56 : Un aller simple pour Bobigny

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« Le voyage est une aube qui n’en finit pas. Comme Jim Harrison, je trouve que c’est beau, l’aube, les aubes du monde, […] par­tout, que ce soit avec l’éléphant qui boit, les usines qui fument, les Andes poudrées, Paris la brume derrière Belle­ville. C’est l’aube qui est belle parce qu’elle embellit. »

Bernard Giraudeau, Cher amour (2009)

L’Étoile du Lac

Route du port

Saint-Jorioz (74)

le 17 mars 2008

19:30

Le bistrot va fermer.

Après, il faudra que j’erre ailleurs, sur le sentier lacustre qu’emprunte toujours Werner à 8 heures du soir passés.

Un maître et son chien ou son chien de maître ?

Il est l’homme à abattre, la seule rencontre que je regrette.

Je ne me souviens plus exactement de ce moment où il est entré dans mon existence.

Ce moment où j’aurais dû le trucider.

Mais le trucider alors, c’était devenir un meurtrier et te perdre.

Et je ne voulais surtout pas te perdre, j’avais déjà tellement de mal à réaliser.

Réaliser cette chance, un soir d’octobre 93.

Ce soir où ma route a croisé la tienne…


Ça faisait deux ans que j’avais quitté mon pays, deux ans que je squattais Bobigny.

J’ai toujours su que je devrais partir.

Parce qu’on était trop de bouches à nourrir, parce qu’on crevait la dalle.

Gamins, on jouait au foot parce qu’on n’avait conscience de rien.

Ou peut-être parce qu’on espérait.

Les grands frères nous disaient toujours :

« Si t’es bon au foot, un jour, une grande équipe viendra te chercher pour t’engager. Un jour, tu vivras en Europe, et t’auras plus jamais faim. Et nous, on te regardera peut-être à la télé, pour peu qu’elle fonctionne encore chez Ahmed ou Ouissa… »

Mais quand le fleuve Niger a emporté Fatou, ma petite sœur, j’ai compris que le foot était surtout un exutoire.

Une façon comme une autre de s’évader d’une réalité trop morbide, de survivre.


Ce n’est que beaucoup plus tard qu’est venue cette aspiration de liberté qui m’a incité à fuir.

La dictature nous brimait, on avait à peine de quoi vivre.

Il fallait que ça change.

Les anciens continuaient à prier le fleuve mais moi, je savais que ça ne servait à rien.

Je l’ai dit à Mina.

Je lui ai dit qu’il fallait qu’on parte.

Pour elle, partir, c’était insensé, c’était de la folie.

C’était tout ça à la fois, seulement c’était vivre aussi.

Mais nos adieux furent difficiles.

Les frères, les cousins, les enfants.

Et maman…


La route a été longue, périlleuse, parsemée d’embûches.

Au point de vouloir renoncer parfois.

Au point d’en chialer.

— Et si je m’étais trompé ? doutais-je.

Mais Mina me donnait toujours la force d’aller plus loin :

— Non, tu ne t’es pas trompé. C’est notre seule issue, notre seul salut.

On a gagné l’Algérie, puis la Libye à bord de camions clandestins.

Certains de nos compagnons d’infortune y furent torturés, des femmes violées.

Là-bas, on tue par racisme.

Pour échapper à ce funeste destin, on se réfugia neuf mois au camp de Zabrata.

Une première tentative de traversée de la Méditerranée, avortée.

Puis une seconde sur une embarcation de fortune.

Le bateau d’une ONG pour nous sauver d’une noyade certaine après naufrage.

Puis, la France enfin.

La patrie des droits de l’Homme.


A la misère de nos débuts se sont substituées les aides financières, alimentaires, et les petits boulots.

Des squats, des expulsions, on en a connus beaucoup.

Jusqu’à ce que tu tournes à deux pas du centre d’hébergement temporaire que les forces de police souhaitent nous faire évacuer.

On ne veut pas quitter la France.

Alors on cherche des solutions, illusoires pour la plupart.

Des camarades ont appris que Crozats faisait de la cité Paul Eluard le décor principal de son dernier film.

Hantent les lieux du tournage dans l’espoir de capter l’attention d’une caméra, d’un journaliste ou d’un people.

Mais de people, il n’y a que Stephen et toi.

Et Stephen est trop accaparé par son long métrage.

Alors quid de la grande Solenn Avryle, l’actrice top-modèle placardée sur tous les abribus du quartier ?

La diva-star ne se fera pas si hautaine que sa réputation le laisse entendre, et finira par tendre l’oreille entre deux raccords maquillage.

C’est ce que Souad me dira peu de temps avant notre rencontre, moi qui devine à peine qui tu es…

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