Nan, il est plutôt réservé disons. C’est d’ailleurs pour ça que tu ne nous as jamais vus ensemble au lycée, il ne veut pas qu’on sache que nous sommes frères.
— Ah, bah c’est mal parti avec ta tête et ton nom sur des affiches partout dans le lycée, rigolai-je.
— Vu qu’on est demi-frères ça devrait le faire, il n’a pas le même que moi.
Je n’ai pas osé insister en demandant ce qu’il voulait dire. Et Henri ne sembla pas avoir entendu, ou ne pas vouloir entendre. Suite à ça, nous avons pris une petite pause autour d’un verre de jus et de gâteaux, et nous avons parlé encore une bonne heure de nos projets avec Alain, le beau-père d’Henri, et moi. Je suis parti de chez lui vers 18h30, fin prêt pour le débat de mercredi.
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