28 : Scandale

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« Si cette rumeur de merde peut permettre à certains de jouir de leur méchanceté dans les dîners en ville, grand bien leur fasse, j’ai toujours aimé ça, faire jouir les gens. »

Emmanuelle Béart, à propos de ses lèvres qu’on disait refaites, Libération, 1996.

Port de Sevrier (74)

le 17 mars 2008

15:00

« La putain de la République ! »

C’est à ce titre aussi insultant que racoleur, immortalisé à la une d’un tabloïd qui servait de couverture de fortune à ce misérable SDF – celui à qui tu offris en échange ton trench-coat griffé Dior –, que je dois la plus intime de tes confessions.

Je me souviens encore du lieu – un after de la rue de Menilmontant –, du moment où l’indignation, la colère et la crainte s’étaient mêlés à l’alcool pour faire tomber les barrières que tu avais jusqu’alors érigées entre nous. L’indignation de cette accusation diffamatoire, la colère de lire une fois de plus le mépris et l’arrogance suffisante de Paul dans ces lignes, la crainte que je prenne pour argent comptant toutes les saloperies que s’échinaient à étaler les médias à ton encontre. Bien sûr que tu leur collas un procès au cul, et à Werner aussi en prime, mais tu n’en pouvais plus. Tu ne supportais plus qu’on interprète la moindre de tes actions altruistes, qu’on te traîne perpétuellement dans la boue, comme si tu n’étais pas digne d’être écoutée par les politiques sans contrepartie.

C’était en octobre 1994. On te prêtait une liaison avec le chef de l’État, le parvis de l’Élysée en aurait été témoin, les photos à l’appui, à peine plus compromettantes qu’une poignée de main, semblant suffire à tirer des conclusions hâtives. Tu étais la maîtresse de Mitterrand, c’était l’évidence même. Sinon, comment expliquer la naturalisation de tous ces sans-papiers dont je faisais partie, ceux-là même qu’on aurait expulsés du territoire sans préavis si tu n’avais pas pris publiquement position en leur faveur ? Des célébrités qui crient à l’injustice sur les écrans de télé, il y en a à la pelle, mais ont-elles déjà changé quoi que ce soit en ce bas-monde ? Non. Contrairement à toi. Et dans l’opinion publique portée par une certaine presse, ton coup de gueule médiatique n’était pas la seule justification possible de ta victoire. Ils ne comprenaient pas la sincérité de tes révoltes, de tes combats. Tu y mettais tellement de cœur qu’on ne pouvait qu’être touché par ton discours, que les gens ne pouvaient qu’adhérer à ces causes que tu défendais avec fougue.

***

Tour TF1

1, quai du Point du Jour

Boulogne-Billancourt (92)

mi-octobre 1994

20:12

— C’est à ces soi-disant journalistes que je voudrais m’adresser ce soir. A ceux qui déforment la réalité en érigeant en vérité universelle de simples rumeurs infondées, des allégations démesurées sorties de nulle part, pures projections de leurs fantasmes de scoop abject. Un journaliste digne de ce nom enquête, investigue, vérifie ses sources et ne balance son information qu’une fois qu’il est certain de sa véracité incontournable. Je ne suis pas la seule personne que ces propos salissent, ils salissent notre démocratie, notre République en sous-entendant que nos dirigeants sont corrompus. Mais pire que ça, ils réduisent ces personnes que j’ai défendues à une simple monnaie d’échange : leur accueil et leur naturalisation contre une partie de jambes en l’air. Et c’est vraiment manquer de respect à ces hommes, ces femmes, ces enfants qui ont fui leur pays en guerre et la misère pour trouver au sein de notre patrie une terre d’asile. Ils ne l’ont pas fait de gaieté de cœur, partir et tout laisser derrière soi n’est jamais facile. Mais ils sont là et on ne peut pas ne pas leur tendre la main et les renvoyer chez eux. Parce que la France est la patrie des droits de l’Homme. Ce n’est pas l’ambassadrice de SOS Racisme qui s’est battue pour eux, c’est la citoyenne que je suis. C’est ma conscience de citoyenne qui m’a guidée dans ce combat.

— Reste que le Président de la République a fait marche arrière après vous avoir reçue à plusieurs reprises à l’Élysée.

— Je ne suis pas dans les arcanes du pouvoir, ce n’est pas à moi de vous expliquer les décisions qui sont prises à la tête de l’État. Moi, je n’ai fait que mon devoir…

— Vous intentez donc un procès en diffamation contre le journal qui a relégué ces rumeurs et contre votre ex-mari Paul Werner. Comment expliquez-vous qu’il soit l’instigateur de cette cabale ?

— Les différends qui nous opposent Monsieur Werner et moi-même sont d’ordre privé, et par conséquent je m’abstiendrai de faire un quelconque commentaire sur sa personne ou ce qu’elle représente à mes yeux. Je ne suis ici que pour rétablir la vérité.

— Vérité que semble accréditer officiellement l’Élysée puisque son porte-parole a déclaré vouloir poursuivre à son tour les responsables de ce scandale politico-médiatique. Merci Madame Avryle d’avoir honoré de votre présence notre plateau.

— Merci à vous de m’avoir reçue.

***

Pourtant, cette soirée-là n’était pas censée se prêter à ce genre de confidences. Cela faisait moins d’un an qu’on était ensemble, mais tu ne t’étais encore jamais épanchée sur mon épaule. C’était ta façon à toi de te protéger, tu avais trop de mal à faire confiance. Et de fait, je ne savais de toi que ce que tout le monde savait, guère plus. Mon seul privilège, c’était celui de pouvoir t’aimer et d’être aimé en retour.

Nous avions dîné au Flora Danica, ce restaurant que Stephen t’avait fait découvrir lorsque tu jouais L’Autrichienne sous sa direction et que tu affectionnais particulièrement. Tu venais de terminer le tournage de Romy, à nouveau mis en scène par ton ami cinéaste. Et si l’éclairage de Crozats sur la vie de l’actrice franco-allemande à travers ce biopic avait reçu la bénédiction d’Alain Delon (7), ainsi que celle de Daniel et Sarah Biasini (8), tu ne cachais pas ton angoisse, tes inquiétudes face à la réception critique et publique de ce long métrage, à quelques jours de l’avant-première dans une salle parisienne. L’événement, très attendu, allait signer ton grand retour au cinéma après des années d’errance. Stephen t’avait bien gratifiée d’un second rôle très remarqué dans son précédent film, mais en dehors de ça, il n’y avait eu que l’exposition itinérante Avryle by Freyburger et les quelques spots publicitaires réalisés pour le compte d’Air France ou de Chanel pour te rappeler au bon souvenir de tes fans et des producteurs, devenus frileux depuis l’incident des César.

Et puis, nous retrouvâmes, dans un club aussi sélect que privé, un ami de longue date, que tu n’avais pas vu depuis des lustres et de passage à Paris : l’éminent pianiste de jazz Harvey Frydman. Son premier trente-trois tours, tu l’avais chiné chez un disquaire à Los Angeles lors d’un voyage pour tourner quelque essai avec un jeune cinéaste américain, bien avant que ta popularité n’atteigne des sommets. Essai qui n’avait pas abouti, mais cette escapade avait néanmoins eu cette vertu de t’avoir fait succomber au charme de ce pianiste virtuose. Tu ne le rencontras en chair et en os que bien plus tard, à l’époque où tu tournais Russia, à Leningrad. Alcool, confidences autour d’un verre et dédicace…

— Tu vas voir, Harvey est un type fabuleux. A l’aube des eighties, il a connu la consécration en remplissant le Carnegie Hall – un vrai rêve de gosse pour lui qui avait grandi dans les bas-fonds de Brooklyn – mais le décès de son épouse des suites d’un cancer l’a détourné du show-biz’. Il a continué à jouer dans de toutes petites salles, pas plus grandes que celles de ses débuts, juste pour le plaisir, à composer en catimini quelques albums ignorés du grand public, mais il s’en foutait de tout ça. Parce que pour lui, plus rien n’avait d’importance… Tu sais, il a un talent fou et en même temps, il est d’une humilité confondante. La vie ne lui a pas fait de cadeaux, et pourtant il ne lui en a jamais voulu. Il est un peu comme toi, sans doute parce que vous avez tous les deux du sang noir qui coule dans vos veines.

Ce furent ses doigts virtuoses sur les touches d’un piano, sa voix rocailleuse et sa chaleur, son humanité qui achevèrent de me convaincre de la singularité du personnage. Il fait partie de ces êtres rares que j’eus la chance de rencontrer. Ce fut hélas la seule fois, il mourrait quelque temps plus tard d’une cirrhose du foie, et la nouvelle allait te dévaster.

***

Tour TF1

1, quai du Point du Jour

Boulogne-Billancourt (92)

le 14 avril 1995

20:25

— Solenn Avryle, vous avez tenu à être présente sur notre plateau ce soir pour évoquer la mémoire de votre ami Harvey Frydman. Dites-nous pourquoi.

— Parce que son talent, son œuvre, la personne qu’il était et qu’il restera à tout jamais pour moi, méritent davantage que les deux minutes trente que lui consacrent trop brièvement les médias pour parler de ce grand homme, cet immense artiste injustement méconnu chez nous. Même les États-Unis, sa mère patrie, ont oublié l’inégalable auteur-compositeur-interprète et musicien de jazz qu’était Harvey Frydman. L’écoute de son trop confidentiel album Georgina, dédié à sa femme, est la plus belle déclaration d’amour qu’ait jamais faite un homme à celle qu’il aime, à celle qui lui manquera si atrocement par la suite. Moi, ça me colle des frissons à chaque fois. Et j’ai eu la chance de le voir en live plusieurs fois, il était prodigieux sur scène !

— A vous entendre, vous êtes très admirative de Frydman…

— Indubitablement oui, parce que sa musique est d’une profondeur telle, sa voix d’une chaleur telle qu’on ne peut qu’en être touché. Il était cabossé, cassé de l’intérieur, mais son âme était d’une pureté sans nom. C’était un homme d’exception. J’ai perdu un être cher aujourd’hui, quelqu’un que je comprenais et qui me comprenait. Adieu Harvey…

***

L’artiste afro-américain improvisa un bœuf autour de standards soul avec trois-quatre musicos qui étaient là, dans la coulisse ; il t’invita même à le rejoindre sur scène pour un duo inattendu durant lequel je te découvris un talent pour le gospel. Loin, très loin de ta prestation toute en retenue sur la bande originale de Riyad

Nous refîmes le monde tous les trois, jusqu’à 4 heures du matin, Harvey ponctuant la discussion d’anecdotes aussi délicieuses que personnelles, et toi l’accompagnant dans ses descentes de liqueurs trop fortes. Puis, il nous quitta pour rejoindre son hôtel miteux, dans un quelconque quartier populaire de la capitale.

— Harvey et moi, on se ressemble. On noie notre désarroi et notre solitude dans les mêmes alcools. En cela, il est mon frère. Mais je ne suis pas comme lui, moi j’ai besoin de la lumière et du public pour exister. Être un artiste de génie mais oublié et anonyme, je ne pourrais pas…

Et puis la rue déserte, nous deux enlacés et amoureux, la brise fraîche qui nous faisait frissonner au seuil de l’automne, le sans-abri allongé sur le trottoir, à proximité des poubelles, le magazine et sa une lui bouffant la moitié du visage, celui qui te saisit à la gorge, comme une volée de baffes en pleine gueule. Tu t’en emparas d’autorité, t’attirant l’opprobre du clodo cuvant sur le bitume.

— Hé, c’est mon canard ! Rendez-moi ça !

Tu ignoras sa réplique, sidérée par ton parcours rapide de l’article accusateur.

— Non mais regarde ça ! Putain, mais quelle enflure !

— Hé, rendez-moi ça je vous dis !

— Je te l’achète, ta feuille de chou. T’en veux combien ?

Tu n’attendis pas sa réponse, me plaqua le torchon people entre les mains, ôta ton trench et le lui tendit.

— Tiens, t’auras moins froid avec ça. Et puis, quand tu n’en auras plus besoin, tu pourras toujours le revendre, il est griffé…

Tu le repris un instant, sortis un stylo Mont-Blanc de ta pochette et apposas ta signature sur l’étiquette intérieure du manteau haute-couture.

— Avec mon autographe en prime, ça triplera son prix sur le marché de la friperie de luxe…

— Mais vous êtes qui ?

— La nana à la une de ton canard, c’est moi : Solenn Avryle…

— Nom de Dieu ! Je me disais aussi que votre tête ne m’était pas inconnue !

— Et un billet de cinq cents en bonus. Tu vois, t’auras pas perdu ta soirée…

— C’est la deuxième fois… Que vous êtes gentille avec moi, je veux dire !

— Pourquoi, on s’est déjà rencontrés ?

— Oui, au Noël des sans-abris, celui qu’avaient organisé Les Restos du Cœur l’année dernière. Vous savez, vous n’êtes pas la catin qu’on décrit dans les journaux… Et même si vous l’êtes, c’est pour défendre les opprimés. Moi, je vous jetterai jamais la pierre !

— Merci, mais tout le monde n’est pas de cet avis…

Nous nous éloignâmes tandis que l’homme édenté nous salua en se fendant d’un « bonne nuit les amoureux ! ». Ton visage se referma d’un seul coup, hypnotisé par la une du tabloïd que je t’avais rendu.

— C’est un tissu de mensonges, Solenn. Tout le monde le sait ! Je comprends que ça te mine mais…

— Non ! Tu ne comprends pas, tu ne comprends rien. Et si la presse, les médias avaient raison ? Si tout ce venin qu’ils déversent sur moi était vrai ? Tu y as pensé ? Si ça se trouve, je suis cette femme qu’ils insultent, je suis cette pute que toi aussi tu baises en ignorant réellement qui elle est…

— Arrête, Solenn ! C’est pas toi, OK ?

— Ils n’ont pas toujours raconté que des conneries, Zack. Ils ont même à un moment donné dévoilé publiquement des pans entiers de ma vie, des pans que je voulais garder secrets. Ça a tué mon père…

Des larmes inondèrent soudain tes joues. L’after était là, à quelques mètres de nous, il nous tendait les bras, nous invitait dans son antre pour cette confession intime que tu allais me faire. Oui, j’allais enfin tout savoir de toi.

— Alors dis-moi, Solenn. Dis-moi ce qu’ils t’ont pris ce jour-là !

(7) : Romy Schneider et Alain Delon ont eu une liaison amoureuse qui dura cinq ans (1958-1963). Ils se sont fiancés en 1959 à Lugano (Suisse), et même après leur séparation, ils sont restés très liés, jusqu’au décès de l’actrice en 1982.

(8) : Daniel Biasini fut le secrétaire particulier, l’ami, l’amant puis l’époux de Romy Schneider (1975-1981). Ensemble, ils auront une fille, Sarah, née en 1977.

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