74 : La chambre du fils

5 minutes de lecture

« J’ai essayé tout l’hiver d’imaginer le printemps – il est là et je me sens toujours aussi désespérée. »

Marilyn Monroe, Fragments

Villa Lagune

Le Brouillet

Sevrier (74)

19 décembre 1998

6:45

J’embrasse du vide.

Te faire l’amour ne te réchauffe pas.

Ne suffit plus à accrocher tes iris azurés aux miens.

Je me noie dans ton absence, mais persiste à t’aimer malgré toi.

Ma besogne achevée, tu m’écartes pour quitter notre couche et enfiler à la hâte ce vieux pull de laine gris chiné qui traîne sur la coiffeuse, puis t’empares d’une cigarette que ton briquet embrase furtivement.

La maille que tu viens de glisser sur toi sans l’ajuster te rend trop désirable, quasi irrésistible, mais je résiste et ne pipe mot.

Je n’ose pas te dire que tu es belle dans la pénombre du matin, même négligée, la chevelure en bataille et sans fard.

Non, je n’ose pas te dire toutes ces choses que tu n’es pas disposée à entendre.

D’humeur morose, tes pieds nus effleurant le parquet d’ébène, tu trottines jusqu’au fauteuil damassé caramel dans lequel tu aimes te lover parfois, portée par une légèreté qui n’appartient qu’à toi, malgré ta pesanteur intérieure. La Royale Menthol figée entre tes lèvres roses, tu plonges une main dans ton sac pour en ressortir deux photos floutées que tu balances sur le tapis persan jouxtant la cheminée, brûlante des cendres qui y couvent encore. Puis, tu t’assieds en tailleur, enroulée dans un plaid en mohair bleuté attrapé au vol, ramasses les deux clichés échoués pour en scruter les détails à travers le fond de ton verre de scotch.

Les traits de ton fils, qui a probablement considérablement grandi depuis. Six ans, presque la moitié de sa vie. Le whisky que tu t’envoies cul-sec te corrode l’œsophage, mais cette souffrance-là est indolore. Bien plus que celle de n’avoir jamais su être mère…

Tu devrais être heureuse pourtant. L’année qui vient de s’écouler t’a remise sur le devant de la scène médiatique. Depuis la diffusion de ton documentaire Les oubliés de Bangkok, tu es invitée partout. Dans la plupart des magazines d’information. Plus que jamais, ton regard éclairé, aiguisé sur l’actualité d’une société qui ne te laisse pas insensible, compte. Ton envergure politique se forge doucement, sans que tu ne forces rien, sans même le chercher. Au grand dam de Werner.

Werner, le grand perdant face au juge aux affaires familiales, celui qui t’accorde, pour la première fois depuis plus de neuf ans, le droit de revoir légalement ton fils.

Il doit arriver dans quelques heures. Nous avons préparé sa chambre ensemble, dans cette nouvelle maison que nous occupons depuis six mois, en bordure du lac d’Annecy. Noël se passera sans lui, mais tu mets beaucoup d’espoir dans cette rencontre à laquelle tu ne croyais plus. D’espoir et de doutes aussi, à fleur de peau. Parce que tu réalises que même en tenant un nourrisson comme Aaron, mon neveu, dans tes bras, tu n’es pas à la hauteur de ce qu’on attend d’une femme. Tu ne sais pas être tendre, maternelle, sauf quand les minots ne sont en rien proches de toi. Alors, qu’en sera-t-il avec Jérémie, et quelle sera sa réaction en ta présence ?

Depuis notre lit, je t’observe, désarmé. Comment te redonner confiance en toi ? Me faire violence ? M’approcher de toi à pas de loup, m’accroupir à tes côtés et poser une main sur ton épaule ?

Hey, t’inquiète pas, OK ? Ça va aller…

Des platitudes. Je ne sais plus te prendre. Ni consoler ta douleur avec mes mots ou mes gestes. Il n’y a plus que cette putain de nuit qui t’isole, insigne de mon impuissance…

Tu écrases ta clope dans une coupelle en porcelaine et te relèves précipitamment pour ne pas te heurter à mon regard ou ma sollicitude.

Je vais prendre une douche…

Dans ta bulle, tu m’échappes encore, inaccessible. Tu t’échappes afin de trouver refuge et puiser dans tes ressources pour t’affronter tout à l’heure. Quand il sera là, face à toi.

***

Villa Lagune

Le Brouillet

Sevrier (74)

19 décembre 1998

10:15

Une berline grise s’engage dans l’allée enneigée et le dépose, un sac à dos sur l’épaule.

Tu t’avances vers lui, ne sais pas quelle attitude adopter pour l’accueillir.

Bonjour Jérémie. On s’embrasse ?

Il ne répond rien et ne fait aucun geste pour t’encourager en ce sens. Il franchit sans mot dire la barrière de ton corps pour pénétrer dans notre demeure, interrompt sa course devant moi, la mine défaite de dégoût. Son modeste mètre quarante n’empêchera pas son cracha de m’atteindre au visage.

J’aime pas les blacks !

D’un revers de manche, j’essuie ma joue tandis qu’il s’impose dans le vestibule. Tu veux intervenir, le recadrer, lui inculquer cette once de respect dont il semble totalement dépourvu, mais je stoppe ton élan d’un geste.

Laisse. Il faut juste qu’on s’apprenne mutuellement, qu’on fasse connaissance.

Un silence oppressant s’ensuit. Sans réelle conviction, tu tentes de le briser.

Tu veux déposer tes affaires dans ta chambre ?

Tu es hésitante, mal à l’aise, comme si tu oubliais ton texte et n’avais pas travaillé ton rôle. Un rôle que tu répètes pourtant depuis plusieurs semaines déjà.

Viens, je t’y accompagne. Suis-moi…

Il traîne des pieds en sillonnant le long couloir, jusqu’à la porte de la pièce spécialement aménagée pour lui. Celle-ci s’ouvre sur un gigantesque open-space tapissé d’un camaïeu de teintes marines, et maculé de jouets plus ou moins adaptés à son âge. Sur le lit semi-mezzanine, une montagne de cadeaux : une console de jeux Game Boy Color, des CD et autres vidéos-cassettes sans doute trop gamins pour lui, des peluches…

Son regard dédaigneux s’accroche partout et n’épargne rien.

C’est moche, lâche-t-il lapidaire. Je suis plus un bébé !

Il jette son sac au sol, grimpe l’échelle de bois peint et se met à sauter sur le paddock. Tu décides de le laisser s’approprier les lieux.

Si tu as besoin de quelque chose, on est au salon. N’hésite pas…

Sa réplique est sans appel : il envoie valser l’ensemble de tes présents à travers la pièce et s’apprête à s’attaquer au papier-peint. Médusée, tu tentes néanmoins de le retenir, alors même que je reste stoïque, estomaqué par le comportement de ton gosse.

Lui se débat comme un diable pour ne pas que tu le touches, ouvre en grand la baie vitrée pour s’enfuir dans le jardin en déflorant la virginité de la neige de ses traces jusqu’au ponton de bois surplombant le lac. Arrêté en pleine course par l’impasse que constitue l’étendue d’eau cristalline, il se met à hurler comme un fou.

Terrassée par la stridence de ce cri, le sol se dérobe sous tes pieds au moment même où tu perds connaissance dans mes bras. Je t’allonge sur le lit-mezzanine et compose le numéro de Mina. Elle accourt rapidement, téléphone à ton médecin-traitant tandis que tu reprends conscience et que je m’élance à mon tour dans le jardin pour calmer Jérémie. Celui-ci consent à m’écouter si j’appelle son père dans la minute pour qu’il vienne le chercher. A cet effet, il me tend son Nokia et me somme de contacter ce dernier. A l’autre bout du fil, Werner jubile. Tu ne reverras plus jamais ton fils.

***

Trois mois de profond mutisme et de dépression sévère.

Ni Stephen ni Margaux ne sauront t’en extraire.

Il nous faudra attendre que tu acceptes de faire le deuil de ta parentalité.

Il nous faudra attendre que tu refasses surface…

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