80 : D’Avryle en automne

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« Nous sommes bien conscients qu’il y aura des gens qui ne vont pas aimer du tout, mais… Est-ce que c’est tellement important ? »

Romy Schneider, à propos du film La Passante du Sans-Souci, réalisé par Jacques Rouffio, au cours d’une interview accordée à France Roche en 1982.

Villa Lagune

Le Brouillet

Sevrier (74)

fin novembre 2000

Un rideau de pluie s’abat sur le lac, martelant la baie vitrée du salon sans relâche. La mélancolie de l’automne s’invite sur ton piano ; tu y entonnes Et un jour une femme, le dernier titre de Pagny. Ton regard se trouble, les paroles signées Lionel Florence te touchent en plein cœur et te font prendre conscience de la femme que tu es.

***

« R’trouver en soi un avenir peut-être /

Et surtout l’envie d’être ce qu’elle attend de vous… »

***

Tu suspends le jeu de tes doigts sur une note, en comprends le sens, celui qui te guide vers cette ultime décision. Le journal local traîne encore sur la table basse ; la candidature officielle de Paul Werner aux prochaines élections municipales s’y affiche à la une. C’est Margaux qui t’en a parlé la première, c’est elle qui voulait à tout prix s’opposer à lui. Mais l’anonymat de son patronyme ne lui confère aucune aura, n’est en rien rassembleur pour constituer une liste électorale digne de ce nom, lui permettant d’envisager sérieusement de l’emporter face au leader du parti extrémiste Nation France. Alors que le tien brille encore au firmament, et pas seulement grâce à ta filmographie. Il faut dire que tes nombreuses prises de position publiques, tes divers engagements caritatifs jouent également en ta faveur et contribuent pour beaucoup à l’affection que l’on te porte. Au fil des discussions, tu te laisseras finalement convaincre, benoîtement appuyée par mon esprit candide. Stephen y est plus ouvertement hostile, votre conversation téléphonique de la veille s’étant rapidement montrée houleuse.

***

— Tu ne te rends pas compte, Sol, que tu vas droit dans le mur ? Werner, c’est le diable en personne ; tu ne peux pas t’attaquer à lui de manière aussi frontale, sur son propre terrain, sans risquer de te brûler les ailes. Tu sais très bien qu’il ne t’épargnera pas, ne te fera aucun cadeau. Crois-moi, ma belle, je te connais par cœur, comme si tu étais ma fille, et pour moi, ça ne fait aucun doute : tu n’es absolument pas de taille à l’affronter…

***

La suffisance de son ton, sa condescendance, son côté paternaliste et donneur de leçon t’agacent de plus en plus. En particulier depuis l’insolent triomphe de Leaving Norma Jeane en septembre dernier, celui qui te renvoie à la figure le plus récent de tes cuisants échecs : Bord de mer.

***

— Oh bien sûr, c’est facile pour toi, tout te réussit…

Tu sais très bien que c’est faux, Sol !

— Mais bien sûr que si ; tu excelles dans ton art, et même quand tu te plantes, tu retombes toujours sur tes pieds… Là je vois bien que tu n’en as plus que pour ton nouveau projet ciné, ton nouveau film ; tu ne vis que par et pour ça. Et puis, tu as ce talent inné, un talent fou… Alors que moi, derrière une caméra, je n’ai pas l’art et la manière, je ne sais pas faire ce que tu fais toi, je n’ai pas ton regard. Je ne suis ni scénariste, ni directrice de casting… Et actrice, je ne veux plus l’être, je ne veux plus être l’instrument d’une futilité sur pellicule ; j’y ai renoncé. Évidemment, tu objecteras qu’hier, ce n’était pas si futile à mes yeux, que c’était même ma raison d’être. Seulement aujourd’hui, qu’en reste-t-il ? A-t-on vraiment compris un seul des messages que mon interprétation tentait de faire passer à travers les rôles que j’ai pu endosser ? Non, on n’a retenu de moi que la belle blonde, mes charmes, ma façon de jouer ou débiter mon texte peut-être, pas l’écorchée vive qui se nichait sous ma carapace de star… Tu comprends, je veux que ma notoriété serve à quelque chose, qu’elle soit au service de la collectivité, de mes concitoyens. Comme j’ai pu le faire au travers de trop rares actions isolées, désintéressées. Je ne cherche plus la reconnaissance, celle après laquelle tu cours encore. Tu vois, nos aspirations divergent vraiment désormais…

***

Froissée par son manque de soutien, vous ne vous reverrez qu’une seule fois, à Noël, chez Margaux.

Les sourires de façade, les pitreries pour donner le change, les cadeaux, les enfants. A aucun moment nous n’aborderons la politique ou le cinéma. Puis viendront vos dernières embrassades, et l’affection, la tendresse qui couvent encore sous les non-dits. Un « prends soin de toi, ma belle » comme ultime au revoir, cet adieu-prélude qu’il te soufflera avant de s’envoler pour l’Andalousie, son ultime acte d’amour de ton vivant. Parce qu’il le sait, même entourée de sa garde rapprochée, son petit samouraï aura fort à faire, solitaire dans l’adversité, face à Werner.

C’est en janvier de l’année suivante que tu lanceras officiellement les hostilités, lors de l’inauguration d’un nouveau groupe scolaire portant honorifiquement ton nom, dans le quartier populaire annécien de Novel-Teppes. Tout un symbole…

***

— Ne trouvez-vous pas, Madame Avryle, que votre décision de vous présenter aux élections municipales d’Annecy soit quelque peu opportuniste, notamment face à votre ex-époux Paul Werner ?

— Il ne s’agit pas d’opportunisme, mais bel et bien d’un engagement aussi citoyen qu’altruiste. Annecy est ma ville de naissance et de cœur, et je souhaitais vivement proposer à mes concitoyens un autre projet municipal, une autre voie, un autre avenir que celui qu’incarne Monsieur Werner. Car c’est à son programme de campagne que je m’oppose, aux idéaux qu’il défend et dont il a fait depuis longtemps son cheval de bataille, pas à lui personnellement. Oui, mon combat sera politique, afin que ma vision de la gestion de notre ville, proche des préoccupations de tous les annéciens, se pose en alternative démocratique crédible face aux dangereux extrémismes portés par le parti Nation France.

— Vous vous présentez sans étiquette, mais votre programme se rapproche beaucoup de ce que prône habituellement la gauche socialiste…

— Le clivage politique actuel gauche-droite, hérité de la Révolution française, n’a plus aucun sens aujourd’hui. Ce qui rassemble, ce sont des valeurs, un projet politique commun. Et celui que propose Monsieur Werner est surtout un hymne à l’intolérance et à la haine raciale, à l’individualisme et au capitalisme outrancier, laissant ainsi sur le bord de la route les petites gens. En somme, son programme se pare de tout ce qui peut diviser un peuple, bien loin de notre devise républicaine…

***

Dans ce combat, Solenn, je croyais pouvoir t’accompagner jusqu’au bout ; je nous pensais invincibles, toi et moi, unis comme les doigts de la main. Mais c’était sans compter avec ta part d’ombre et de mystère, celle qui t’a conduite à me dire non ce soir-là. Celle à qui je dois aussi notre dernière nuit d’amour…

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