47 : Avryle by Freyburger

6 minutes de lecture

« Un artiste, ça n’crée pas la beauté ; ça enlève tout c’qui empêche de la voir… »

Gérard Depardieu à Vanessa Paradis, dans Elisa (1995), long métrage de Jean Becker.

Quartier des Eaux-Vives

Genève (Suisse)

fin novembre 1992

début d’après-midi

Le gravier de l’allée privative crisse sous les roues de la Porsche 968, avant que celle-ci ne s’immobilise devant le parvis de l’imposante demeure d’Alexandre Freyburger. Un jeune domestique s’empresse de venir ouvrir ta portière pour que tu puisses en descendre.

Madame Avryle, si vous voulez bien vous donner la peine…

Lunettes de soleil griffées sur le nez, tu acquiesces et réponds d’un signe de tête en te dépliant avec grâce. Très apprêtée pour ton rendez-vous avec le photographe de renom auprès duquel Margaux t’a recommandée, tu t’attardes un instant, dans une pose non dénuée d’élégance, en embrassant la somptueuse vue sur le Léman d’un regard circulaire, à demi-dévêtu de l’opacité de tes verres teintés.

Monsieur Freyburger vous attend… semble-t-on s’impatienter tandis que tu fais ta star, très prétentieuse et très hautaine.

Oui, bien sûr… concèdes-tu en réajustant ta paire de Dolce & Gabbana.

On t’invite à gravir quelques marches en marbre véritable pour pénétrer dans un impressionnant vestibule, aussi fastueux qu’épuré. Là, un second majordome, plus empâté et plus âgé, t’accueille avec un sourire contrit.

Bienvenue Madame Avryle… Avez-vous fait bonne route ?

Oui, merci…

Puis-je vous débarrasser ?

Non, je… Non, ce ne sera pas nécessaire. Dites simplement à Monsieur Freyburger que je suis arrivée…

Oh ça, Madame, il le sait ! Il vous attend dans son Carré.

Son Carré ?

Le majordome ignore ta question, et sa nervosité, palpable, te met de plus en plus mal à l’aise, mais tu luttes pour ne rien laisser transparaître. Le maître des lieux n’a pas l’air des plus commodes – à en juger l’insistance avec laquelle son personnel appuie sur le fait que Monsieur attende –, mais tu en as vu d’autres, le monde du cinéma regorgeant de réalisateurs aussi imbuvables que retors.

Veuillez me suivre, je vous prie.

Docile, tu t’exécutes en arpentant un dédale de couloirs alambiqués, jalonnés de clichés artistiques, à la suite de ton guide du jour. Quand soudain, celui-ci t’abandonne sans plus de cérémonie devant une porte en métal sombre et froid, d’où s’échappe fortissimo La Valse à mille temps de Brel. Interloquée, tu hésites à frapper avant de te résigner à toquer trois coups contre le battant mat. Une voix sourde aboie en réponse un « Entrez ! » peu amène. Tu ôtes tes sunglasses en les jetant négligemment dans ta pochette Dior, et actionnes la poignée en laiton pour pénétrer dans la pièce, où un homme assis sur un fauteuil cousu de cuir fauve fait face à un immense portrait de femme d’une pureté incroyable. Une chaîne hi-fi Marantz braille dans un coin blanc, isolée.

***

« Je suis seul mais je t’aperçois /

Et Paris qui bat la mesure /

Paris qui mesure notre émoi… »

***

Ton interlocuteur te tourne le dos, immobile, tout de noir vêtu.

La porte, s’il vous plaît !

Le ton est impératif. Tu obéis, docile, mais n’en mènes pas large. Tu exècres la tournure que semble prendre cet entretien avec ton hôte. Et cette musique si envahissante qui te vrille les tympans. Tu as toujours détesté Brel…

***

« Une valse à trois temps /

Qui s’offre encore le temps /

Qui s’offre encore le temps de s’offrir des détours du côté de l’amour /

Comme c’est charmant… »

***

Monsieur Freyburger ? te hasardes-tu. Je me présente, Solenn Avryle… Margaux Rivière a dû vous contacter à mon sujet…

L’homme lève une main pour t’interrompre en coupant, d’un geste sur la télécommande, la chique à l’artiste, toujours sans se retourner. Tu ne distingues pas grand-chose de lui, mise à part sa chevelure brune mi-longue, très disciplinée. Il ne saurait en être autrement dans cet univers si ordonné…

Je sais qui vous êtes, Solenn ! tonne-t-il d’un ton péremptoire en désignant une pile de magazines féminins trônant à ses côtés. Vous vous prenez pour une reine alors que vous n’en avez même pas la politesse…

Pardon ?

— « La ponctualité est la politesse des rois », c’est en tout cas ce que déclame le dicton. Or, vous avez trois semaines de retard sur notre rendez-vous !

Écoutez, Monsieur, si c’est sur de telles bases que vous souhaitez entamer notre collaboration professionnelle, il vaut mieux nous en tenir là. Je ne suis pas une gamine de dix-huit ans, encore moins l’une de vos domestiques lèche-bottes qui tremble devant vous à la moindre remontrance de votre part. Parce que si moi je me prends pour une reine, votre petite personne ne vise rien de moins que le titre d’empereur ou de tsar, au vu du mépris que vous manifestez envers vos semblables ! Parce que jusqu’à présent, le plus impoli de nous deux, c’est vous ! Vous ne daignez même pas me faire face pour m’accueillir, mais je suppose que vous ignorez la signification même de ce verbe : accueillir…

C’est pour ça que je ne bosse jamais avec les stars, d’ordinaire, à cause de leur ego qui déborde. Ça ferait trop d’étincelles avec le mien…

Alors expliquez-moi ce que je fais ici !

Notre rencontre, nous la devons à notre connaissance commune : Margaux.

Vous me ferez penser à l’en remercier, je manquais un peu de plans-galères, ces temps-ci…

Elle m’a convaincu de l’importance de cette rencontre, de notre collaboration future dans nos carrières respectives, et je suis assez de cet avis. Vous connaissez Margaux depuis longtemps ?

Plus longtemps que vous, j’imagine… Nous sommes amies depuis notre plus tendre enfance. Elle est comme ma sœur…

C’est à ce moment-là que Freyburger fait pivoter son fauteuil pour planter son regard sombre cerclé d’écaille dans le tien.

Je vous envie. D’avoir un lien aussi fort avec elle, je veux dire. C’est quelqu’un de rare. Doté d’un talent fou, de surcroît ! Il y a deux ans de cela environ, alors que je flânais dans les rues annéciennes, je suis tombé en arrêt devant l’une de ses toiles, exposée à la Galerie Royale : Souvenirs en camaïeu de verts brisés. Ça faisait un moment que je n’avais pas été autant interpellé par une œuvre, et j’ai absolument voulu en connaître l’auteure, la rencontrer. Et puis, on a sympathisé, on s’est revus, je l’ai invitée avec son mari à mon dernier vernissage…

Permettez-moi d’être plutôt surprise de votre bonne entente ! Margaux est une femme simple, généreuse, et qui déteste par-dessus tout les mondanités. Le contraire de vous en somme…

C’est justement sa simplicité, sa vision du monde qui nous entoure, qui m’a conquis chez elle… Vous voyez ce portrait, ce cliché intitulé Clair de femme ? C’est à lui que je dois ma notoriété, il m’a rendu célèbre aux quatre coins de la planète. Cette femme qui pose pour moi, je l’ai arrêtée un jour en pleine rue, elle était au bras de son homme. J’ai tout de suite été capté par la lumière qui émanait d’elle. J’ai voulu la photographier partout. Et vous êtes pareille qu’elle, Solenn, vous êtes ce clair de femme, indubitablement. Mais un clair de femme que vous grimez trop, que vous camouflez trop sous ce maquillage outrancier. Ces fringues haute-couture et vos postures de star, ça vous édulcore ! Moi, je veux vous débarrasser de tout ça, du superflu, de l’inutile, pour révéler la femme que vous êtes dans sa plus complète nudité…

C’est-à-dire ?

Je vous veux au naturel, sans aucun artifice, pour une séance de trente-six heures non-stop.

Sans aucun vêtement, donc ?

Vous m’avez parfaitement compris ! Ça vous pose un problème ?

Entendons-nous bien, Alexandre, je ne fais pas dans l’érotisme. Pas question de photos suggestives pour m’exposer dans Playboy ou Penthouse…

Faites-moi confiance, Solenn, je suis un artiste !

Le photographe de renom se lève et te tend une main décidée dans le but de conclure ce pacte qui doit te remettre sous le feu des projecteurs. Et tu la serres sans l’ombre d’un doute. Tu sais que tu ne pourras jamais revenir sur le devant de la scène sans lui, sans sa mise en lumière.

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