Baldwin
Après nos partiels nous passions des journées longues et chaudes à disserter sur le sens de l’histoire. C’était sur un banc choisi par mes soins que se déroulaient nos argumentaires. Tout en appréciant la vue de mon ombre découpée au Soleil, je confiais à mon camarade de promotion, quelquefois, ma nostalgie d’une époque plus simple, où régnait une certaine tranquillité d’esprit ; il me rétorquait, Guillaume, Guillaume, les hommes ont toujours été les mêmes, mais jamais de la même façon. Pour lui, l’époque actuelle répondait à tous nos besoins et questions, et ouvrait le champ de tous les possibles. Cela dit, le mode de vie et la façon d’agir de l’homme avait selon nous peu ou prou changé selon les époques. Un souvenir de promenade me permit de peaufiner mes analyses.
Nous quittâmes un samedi après-midi la maison de campagne de mon camarade, à Lampertheim, pour aller explorer la forêt avoisinante. Bientôt égayé par les hauts arbres luxuriants, et cette nature préservée, je me surpris à regretter un temps ou l’homme en connaissait un rayon sur les bêtes et les étangs, loin de tout système économique hors-sol et froid. Où l’homme, fort de valeurs encore bien enracinées, pouvait encore vivre en communautés soudées. « Dans la nature tout n’est que lutte pour la survie de chacun », exposa Nathan. Ce à quoi je lui fis savoir qu’une concurrence financière féroce égalait les luttes livrées entre grands mammifères pour leurs besoins. Quand a-t-il existé ce temps de paix fusionnel entre les hommes et la nature ? Mon ombre s’égaya dans notre sentier forestier et sembla, immobile, écouter nos propos. La voie parsemée de sorbiers que nous suivîmes se poursuivit pendant quinze minutes. Un sentiment d’étonnement commença à nous presser. Guillaume vérifia le tracé du chemin sur Google Maps et s’aperçu, stupéfait, que celui-ci s’étendait sur des dizaines et des dizaines et des dizaines de kilomètres. « Ne continue pas », me conseilla-t-il. « Je ne veux pas observer ce qu’il y a au bout ». Je me surpris à rire légèrement, après tout, que pouvait bien contenir ce tracé, sinon une réserve naturelle mal enregistrée ? Insatiable je prévins Guillaume de mon retour dans une quinzaine de minutes ; je voulais tâter le terrain.
Le sentier débouche bientôt sur une immense clairière ; plus rien ne m’est familier sauf : une sensation intense de déjà-vu, et mon ombre qui prend une teinte entre le noir et le gris le plus foncé : une illusion d’optique due à la surprise, sûrement ! Je ne suis jamais entré dans une clairière aussi giboyeuse, remplie de gazouillements de toute espèce d’oiseaux ; des écureuils se faufilent en lézards, furtifs, sur leurs branches ; c’est une vraie cacophonie ! Un concert de cris de biches et de chats sauvages. Est-ce donc cela le paradis rousseauiste auquel tout homme songe ? Ma béatitude est amoindrie lorsque je me rends compte que mon téléphone ne s’allume plus ; je n’ai pas la dignité de philosopher, car alors, j’entends des grognements de plus en plus en proches de moi, et, en un coup de vent, mon ombre va m’entraîner dans une course folle, lorsqu’un sanglier encroûté de boue se rue sur moi, sans autre forme de procès ! A ce moment où, courant comme je ne courus plus, ma chute terrestre est interrompue par le bruit lancinant d’une flèche : l’arme transperce sans scrupule la peau de la bête qui tombe raide mort, quand, de nouveau, je manque de m’écrouler dans la fange épaisse lorsque j’aperçois, pendant une fraction de seconde, la figure, cachée derrière une rangée de frênes, d’un cavalier barbu jusqu’aux genoux et aux énormes sourcils. Dites-moi, ce que je viens d’observer n’est que le fruit de mon esprit parce que ce n’est tout bonnement pas concevable, non, ça ne le sera pas, sans doute une partie de béhourd égarée, mais quoi de plus ? En poursuivant mes pas je ne peux que ricaner face à ce spectacle…
… Le long de la traversée je ne peux que conspuer l’odeur de décomposition et d’humidité animale qui paraît sortir des troncs d’arbres, et décide, dégoûté, de me boucher le nez jusqu’à arriver devant ce qui me semble être la source de cette senteur purulente : un long poteau de bois dressé, recouvert d’un tissu de lin, que, pris d’une soif de discernement, je décide de relever…
C’était un scalp.
Alors je disparais, Oh mon dieu, gémis-je, allez allez… rentrons qu’est-ce que je fabrique dans ce trou perdu. Regagnons le chemin tout droit, non, ce n’est pas humain, ce n’est pas de notre monde… vite je m’engage, Guillaume est encore en train d’attendre…
Hé, hé, mais c’est quoi ce chemin ? Ça fait vingt minutes que je me suis retourné ? Je manque de… lorsque me retournant la grande clairière m’apparut de nouveau, face à moi.
Le seigneur Bodon, exaspéré par les conflits vassaliques et des pénitences nouvellement ordonnées par la prêtrise, a choisi aujourd’hui de prendre un bain d’étang. Sa barbe d’encre noire en fourches, qui cache entièrement ses joues, sa bouche et son torse, trempe dans l’eau saumâtre du cours d’eau poissonneux ; son ventre enflé par la venaison se détend enfin ; il pousse un petit rugissement, le regard sombre. Mais un seigneur doit toujours être aux aguets de sa terre ; son honneur et ses recettes dépendent de cette habileté ; et le répit du seigneur Bodon est bientôt mince. Pendant qu’il s’asperge les bras de vase un messager freluquet surgit du bois sur sa monture brun crème, et s’avance vers lui, avant de lui susurrer quelques mots.
« - Har, miles fan graf Frowertwulf plundeerten eine allee in der kapelle fan sanata Ulirke unda barenint ihri woffnen foor, oum Lamperthema zao betreite. (Seigneur, les chevaliers du comte Frowertwulf occupent un alleu donné à la chapelle de Saint Ulrich, et commencent à jeter leur dévolu sur les terres de Lamperthem.)
Le seigneur Bodon se relève promptement, le regard mugissant :
« - Irr losseu si dirr werkelech goulaban, dere graf wuurd mit ainam speir om maund ainandan, wan air mian Laand borurth.” (Si le comte ne les fait pas repartir immédiatement, je lui planterais ma lance dans sa bouche)
Le seigneur Bodon, toute furie dehors, enfourche sa monture et galope en direction de son domaine.
Je ne sais maintenant si c’est le concert animal ou mon désir d’encyclopédiste qui me pousse vers le bout du sentier. La clairière laissait apercevoir ses bornes mal définies. Mon ombre froide tend l’oreille … j’écoute. Je sens : en tapinois car je ne sais ce qui peux me chuter dessus : une très forte odeur de gibier mêlée de sang, qui me crochète les narines. Puis ce sont des coups réguliers, empressés de venir à ma rencontre tant ils usent de vigueur au rythme de ma course. Bientôt, le Soleil me tendit sa bienvenue de rayons comme je n’en vis jamais d’aussi diaphanes. Est-ce une simple conjecture de ma part ou les éléments naturels m’étreignent violemment en constatant ma venue ? Le cœur de ma surprise atteint son climax lorsque je peux me repérer plus clairement sous la lumière ombrageuse ; je manque alors de vomir !
Les battements sont ceux d’un homme et d’une femme – sans doute en pleins travaux d’essartage - présentant les apparences les plus étranges que je ne vis jamais. Je ne m’imaginais pas auparavant que la morphologie humaine puisse revêtir des traits aussi durs et chaotiques. Le visage de mes grands-parents semblait déjà suffisamment rapiécé par les vicissitudes de l’existence, alors qu’en pouvait-il être de l’apparence des hommes d’il y a quelques siècles ? J’en ai une réponse aujourd’hui. Les mains élancées et gonflées de la femme tiennent fermement ce qui semble être un succédané de hache ; sa tête incroyablement aplatie regarde attentivement la disjonction de l’orme qu’elle s’apprête à faire tomber. A chaque coup elle pousse un petit grondement. Revêtue d’une simple tunique de lin, tout son corps est formé de bourrelets creusés ; sa poitrine glisse jusqu’aux genoux. Mais ce qui contribue alors à me faire prendre un mouvement de recul c’est la présence d’un goître du cou très développé chez cette femme. Je pense alors : « Manque de carence en sel, très courant à une certaine époque sans doute – mais laquelle ? Peut-être même que cette excroissance était-elle considérée comme une partie du corps à part entière. » L’homme partage cette caractéristique physique ; la gueule ouverte, haletant tel un chiot, il murmure incompréhensiblement un même mot ; cependant, lui seul semble avoir ressenti ma présence : pendant que sa compagne est occupée au labeur, lui ne peut s’empêcher de me scruter de façon absolument dérangeante, d’où mon désir explosif de me réfugier ailleurs, or encore faut-il que je sache où me diriger. Je fais alors appel à mes rudiments d’allemand pour essayer, avec la grâce de Dieu, de retrouver ce qui doit être le centre-ville de ce temps – maigre espoir, mais je suis déshydraté, et seul ; je ne pourrais survivre longtemps dans cette situation… alors, me concentrant sur l’abatteuse :
« Lamperthem ? Wo ist Lamperthem ? »
Aucune réponse. Je réitère ; la femme reste plongée dans son travail, et l’homme à susurrer ce désagréable « Balbo ».
Jusqu’à ce que l’orme tombe. Alors je vis la femme reculer, colérique et meuglante, au fracas de l’orme tombé sur la litière, et l’homme la suivre en poussant des cris de petits oiseaux. Tout en m’éloignant de même les mains sur mes deux oreilles. Quel comble ! Car le silence revenu la femme semble maintenant vouloir s’adresser à moi :
« Lamperthem ? », et sa voix faisait fuir les petites bêtes du sol.
Oui, Lamperthem.
Ce que je constate ensuite me décontenance jusqu’à l’exaspération. Les deux forestiers commencent à poursuivre leur chemin en m’ignorant plus que superbement.
Je ne sais pas quoi faire.
C’est lorsque la femme se retourne au but de quelques mètres vers moi en me criant de nouveau « Lamperthem ! Lamperthem ! » que je conclus ceci. J’ai basculé dans une époque où la psychologie humaine est éloignée à des années lumières de la nôtre. Elle me saisit jusqu’à me les broyer mes épaules d’historien frêle et m’emmène au pas ; je ne m’apprête cependant pas à entrer dans un commissariat mais dans un proto-village germanique.
Une odeur de silence imprègne la petite place de terre rouge battue qui constitue le hameau et semble le préparer en permanence à une gigantesque cohue humaine. Je détourne les yeux d’une petite cabane en bois vermoulue dans laquelle une paysanne, couchée sur le côté, allaite ses petits à la manière des truies, pour rechercher mes deux compagnons du regard ; ces derniers se sont déjà retournés sans aucun adieu. Je peux alors observer ce qu’un homme du XXIème siècle ne pourra constater que par les mots : une petite chapelle à moitié détruite au fond de la place – car ce lieu avait décidément cette configuration plus que celle d’un véritable village ; un groupe de cochons au pelage de suie arrache des joncs, ou ce qu’il reste des multiples carcasses d’animaux sur le côté des petites maisons ; un vieux castellum est fortifié à la droite de la chapelle. Mais le premier détail qui me fait alors réellement réagir physiologiquement est la présence, plus que du grand cimetière décharné face à moi, entre moi et le château, d’une vieille femme aux rides abyssales accroupie sur une tombe, qui me jette un regard dévot tout en grignotant les restes de ce qui était jadis un pied humain. Elle commence par se diriger vers moi avec la ferme intention, je me doute bien, de ne pas de me rendre de bons et loyaux services, donc, maintenant je vais décamper un peu plus loin et demander le gîte et le couvert à un homme de Dieu si possible. Le mur de la chapelle est chaud et piquant ; la vieille affamée continue d’avancer dans ma direction ; la littérature médiéval2e ne plaisantait pas lorsqu’elle disait que le besoin faisait même trotter les vieilles. Pour ma part je suis assez désemparé, car le battement du lourd cordon de bois servant probablement à ouvrir la porte de la chapelle ne laisse place à aucune réponse. Mais qu’est… Qui est ce vagabond qui sort soudainement de derrière la chapelle et se plante face à moi avec un sourire figé et seulement quelques cheveux sur le crâne ? Dois-je me méfier de cet œuf qu’il sort au petit bonheur de sa tunique et qu’il me propose en toute amitié ? J’avoue avoir hésité… mais seulement pendant un court instant.
Des rugissements rauques et un formidable pataclop de cheval mettent fin aux circonvolutions de mes deux nouvelles connaissances. Je vis alors s’arrêter au milieu de la place l’homme avec le regard et la barbe la plus noire que la pensée humaine puisse bâtir. Cet homme ne peut décidément ressembler à aucun homme de mon époque. Tétanisé, collé au mur de la chapelle, l’individu bondit de son cheval et commença à déverser ses foudres sur les deux habitants, dans un parler germanique qui ferait passer l’allemand actuel pour des ronronnements de chats :
« - Hoei, wos habe ikh dere gaisatrn ehsdagt ! : (Hey, je vous avais prévenu, que je vous donnerai à manger !)
Mocht buseb Harr! , pria le garnement à l’œuf, d’une voix lancinante et pleine de larmes ; oneserer faladar send felstandgig fem drok daz hamal, harr ! aberflotezt… (Nous sommes affamés Seigneur ! Nos champs sont détruits et infertiles, les hommes mangent des feuilles d’arbres pour subsister…)
Le seigneur se montra intransigeant :
- Du forstat darof, du forstat darof, dach ikh dir ewstzas soo ezzen geble ! Ainir fen euuch, den ikh wiadiaer einmel betraguen wiil, scholitzeu ikh iham dae kahele auf !
- Ar ist zein pagani harr, ar ist zein pagani ! argumenta la vieille dame ; Ar rhat niecht di fek kleidezerds wie hier ! »
Le maître des lieux me jeta alors un regard de tueur :
« - Do! Wase makt do aof mainiam Land? (Toi ! Que fais-tu sur ma terre ?)
Je reste coi malgré moi devant cette figure sur laquelle transpirait la rage de pouvoir, la fierté comtale et une âme entièrement tournée vers la guerre.
« Warom swochst do oaf di Erde? Haoat Frowertwulf di ichin mainar abewesenheit gechikht damiatia do oaf maine Lande schwosdt? (Pourquoi tu es en train de regarder ma terre ? Le comte Frowertwulf ne se contente plus de son pays trop petit et sans aucune place forte ?)
… Une main opaque pèse sur mon visage.
Non laissez-moi échapper un soupir étranglé un seul raah laisse… le temps que tu vas m’arracher ma nuque avec ta main !
Le sol de boue du château dégage une odeur insoutenable de fumier et de vieilles tripes d’animaux. Je n’ai maintenant plus qu’à attendre mon8 prochain sort ; 2022 est si loin maintenant ses routes ses camions ses immeubles ses amphis ses cours ses amis ennemis ses guerres de mots ses guerres de sangs son avenir que je n’imagine plus parce que j’ai emprunté le destin si limité d’un homme des temps passés. Et je sais ce qu’ils attendent de moi : plus grand-chose. Et qui pourra me rendre service ? Je lance des « freiheit » à celle qui est peut-être la femme déchue du maître, emprisonnée avec moi pour je ne sais quelle raison : elle se contente de tourner sa tête presque chauve et ses deux gros yeux noirs vers moi en chantant, un motet ? Rabhi parlait de la tendance de l’homme moderne à s’enfermer dans une boîte, moi je suis enfermé dans un castellum étroit sentant le cadavre de porc ; faites vos jeux. Mon ombre est resté au-dehors.
Le passé, le futur, tout cela m’est complètement égal.
Dehors, une foule boursoufflée forme une cohue devant le parvis de la chapelle. Ils crient et salivent à l’idée de mettre à mort le traître, et idéalement de se le partager. Il règne une famine affreuse ; plus aucune récolte ne pousse hors du sol ; les hommes en sont réduits à manger des feuilles d’arbres, ou à se dévorer entre eux. La vieille morte de faim continue ses litanies et fait du zèle au prêtre sorti de sa chapelle qui décide d’intercéder sur le sort de l’intrus :
« Ar ist zein pagani Ar ist zein paganiii ihih, teutet ihn ! » (C’est un paien, c’est un paien, tue-le.), se lamente et implore la doyenne.
- Teutet teutet teutet teuteut ! (Tue, tue, tue, tue) Chantent en chœurs les habitants aux estomacs redevenus sauvages.
- Lach mich, raisonna le prêtre, for inh zorgeun, Zagiela ; wann dizer man unzeur gotes weurt animt, dane wouirst do inh gahen lazen. (Zagiela, je dois parler à cet homme ; s’il s’avère paien je le convertirais lui et son maître à notre religion, pour que nos terres ne soient plus occupées et fortifiées.)
- Nainh ! Ere isth ain gedestandiar fen Frowertwulf, se jeta le seigneur dans la mêlée. Ir hot maine harden bwobwachwet. Brinegen wiir in aum. (Non ! C’est un envoyé de Frowertwulf. Apporte-le et condamne-le au gibet.)
- Teutet ! Teutet ! Teutet ! Teutet ! Teutet ! (Tue, tue, tue, tue, tue)
Alors le prêtre tenta une nouvelle proposition.
- Lazon sis ihn laban, wienn dar graaf inanen ainen teile sainios lands givwt. Sii wardenm wiel meher verdinianen. (Si cet homme est véritablement un envoyé du comte, alors laissons-le repartir après discussion en échange d’une rançon donnée dès le lendemain. Sans effusion de sang.)
- Wenn ar sige vaigarert, wiil ikh ais ! » (S’il refuse il sera pour nous !) Tel fut le vœu de la foule.
Le prêtre promit.
J’entends des pas lourds s’approcher de la salle sans lumière. Contre toute attente, et j’en suis soulagé quelque part, ce n’est pas le maître des lieux, mais sans doute un homme d’église – raison d’être du lourd crucifix suspendu à son cou. Il échange quelques mots avec ma camarade de cellule avant de tourner ses yeux étrangement écartelés vers moi. Cet homme d’église, je n’en verrais jamais d’autres aussi singuliers. Le teint rougeâtre, gonflé à l’extrême de ses joues, son nez tordu deux fois, sa coiffure se situant entre une coupe afro étendue sur les côtés et un flan au caramel : j’ai mal aux yeux. Le prêtre vint s’installer face à moi, me regarda fixement pendant quelques secondes, me renifla même. C’est à ce moment-là que, dans un vieux réflexe linguistique bien affirmé, je lui confie quelques mots.
« Volo mori » (Je veux mourir)
Ses yeux prennent un ton susceptible mais ses premiers mots se radoucissent :
« - Unde es. (D’où viens-tu.)
- Francia (France.)
- Franca non similis es (Les Francs ne ressemblent pas à toi.)
- Elsass, comodum. » (D’Alsace, précisément.)
Le prêtre rit.
« - Nescio (Je ne connais pas.)
- Fortasse » (Peut-être.)
Je suis encore surpris de ce rire. La contraction des muscles du prêtre me rappelle, de façon extrêmement discrète, la façon de rire de certains de mes aieux. Mais peut-être me perds-je en conjectures. Une question essentielle me vient.
« Anno ? »
Le prêtre se lève, prend une brindille sur le sol poudreux et trace des bâtonnets.
MXXXIII. 1033. Presque mille ans me séparent de Guillaume et de sa petite maison de campagne. Ne reste que mon ombre avec moi. Mon ombre… elle n’a jamais été aussi réfléchissante.
Mais malgré cet écart je ne saurais exprimer en mots cette ressemblance mise au jour avec le prêtre. Ce peut être un phénomène beaucoup trop enfoui dans mon inconscient, ou alors, cet homme ne fait rien de plus que de me rappeler certaines personnes de passages, certains souvenirs de ma lointaine existence.
La femme du seigneur retrouva alors son latin. Elle s’amuse alors du fait que bientôt elle connaîtra peut-être le même sort que moi. Qu’elle ne regrette pas tant que ça d’avoir usé d’un mauvais sort mal lancé en ouvrant ce pont temporel en plein cœur de la forêt.
Alors le prêtre fut frappé de stupeur en l’entendant se confier. Chose à laquelle je ne m’attendais pas encore, ce dernier me demande mon prénom.
« Thomas Baudoin, et tu » (Thomas Baudoin, et toi.)
Sa réponse me rendit nauséeux et furieux de surprise.
« Baldwin. Francia non est huc » (Baudoin. La France est loin.)
« Non. Non ita » (Non. Non pas du tout.)
Alors le prêtre se rapproche. Et, doucement, il défait mes propres chaines. Mon ombre semble se stabiliser sur la sienne.
« Non est, non est » (Il n’est pas de nous, il n’est pas de nous.)
A-t-il remarqué ? A-t-il compris quelque chose de la plus grande importance entre lui et moi ? Quoi qu’il en soit, je fus bientôt rassuré sur le fait d’être détaché. Il m’indiqua alors de son très long index la porte et tâcha de m’y accompagner, en silence.
Le village est à nouveau presque désert. Seuls quelques clercs se prélassent sur une grosse pierre non loin du castellum. En voyant le prêtre, une lance à la main, sortir en ma compagnie, ils se dirigent vers nous d’un pas pressé.
Baldwin – car c’est son prénom – prend alors la parole d’un air solennel :
« - Sagwan sie harr, di gizeul viirfd di gedloforderung aaan dan granefn weiterletein. (Laissez repartir le messager, avertissez le comte. Il préviendra son maître et la rançon sera livrée.)
- Fir wargdin dikh nikt werlewegen” jurèrent les clercs. (Ton ordre ne sera pas méprisé.)
Je refuse de croire en tout ce que je viens d’observer. Ou plutôt, je garderai seulement cette entrevue avec le prêtre à l’état de mystère, que je n’aurais pas envie de percer. Ce mystère, je pense que Baldwin en a saisi un plus large pan que moi. Dans le fond… peu importe quoi penser. Mais je souhaite regagner ce qui m’est le plus cher. Cette époque n’est pas la mienne.
Baldwin me tend sa lance et, d’une voix sévère, m’indique par prudence le chemin de la forêt.
« Tantum numerare in te. In infestis vivimus temporibus. Latrones coetus examinant et familias suas alant. Redi biene. » (Reste aux aguets. Nous vivons un temps dangereux. Les gens ont faim et n’hésite pas à ramener n’importe quoi à leurs familles. Rentre bien.)
Alors je prends le chemin du retour : au loin l’écho de sa voix, je crois, retentis encore une fois à travers la clairière – ou est-ce mon ombre enfin sortie de sa torpeur ?
« Redi biene, mi fili » (Rentre bien, mon fils.)
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