10 : Nuit d’ivresse

5 minutes de lecture

« Je me vois dans la glace à présent, le sourcil en bataille – si je me mets très près je verrai ce que je ne veux pas y voir, la tension, la tristesse, la déception, mes yeux ternes, […] les cheveux qui tombent comme des serpents. C’est la bouche qui me rend le plus triste, près de mes yeux presque morts. Il y a une ligne sombre entre les lèvres comme les contours de nombreuses vagues soulevées par un violent orage – qui dit ne m’embrasse pas, ne me ridiculise pas, je suis une danseuse qui ne sait pas danser. »

Marilyn Monroe, Fragments

Avenue de Breteuil

Paris 7e

mi-octobre 1984

2:30

Une musique trop forte. Le son pop remixé de l’époque. De la fumée, l’alcool qui coule à flots, des starlettes à la petite semaine, des VIP. Un appartement grand standing, une soirée très privée organisée par un ponte du petit écran.

Stephen ? Ça va, vieux ? Je pensais pas te voir ici…

Je suis juste de passage… T’as pas vu Mitch ?

Mitch ? Attends, me dis pas que tu t’envoies ce gigolo !

Stan, mon petit Stan… Est-ce je m’occupe de tes histoires de fesses, moi ? Non, je m’en bats les valseuses ! Je te prierai donc d’en faire autant concernant les miennes, pigé ?

Te vexe pas, vieux, je disais ça comme ça… Oh, Stephen ? Stephen ?..

Crozats s’éloigne déjà, se fraye un chemin au milieu de la foule. Toi, tu te trémousses sur un podium comme une midinette écervelée, un verre de tequila sunrise à la main. Une robe pailletée trop courte, trop décolletée, des bijoux trop clinquants, un maquillage outrancier. Le patriarche t’approche, ton déhanché titube sous les flashs des stroboscopes, il te rattrape à la volée. Ton regard vitreux le fixe, et s’interroge :

Stephen ? Toi sur un dance-floor ? Laisse-moi rire !

Tu es hilare. Tu avales le reste de ton cocktail d’un trait.

Viens avec moi…

Fiche-moi la paix ! Je suis là pour danser, pas toi ?

Tu es complètement ivre, Sol. Viens avec moi…

Putain, mais lâche-moi, bordel ! Tu vas m’emmerder encore longtemps ?

Bon, tu veux bien arrêter tes conneries oui ?

Ecoute-moi bien, Papi, j’ai pas besoin de tes leçons de morale à deux balles. Alors, fais comme moi, profite de la fête, éclate-toi autant que tu peux, vas même te faire enculer dans les chiottes si ça te chante, mais arrête de me faire chier, OK ?

La vulgarité. Celle que te fait cracher ta nouvelle et perfide dépendance…

Dans un déséquilibre presque artistique, tu te saisis d’un énième verre d’alcool juché sur un plateau présenté par un serveur en smoking. Stephen t’empêchera de le boire en t’entraînant de force vers la salle de bain. Tu auras beau hurler, personne ne prêtera vraiment attention à la scène. La nuit demeurera blanche, les esprits se griseront, à en devenir noirs comme la suie…

***

Le marbre de Carrare, les faïences haut de gamme, les luxueuses appliques en cristal, la robinetterie dorée, la démesure du miroir biseauté… Tout ici transpire le superflu, l’ostentatoire, le fric qu’on balance par les fenêtres sans compter. Vous appelez ça une salle de bain. A quatorze ans, je ne sais même pas ce que c’est, une salle de bain. Ma baignoire naturelle, c’est le fleuve Niger. Là-bas, au Mali, je la partage avec tout mon village. Pourtant, dans quelques années, même cette richesse-là, cette eau bénite, je ne l’aurai plus.

Deux lesbiennes se bécotent dans la pièce d’eau. Crozats les éjectent de ce lieu sans ménagement et s’enferme à clé avec toi.

Lâche-moi, putain ! Qu’est-ce que tu me veux à la fin ?

Te remettre les idées en place…

Il s’empare du pommeau de douche en ouvrant le robinet d’eau froide à fond et le dirige sur toi. Tes cris perçants ne te protégeront pas. La gifle que tu lui retournes non plus.

T’es complètement givré ! Pour qui tu te prends, pauvre type ? T’es pas mon père…

A bout de bras, il retient fermement ton accès de colère.

Génétiquement non. Mais j’ai poli ce diamant brut que tu étais pour faire de toi le joyau du Septième Art hexagonal. Et si tu peux faire ce que tu veux de ta vie privée, je ne tolérerai jamais que tu foutes ta carrière professionnelle en l’air !

Je ne vois pas pourquoi tu t’inquiètes, même le cinoche américain me fait du gringue… te défends-tu en essuyant d’une main ton visage, dégoulinant d’humidité.

Parce que Lelouch, qui m’a toujours snobé, a rangé son orgueil dans sa poche pour me téléphoner à ton sujet, voilà pourquoi ! Figure-toi que ton comportement sur le tournage de son film le préoccupe…

Mon comportement ? Quel comportement ?

Tes retards, ton j’m’en foutisme général, tes caprices de diva… A l’entendre, t’es même pas fichue de retenir trois répliques !

Il est gonflé l’autre…

Tu me déçois, Sol, tu me déçois beaucoup. T’as pas le droit de gâcher ton talent comme une gamine mal-élevée qui casse son jouet dès qu’il ne l’intéresse plus. Tu n’as mis que quelques mois à percer là où j’ai mis dix ans. C’est te dire si les galères, je connais. Je sais aussi que tout peut s’arrêter très vite. D’un seul coup. Que le rêve peut virer au cauchemar en un claquement de doigts. Si tu veux continuer à être respectée dans ce cercle très fermé, ne t’avise jamais de piétiner les règles de professionnalisme que je t’ai inculquées. Tu le regretterais, amèrement. Et surtout, cesse de t’enivrer de cette merde ! C’est pas comme ça que tu résoudras tes problèmes, au contraire.

Le vernis craque, la carapace se fissure, les larmes affluent.

Je ne sais pas quoi faire, Stephen… Je crois que je ne lui plais plus.

Ton interlocuteur te jauge un instant des pieds à la tête, songeur.

C’est pour ça que tu t’attifes comme une pouffiasse, pour ressembler à celles qu’il couche dans son lit ?

Tu dodelines du chef, éperdue.

Est-ce que tu l’aimes ?

Oui… Je l’aime, je l’aime à en crever…

Alors bats-toi, bon sang ! Redeviens celle qu’il a épousée, pas cette potiche que tu cherches à imiter. Il a fondu pour toi l’actrice, la femme de convictions, pour ton charme, tes charmes. Ne joue pas à être une autre, pas dans ta vie…

Il marque un point, t’ouvre les yeux, te désinhibe. Tu le serres très fort dans tes bras pour le remercier de sa sollicitude. De son amitié.

Oui, bon, on ne s’épanche pas trop non plus, hein ! Parce que j’ai une réputation à tenir, moi… Faudrait pas que le prince charmant passe son chemin en se méprenant sur notre relation. Je suis homo, qu’on se le dise !

Son humour réussit l’impossible : te faire sourire. Le magicien Crozats a fait disparaître ton voile lacrymale. Un nouveau rôle se profile, un dessein écrit par Stephen. C’est pour lui que tu prendras momentanément tes distances avec ton addiction. Pour lui et pour ton homme : Paul Werner. Celui qui deviendra le père de ton fils.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Aventador ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0