40 : Vie privée, vie publique

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« […] il me manquera la chair voyez-vous, la sensualité, le toucher, la morsure du soleil, le visage renversé sous la pluie, la lèvre au bord de la coupe ou sur d’autres lèvres, la peau sur la peau. Il me manquera le partage, l’émotion, le regard troublé, le rire, ce quelque chose au ventre qui vous bouffe avec bonheur et cette larme dans le coin de votre œil qui ne veut pas glisser sur votre joue. »

Bernard Giraudeau, Cher amour (2009)

Hôtel Majestic Roma

Via Veneto

Rome (Italie)

le 19 février 1992

11:38

Une nuit agitée, un tourbillon d’images hypnotiques qui te vomit ton existence à la figure.

Les yeux cernés, un réveil ensuqué, en demi-teinte, une douche glacée pour se remettre les idées en place, nuisette et peignoir en satin noir, un petit déjeuner Junior Suite au son des infos d’une radio française :

« Le Werner-Avryle n’est plus. Hier après-midi, en rebaptisant en grande pompe son voilier Werner-Montsey dans le Golfe de Saint-Tropez, à l’endroit même où il avait demandé près de dix ans plus tôt la main de Solenn Avryle, le nouveau leader du PNFE Paul Werner envoie un signal fort à quelques jours de la dix-septième nuit des César. Il officialise ainsi sa relation avec l’actrice montante de la nouvelle génération, Aurélia Montsey, nommée dans la catégorie meilleur espoir féminin pour sa prestation dans le film intimiste de Pierre Mayance : Un rêve plus loin. Est-ce une façon de répondre à son ex qui, après deux ans d’instance de divorce, s’affiche depuis l’automne dernier avec Rodrigue Entoncès, son partenaire dans le flamboyant Riyad, pour lequel elle est d’ailleurs nommée dans la catégorie meilleure actrice ? Rien n’est moins sûr ! En tout cas, une jolie bataille de blondes en perspective s’annonce pour samedi prochain, tant générationnelle – elles ont douze ans d’écart – qu’en termes de style et de genre cinématographique. Et si l’outsider éclipsait l’icône hexagonale ? »

Tu éteins rageusement le poste. Comment faire face aux interrogations des journalistes à propos de l’absence de Rodrigue aux César, de ta liaison avec lui, de celle de Werner avec sa bimbo ? Il faut que tu appelles Stephen, que tu lui dises. Qu’il t’y excuse…

C’est hors de question, Solenn, tu ne peux pas te dérober ! Et certainement pas au simple motif que Rodrigue est indisponible pour t’y accompagner. C’est une obligation professionnelle, en particulier quand on y est pressenti vainqueur.

Il y aura Paul et sa pétasse… Je me sens incapable de leur faire face, de répondre aux médias…

Eh bien tu n’auras qu’à éluder tout ce qui touche à ta vie privée, comme moi quand on me fait trop chier, voilà tout !

Mais enfin, tu le connais, non ? Tu sais très bien qu’il ne se privera pas de m’envoyer des piques à mots plus ou moins voilés par déclarations interposées…

Votre guéguerre aux accents puérils commence sérieusement à me courir, Sol, et c’est rien de le dire ! Il y a des choses éminemment plus importantes que vos querelles stériles… Alors je ne te demande qu’une seule chose : faire bonne figure et être là samedi soir…

Votre conversation ne s’éternise pas. Crozats s’est montré plus dur, plus inflexible à ton encontre que d’habitude et tu en ignores la raison.

Tu ignores que vous baignez tous deux dans une même solitude. Tu ignores qu’il a pleuré lui aussi toute la nuit. Qu’il pleure encore Mitch, le télégramme lui annonçant son décès des suites de la contraction du VIH serré contre sa poitrine, sa dernière lettre d’amour-SOS figée entre ses mains. Des larmes partout sur son visage, avec cet éternel regret de ne jamais lui avoir répondu, par orgueil.

***

Bruxelles, le 31 décembre 1991

Mon Stephen,

Oui, je me permets encore ce possessif qui a tant corrodé notre couple par nos accès de jalousie respectifs, parce que j’en ai plus besoin que jamais. J’ai plus que jamais besoin de me raccrocher à quelque chose, à quelqu’un, à toi.

Je sais que je me suis mal comporté à ton égard, que je n’aurais jamais dû taire tout ce qui se disait sur Solenn. Que tu ne me pardonneras jamais. Mais j’avais peur. Peur que tu me quittes pour elle. C’est ce que tu as fini par faire d’ailleurs, pour d’autres raisons que celles que je m’imaginais.

Avec le recul, je me dis que même si tu avais dû avoir une aventure avec elle, j’aurais malgré tout été capable de ronger mon frein, de te partager tellement je t’aimais. Tellement je t’aime encore.

Oh, je sais que ces quelques lignes resteront tout autant lettres mortes que les précédentes, mais il fallait tout de même que je te les écrive, que tu saches combien je crève d’amour pour toi. Des lignes vaines…

Quand je ferme les yeux, je t’imagine tellement en train de me lire dans le petit bureau de ta maison de ville de Honfleur, la maison de ta mère, là où nous avons été si heureux toi et moi. Tes prunelles s’embuent-elles autant que les miennes quand j’y repense, nostalgique ?

Te souviens-tu encore de nos nuits, mon Bouddha, ma bedaine, de l’amour que tu me faisais dans ton lit, dans tes draps ? Te souviens-tu seulement encore de moi ?

Tu sais, j’ai beau flirter avec d’autres hommes, me laisser aimer par d’autres mâles, il n’y aura toujours que toi. Il n’y a toujours eu que toi dans mon cœur…

Je t’aime, Stephen. Et je sais que tu m’aimes aussi, mais que tu ne me reviendras pas.

Prends soin de toi, mon Bouddha.

Love…

Mitch

***

Ton égocentrisme ne te permet même pas de percevoir la détresse affective de ton ami. Tu ne vois que la tienne. Et lui ne se sent plus de te porter. Il a un deuil à faire : celui de l’amour de sa vie, celui qu’il enterrera dans la plus stricte intimité à Namur, la veille de la dix-septième nuit des César. Celle où tout basculera.

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