8 : Ultra moderne solitude…

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« En votre absence, je me noie ou plutôt je me cache parfois dans de mornes soirées à refaire l’inutile, à chercher un regard pour finir la nuit, à ne pas vous trouver, à regretter d’être venu, de ne pas être ailleurs, tout simplement ailleurs. »

Bernard Giraudeau, Cher amour (2009)

Intercontinental Carlton Hôtel

58, boulevard de la Croisette

Cannes (06)

mai 1983

21:15

Jusqu’ici, tout te sourit. Les doutes distillés par Margaux se sont vite étiolés. Pourquoi chercher à ébranler un équilibre fragile que tu ne retrouveras jamais. Les faux-semblants sont ton quotidien. Les sentiments préfabriqués, l’esbroufe, tu baignes dedans depuis plus de trois ans. Tu ne réalises pas que la magie peut s’arrêter à tout moment, que ce feu d’artifice n’est qu’éphémère, que les masques, un jour ou l’autre, tombent…

Cannes, le festival. Demain, Zulawski remportera la palme d’or pour son dernier long métrage, Les Fantasmes Victoriens, et toi le prix d’interprétation féminine pour le rôle que tu y tiens. Saluée par la critique, Hollywood commence à s’intéresser de très près à cette petite française, courtisée par le gratin du cinéma hexagonal. Face à l’objectif, sous la lumière des projecteurs, tu restes très professionnelle. Personne ne sait que l’infidélité de Werner te ronge de l’intérieur. Personne ne sait combien tu es seule dans cette luxueuse suite du Carlton.

Un bureau ministre. Une plume Mont-Blanc entre les doigts, tu couches tes obscures pensées sur un carnet à spirales, tu noircis des pages avant de les froisser et qu’elles ne s’échouent inlassablement dans une corbeille premium. Une main s’attarde dans tes cheveux platine, hésite peut-être avant de porter un verre de vodka-orange à ta bouche. Il y en aura d’autres : l’alcool, sournois, t’apprivoise doucement. Bientôt, il te sera aussi familier que cette Royale Menthol qui se consume dans le cendrier de porcelaine. Un journal à scandales traîne sur le lit à baldaquins. Ta romance avec Paul prend l’eau, son idylle avec une jeune top-modèle fait la une des tabloïds.

Audrey Lanlgolff, un corps de rêve, des jambes interminables, une conversation limitée, des prédispositions à s’allonger facilement. Werner l’a rencontrée quelques mois plus tôt lors d’un défilé haute-couture à Paris. Tu as beau être l’égérie de Chanel, un simple battement de cils de la belle a suffi à t’évincer du podium. Tu n’as rien vu venir. Le bonheur conjugal te semblait acquis. C’était sans compter sur ces absences que ton époux te reproche, et son caractère volage.

Tandis que la radio égrène un nouveau tube – Méditerrannéenne (3) –, tu te souviens des jours heureux…

***

La côte Varoise, mai 1982. Au détour d’une escapade amoureuse à Saint-Tropez, ton homme te sort le grand jeu. Après un déjeuner en terrasse chez Sénéquier, il t’entraîne avec lui sur le front de mer. Espiègles et passionnés comme deux adolescents qui se découvrent, il t’invite à grimper sur un immense voilier à quai.

— Paul, on ne peut pas monter à bord !

— Bien sûr que si…

Une course folle, le goût de l’interdit. Il t’enlace, t’embrasse aux yeux de tous.

— Cette modeste embarcation te plaît-elle ?

— Modeste ? Ce somptueux trois-mâts est tout sauf modeste ! Et si le proprio débarque, on fait quoi ?

— On largue les amarres et on part en croisière avant qu’il ne nous en empêche…

Il joint le geste à la parole, un sourire charmeur au coin des lèvres. Avec son pantalon en toile, sa marinière et sa casquette de capitaine au long cours, il te fait littéralement craquer. Le port de Saint-Tropez s’éloigne, une légère brise t’ébouriffe. Le bonheur à l’état pur. Au large, il sortira de sa poche un diamant monté sur une bague et se mettra à genoux en feignant de chercher ses mots.

— Je t’aime, Solenn. Et si tu veux de moi, je t’offre mon cœur de loup solitaire. Accepterais-tu de m’épouser ?

Transie d’émotion, tu t’abandonneras contre lui, tu lui murmureras ce « oui » qu’il attend comme un gosse capricieux. Tu lui diras oui au nom de ces instantanés si précieux, volés aux Saintes-Maries, à Paris ou à Bruges, à La Clusaz ou Honfleur. Du temps où il savait si bien jouer au gendre idéal…

***

« Ma vie sera la tienne /

Méditerranéenne /

Ce parfum de Bohème, je l’aimerai puisque tu m’aimes… »

***

Et puis, l’amour sur une mer d’huile. Le Werner-Avryle ne rentrera au port que très tard et tu ne découvriras le nom du voilier que le lendemain.

***

« A la tombée du jour, le feu, les flammes /

Raniment l’amour dans le cœur des femmes /

Quand tu es triste, un guitariste, un violoniste /

Est toujours là pour jouer du vague à l’âme… »

***

Sevrier, un après-midi de septembre. Un mariage de princesse, avec la bénédiction de tes parents. Un gage d’amour et de sérénité, trop illusoire peut-être. Mais rien n’est trop beau pour sa dulcinée. Stephen et Margaux seront de la fête pour en être les témoins. Pour adouber ce chevalier noir qui sait si bien faire semblant. Loin d’en être dupes, tes amis tairont pourtant leurs craintes, pour ne pas entacher ces moments de bonheur auxquels tu crois. Pour toi…

***

« Viens me rejoindre à la nuit, mais prends garde… »

***

Un voyage de noces à Venise. Tu ne verras guère la couleur des canaux, la fougue de ton époux vous condamnant la plupart du temps à préférer l’intimité d’une suite nuptiale du Bauer Il Palazzo aux promenades romantiques sur la place Saint-Marc.

***

Une sonnerie stridente te tire de tes songes. Un appel externe. Crozats. Tu ne veux pas lui parler, ne veux pas qu’il sache. Un mensonge. Tu n’es pas là. Une soirée avec l’équipe du film. Classique et crédible. Tu raccroches. Tu composes votre numéro à Paris. Avenue Foch, le téléphone sonne dans le vide. Vide comme ton existence. Après avoir siroté ton verre, tu le jetteras contre ce putain de miroir. Sans le regard de Paul posé sur toi, tu te sens tellement laide. Insupportable reflet de ta solitude…


(3) : Méditerranéenne est l’adaptation française, interprétée par Hervé Vilard, de L’Italiano, de Toto Cutugno.

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