62 : "Romy"

8 minutes de lecture

« Être acteur, c’est voir en permanence ses faiblesses exposées face à la caméra. »

Emir Kusturica

Boulevard d’Argenson

Neuilly-sur-Seine (92)

mars 1994

Paul fait toujours partie de ton paysage, comme une tache indélébile qui nécroserait ton cœur et ton âme. Sa plainte contre toi n’a pas abouti et restera sans suite, faute de témoin et de preuve, mais il tient déjà sa revanche : le juge aux affaires familiales campe sur ses positions. Malgré ta sobriété avérée depuis de nombreux mois – en dépit de quelques menus écarts tenus secrets – et ta stabilité psychologique retrouvée, tu ne recouvres aucun droit parental ou de visite concernant Jérémie.

Tu ne montres rien, fais celle qui encaisse sans broncher, celle que ça n’atteint pas, mais Mina, récemment engagée à ton service, te prendra en défaut, une bouteille à la main, le goulot à la bouche, à t’enivrer à même le sol, en pleine nuit.

Quoi ? Qu’est-ce qu’elle a à me regarder comme ça, Mamadou ? Elle a jamais vu quelqu’un se mettre minable ?

Vous ne devriez pas boire autant, Madame…

Fous-moi le camp d’ici, tu m’entends ? J’ai pas besoin de ta pitié, j’ai besoin de personne ! De personne… Alors fiche-moi la paix !

Tu replonges. Après t’en être sevrée, après t’être battue pour remonter la pente. Tes retrouvailles avec ton vieil ami ne se font pas sans heurts. L’alcool te rend irascible, agressive, te fais dire des choses que tu ne penses pas. Le jour, tu donnes le change, te fonds dans le décor, endosses le costume de Romy, pas si éloigné du tien d’ailleurs. Et si tu dérapes, tu la charges, prétextes que c’est à force d’être elle, qu’elle te déteint dessus. Mais la nuit, tu joues avec les ombres, te caches pour tomber le masque, arracher tes pansements de fortune et laisser saigner tes plaies à vif. Je m’en rends compte parfois. Parfois j’entre dans la cuisine et de rage, tu éclates ta fiole de vodka en la balançant contre le mur. Tu ne veux pas que je te vois comme ça. Moi, j’essaie de m’agenouiller près de toi, de te prendre dans mes bras, mais tu me repousses, tu dis que ça ne me regarde pas. Que c’est ta vie, que je ne suis là que pour le meilleur, que je n’ai pas à connaître le pire.

Et parfois, nos soirées se font moins moroses. Tu me montres des films, me fais écouter les musiques que tu aimes, me parles des bouquins qui t’ont marquée, de ton enfance dorée… Parfois, on sort dîner au Flora Danica, en amoureux complices ; parfois, on y rejoint Sébastien et Stephen. Parfois, lorsque l’on s’en revient, on fait l’amour dans l’entrée, le salon, ou la chambre, avant de se coucher. Et puis, tu te relèves, toujours, pour t’isoler. Dans la salle de bain ou la cuisine. Comme un besoin de te retrouver en tête à tête avec tes démons, d’être seule pour t’abandonner. Te libérer de tout ce qui te contraint au quotidien, du maquillage et des jeux de rôle…

Crozats ne soupçonne rien. Il devine bien quelques cernes sous le grimage, tes rides qui s’accentuent au coin des yeux, mais ça n’affecte pas la qualité de ton interprétation, ton mimétisme. Jusqu’à cette scène. Celle que tu ne parviens pas à jouer. Celle de la dernière nuit de Romy.

***

11, rue Barbet-de-Jouy

Quartier des Invalides

Paris 7e

fin mars 1994

Coupez ! Bon, Solenn, ça ne va pas du tout ! On n’y croit pas une seule seconde… Je ne vois rien, ne ressens rien. C’est vide d’émotion, vide de sens, vide de tout. Romy parle à David, bon sang ! Elle parle à son fils, son alter ego. C’est pas n’importe qui ! Il faut qu’on le voie dans ses yeux, qu’il en soit palpable. Qu’on perçoive le sourire qui se dessine sur sa bouche dès qu’il apparaît, sa tristesse, la douleur que provoque son absence. C’est son confident de la nuit, celui qui la conseillait, qui la coachait quand elle répétait ses rôles. Il était tout pour elle, tu comprends ? Je veux entendre sa voix, son accent, son intonation si particulière quand tu prononces son prénom : « David ». Comme quand elle s’adresse à Samy Frey dans César et Rosalie : « David »… Comme tu l’articulais l’autre jour. « David »…

Putain, mais je suis pas Romy ! hurles-tu. Je suis pas Romy… J’ai pas sa voix, je suis pas comme ça, j’aime pas David ! J’ai cru qu’on se ressemblait, à plein d’égards, mais je suis incapable de me projeter, d’aimer un gosse comme elle a aimé le sien, à en crever…

Des larmes affluent au bord de tes yeux. Ta voix s’éteint dans un sanglot. Tu ne visualises pas David, non. Tu ne le peux pas… Ça fait dix mois qu’il est parti, dix mois que Romy lui parle tous les soirs, dix mois qu’il lui manque, que son cœur bat au ralenti, dix mois qu’elle lui survit et qu’elle n’en peut plus… Dix mois d’atroces souffrances pour cette maman qui a perdu son fils trop tôt. Ça devrait être pareil pour toi qui n’as pas revu Jérémie depuis des lustres ; il devrait te manquer autant qu’à elle, mais non, rien. Tu culpabilises juste. De ne pas avoir été une bonne mère, de ne pas avoir su faire. Peut-être qu’il t’a manqué, un jour ou deux, quand tu te sentais trop seule. Mais c’est juste parce que ça giflait ton ego ! Parce que ce n’est pas ça qui te fait le plus mal. C’est le fait qu’un simple petit juge, un petit magistrat borné, ait pu estimer que tu n’étais pas digne d’assumer tes droits parentaux, pour la seconde fois. Qu’il ne te laisse aucune chance d’essayer d’être à la hauteur, qu’il n’ait même pas vu combien tu t’es battue pour tenter d’être un tant soit peu potable comme mère, presque normale. Non, lui a décidé que tu en étais indigne.

Je ne suis pas comme ça, te reprends-tu plus calmement en reniflant. Je la comprends pas. Je n’aime pas assez mon fils pour comprendre cette relation fusionnelle qui la liait à David. Je n’en ai pas les armes…

Stephen se rapproche de toi, te serre fort dans ses bras pour te consoler. Et murmure doucement à ton oreille un « viens… » pour que tu acceptes de le suivre, pour vous isoler loin de la logistique et des caméras. Une fois en tête à tête, il poursuit :

T’as pas besoin d’être parfaite, Sol. On a tous nos coups de blues, nos défauts, tous ces trucs un peu trop persos qui nous bouffent… On a tous ça en nous. Mais au lieu d’en faire des boulets qu’on se traîne, il faut apprendre à les apprivoiser, à s’en servir. A bon escient. C’est ce qui fait que Romy a été une si grande actrice. Toutes ses blessures, elle les a exacerbées dans son jeu, dans ses rôles. Que ce soit dans Le vieux fusil ou La passante du Sans-Souci. Tu te souviens de cette scène au restaurant, quand le gamin joue du violon pour elle ? Toute l’équipe du tournage pensait qu’elle allait flancher, qu’elle ne réussirait pas à la jouer, à cause de l’accident, de David. Mais elle l’a fait, avec maestria. Ce sont de vraies larmes qu’elle verse, bien sûr, parce que le môme lui rappelle son fils, mais toute cette émotion, elle la met au service de l’interprétation de son personnage. Et c’est pour ça qu’on y croit… Tu vois, c’est en cela que tu lui ressembles. Tu as la même sensibilité qu’elle, et autant de blessures. C’est ce qui fait ta force en tant qu’actrice. C’est ce qui fait que tu as autant de talent qu’elle, ce qui fait que tu es toi… Alors ne laisse pas les autres gâcher tout ça, tu m’entends ? Fais-le pour toi…

A ces mots, tu te blottiras contre lui, comme une petite fille. Vous parlerez longuement. De la Romy qu’il a rencontrée en 78, du projet de long métrage qu’ils avaient ensemble, du décès de David qui a tout emporté avec lui. De ton père qui était fan de l’actrice et qui t’a transmis sa passion pour elle, de ce rêve inassouvi de lui donner la réplique, de tes déboires. De ta relation avec moi…

Une seule prise suffira le lendemain ; tu y seras grandiose, impériale.

Romy sera un succès, tant public que critique.

Alain Delon dira de toi :

« J’ai vu Romy revivre à travers elle, à travers Solenn. Elle était Romy, complètement. Ça m’a bouleversé… »

Romy, ton dernier rôle. Par choix.

***

Studio Gabriel

Pavillon Gabriel

9, avenue Gabriel

Paris 8e

mi-novembre 1994


Alors pourquoi vouloir renoncer en pleine gloire à ce métier qui t’a tant donné, Solenn ?

Parce que j’ai l’impression d’en avoir fait le tour, Michel (31). En tant qu’actrice, je veux dire… L’impression qu’avec Romy, j’ai bouclé la boucle. C’est Crozats qui m’a mis le pied à l’étrier il y a quinze ans, et c’est lui qui m’a offert cette ultime partition, parce qu’il savait que c’est à Romy que je dois ma vocation, à Sissi et Rosalie, que mon père m’a fait découvrir enfant… Oui, c’est à Romy, à Crozats et à mon père que je dois tout. Alors la boucle est bouclée, oui…

Mais n’as-tu pas encore quelques envies à assouvir, quelques rôles que tu rêverais d’interpréter ?

Non… En tout cas, aucun qui soit assez fort pour me retenir. Dit comme ça, ça peut paraître présomptueux bien sûr… Les esprits chagrins objecteront que je n’ai pas exploré tous les genres, que je n’ai jamais embrassé de comédies, mais je ne suis pas faite pour ça, je suis une tragédienne… Et j’ai toujours pensé qu’il était plus facile de jouer dans un drame, que c’était plus universel. Une comédie, c’est plus difficile. C’est plus difficile de faire rire sans surjouer, l’humour étant plus subjectif aussi. Ça requiert plus de talent. Et les humoristes en débordent – ce n’est pas Laurent ou Virginie (32) qui le démentiront

Tu leur souris, complice, avant de reprendre :

D’ailleurs, leurs prestations à contre-emploi le prouvent souvent : Coluche dans Tchao Pantin ! ou Bourvil dans Le Cercle Rouge. Mais moi, qu’aurais-je eu de crédible dans un film comme Les Visiteurs ? Sérieusement, vous me voyez remplacer Valérie Lemercier ou Marie-Anne Chazel au pied levé ?

***

Un dernier rôle officiel, oui, sans toutefois mettre un terme définitif à ta carrière cinématographique, à ton amour pour le Septième Art. De l’autre côté de la caméra…



(31) : Il s’agit ici de l’animateur Michel Drucker, présentateur de l’émission quotidienne Studio Gabriel de 1994 à 1997.

(32) : L’imitateur Laurent Gerra et la comédienne Virginie Lemoine firent partie des chroniqueurs récurrents de Studio Gabriel.

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