Chapitre 15 : L’arbre-berceau

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  De retour dans la grande salle du palais, les inséparables sentaient une ambiance encore plus pesante que d’habitude. De nombreux visionnaires se restauraient, mais regardaient Aelia et Célia d’un œil mauvais. Certains arrêtèrent même de manger et attendaient qu’elles réagissent comme ils le voulaient. Le moindre écart de conduite de la part des sans-magies ne sera qu’un argument de plus contre elles. Une personne moins agressive s’approcha.

  — Ils sont sur les nerfs à cause de la réunion de cet après-midi, informa Luka d’un air désolé. Ne vous occupez pas d’eux et surtout ne rentrez pas dans leur jeu. Ils vont partir d’ici peu. Je vous conseille de rester dans vos quartiers pour le moment, Milys viendra vous chercher.

  Célia se garda de répondre, tout comme Aelia. L’aînée remercia Luka et les deux se dirigèrent vers leur chambre. Sur le chemin, quelqu’un marchait à leur opposé d’un pas lent. Ses traits tirés et ses cheveux gris montraient que cet elfe devait être assez âgé. Habillé d’une tenue de religieux assez embellis, il fixait les sœurs d’un regard sévère. Ces dernières s’arrêtèrent, Célia se plaça devant sa cadette de manière protectrice. Arrivé face à elles, Caldor les jaugea. L’expression de son visage n’était que mépris et agacement. Il faisait une tête de plus que Célia, qui ne baissa pas les yeux pour autant.

  — Le peuple des terres oubliées est-il vraiment aussi faible ? À en juger par votre posture, cela semble être le cas. Vous n’avez rien à faire dans notre pur domaine. Vous ne devez votre asile qu’à la bonté de l’enfant de la Grande Prêtresse. Je doute que sa noble mère aurait eu cette même négligence pour une espèce comme la vôtre.

  Son ton dur accentuait la différence de stature entre lui et les sœurs. Que pouvaient-elles répondre ? Elles ne connaissaient pas cet homme. Son caractère austère contrastait avec la gentillesse d’Erulyn et des autres habitants de Sylvae. Des larmes commençaient à montrer jusqu’aux coins des yeux d’Aelia, pendant que Célia le fusilla du regard. Elle serra les poings pour se maîtriser.

  — J’imagine que vous avez une raison de nous détester, mais je n’en ai rien à faire. Laissez-nous tranquilles ou je vous…

  — Sans pouvoir magique ? La coupa-t-il. Un simple sort de protection me suffirait pour vous battre. Je suis peut-être proche de rejoindre la grande Alyona dans les forêts éthérées, mais j’ai encore assez de puissance pour vous écraser sans forcer.

  C’était la provocation de trop. Célia alla pour le frapper au visage, lorsqu’une voix forte intervint.

  — Caldor, cesser de les importuner ! Célia, gardez votre calme, c’est exactement ce qu’il attend !

  Les belligérants tournèrent la tête vers Milys. La conseillère arriva derrière les sœurs et se plaça face au prêtre.

  — Après avoir craché votre venin sur Erulyn, vous voulez aussi faire de même sur nos invitées ? Cette attitude ne fait pas honneur à votre ordre !

  Son regard agressif croisa celui du visionnaire. Caldor leva le menton avant de passer à côté du groupe.

  — Ne pensez pas vous en sortir ainsi, Sans-Magies. Le peuple comprendra vite que vous n’êtes que des nuisibles.

  L’elfe parti, Aelia put libérer toute sa détresse et pleura, blottie contre son aînée. Cette dernière lui caressa les cheveux pour la consoler. Milys les raccompagna dans leur chambre et ferma la porte derrière elle. Les humaines s’assirent sur le lit.

  — On ne peut pas plaire à tout le monde, dit la conseillère d’une voix rassurante. Je me doutais que ce genre de chose allait se produire. N’écoutez pas les critiques de ceux qui ne savent pas ce que vous avez enduré pour arriver jusqu’ici. Les visionnaires sont une plaie. Ils prétendent comprendre les attentes d’Alyona et prêcher sa bonne parole mais ce n’était pas le cas. La déesse ne communique qu’avec sa Grande Prêtresse, sauf que…

  Milys stoppa sa phrase, ne voulant pas évoquer Alervina et penser à la détresse d’Erulyn. Elle changea de sujet et eut une idée pour les sœurs.

  — Si vous sortiez un peu, ce soir ? Pourquoi ne pas aller voir ceux qui vous ont accueilli à bras ouverts ?

  Plus ou moins calmée, Aelia trouva la proposition intéressante et accepta. Célia préféra décliner et laisser la tension retomber.

  — J’ai un peu de temps libre devant moi. Si vous le souhaitez, je peux vous aider à vous préparer.

  — Vraiment ? Avec plaisir !

  — Je vais chercher le nécessaire et retrouvons-nous ici dans une heure. Aller donc aux sources pour vous détendre. À tout de suite.

  Aelia prit des serviettes et s’y rendit. La douceur de l’eau dissipait peu à peu ses craintes, même si les mots de Caldor résonnaient encore dans sa mémoire. Était-ce finalement une bonne chose de vivre au milieu d’un peuple différent du sien et qui plus est un peuple fantastique  ? Le voyage fut difficile pour arriver jusque là et rentrer à Uleth signerait sa mort. Sans Tyane, elle ne serait plus de ce monde ou serait toujours chez ses parents à pleurer la disparition de Célia. Le doute demeurait dans son esprit, mais Milys avait raison : elle devait se changer les idées. Cette soirée pourrait répondre à ses dernières interrogations.

  Le corps propre et la conscience apaisée, elle sortit du bassin et se couvrit. Elle quitta la pièce et retourna dans sa chambre. Célia était allongée sur le lit, les mains derrière sa tête. Elle était pensive et regardait intensément le plafond. Elle remémorait cette petite altercation avec Jeanne au Fil Mystique. Elle se disait qu’elle avait peut-être réagi sur le coup de la jalousie et qu’elle aurait pu donner une meilleure image d’elle. Est-ce que cela aurait fait échos jusqu’aux oreilles des visionnaires ? Elle se promit de s’excuser auprès de la concernée si elle la croisait à nouveau.

  Aelia ne la dérangea pas et s’habilla des vêtements achetés pendant l’après-midi. Milys frappa à la porte et entra avec un coffret sous le bras gauche. Elle complimenta la tenue de l’enfant.

  — Vous avez été au Fil Mystique à ce que je vois. Ils conçoivent toujours des choses incroyables et au style inégalable. Les anges passent parfois commande chez elle, y compris la Reine Sorane. Veuillez vous installer à la coiffeuse.

  L’humaine s’assit sur le tabouret, l’elfe sortit une brosse en bois clair de son coffret et la montra à la cadette des sœurs.

  — Cette brosse particulière lissera votre chevelure et disciplinera vos mèches. Elle est sculptée dans un arbre dont la sève possède d’excellentes vertus capillaires. Je peux vous la donner, nous en avons plusieurs en réserve.

  Aelia se laissa faire, pendant que Milys s’intéressa aux coutumes des terres oubliées et posa quelques questions. Elle en profita pour raconter des anecdotes amusantes sur Erulyn lorsqu’elle était enfant mais se garda de dire que sa souveraine traversait une mauvaise passe. Sa tâche achevée elle regarda le résultat. Curieuse, Célia se leva et fit de même. Elle était impressionnée.

  — On pourrait y ajouter un serre-tête pour les renvoyer en arrière et ainsi mettre en avant son visage, proposa Milys.

  Entendant cela, Célia fouilla dans les tiroirs de la commode et trouva un blanc au milieu d’autres breloques comme des bracelets ou des colliers. Elle le tendit à l’elfe, qui le glissa sur le front d’Aelia et le releva pour repousser les cheveux.

  — C’est parfait, vous voilà prête ! Voulez-vous dîner dans la grande salle ou en ville ?

  Elle préféra se restaurer ici avec Célia. Les inséparables mangèrent quelque chose de léger. Juste un peu de salade, des fruits et du jus d’orange. Rassasiée, Célia retourna dans la chambre chercher quelque chose et rejoignit Aelia sur le parvis du palais. Elle noua un châle en soie rouge au cou de sa cadette, couvrant ses épaules et sa nuque.

  — Si quelqu’un devient méchant avec toi, approche-toi de personnes plus sympathiques, ils te défendront sûrement. Ne rentre pas trop tard et amuse-toi bien.

  Aelia lui sourit et s’éloigna. Elle descendit les marches et se retrouva dans l’allée principale de Sylvae.

  L’humaine préférait contempler la ville de nuit que de jour. Elle adorait l’ambiance fraîche et mystique de Sylvae. Le feuillage des arbres cachait en grande partie le ciel nocturne, mais l’éclairage des plantes brillait comme de petites étoiles dans ses yeux. Certains vendeurs avaient déjà rangé leurs étalages. D’autres continuaient à commercer. Elle alla leur rendre visite et discuter avec eux. Que des visages amicaux accompagnés de compliment sur son apparence. Certains l’invitèrent même à venir dîner chez eux, Aelia refusa poliment. Elle s’arrêta face à ce qui ressemblait à une taverne. La devanture ouverte laissait voir l’ambiance plus calme qu’à Uleth mais tout aussi chaleureuse. Au fond, deux personnes jouaient du tambour et du luth. Derrière le comptoir, un elfe aux larges épaules tenait le lieu, aidé par plusieurs serveurs. Entre deux distributions de boissons, il remarqua l’humaine à l’entrée son établissement. Il lui sourit et la salua. La timide jeune fille approcha.

  — Tu vas attraper froid si tu restes dehors. Je te sers quelque chose ?

  L’enfant regardait l’étagère derrière lui pour savoir ce qu’il proposait. Beaucoup d’alcool et de vin.

  — Je… Auriez-vous quelque chose de chose de plus… enfin de moins…

  — Nous avons aussi des jus de fruits, du thé et des infusions.

  Cela rassura Aelia, qui poussa un soupire de soulagement et se jeta sur l’occasion.

  — Une infusion au basilic pourpre, s’il vous plaît.

  Le tavernier fit un signe de tête et se retourna pour la préparer.

  — Ce n’est pas un choix banal, s’exprima une voix joviale et masculine à côté d’elle. Si tu loges au palais, je comprends que tu demandes ce genre de boisson. Erulyn adore partager ses goûts.

  Cette dernière tourna son regard vers le jeune elfe assis à sa droite. Cheveux gris courts et vêtus d’une tenue de chasseur presque semblable à celle d’un humain des plaines d’Ashon.

  — Je viens toujours ici après ma chasse. Tu es arrivé en ville il y a une semaine, n’est-ce pas ? Je m’appelle Feven, heureux de te rencontrer. Puis-je connaître ton nom ?

  — Je suis Aelia. Oui, avec ma grande sœur Célia.

  — J’ai également une aînée, mais je ne la croise plus beaucoup. Nous chassions ensemble avec notre père, jusqu’à ce qu’elle devienne membre de l’Ordre des Racines. Aujourd’hui, elle vit au manoir ébène, à s’entraîner ou à partir en mission.

  — L’Ordre des Racines ? Elle en fait partie ?

  — Tout à fait. L’ordre est une organisation composée de ce que je pense être les plus puissants combattants de Sylvae. Beaucoup de mauvaises rumeurs circulent sur eux, la plus effrayante serait que beaucoup auraient disparu peu de temps après l’avoir rejoint.

  Aelia se mit à imaginer des personnes aussi froide et impitoyable que Tyane, bien que Thanasios lui paraissait sympathique. Pendant ce temps, le tenancier glissa discrètement la boisson d’Aelia, sans déranger la discussion. L’humaine remarqua la tasse, passa son index droit dans son anneau et en prit une gorgée.

  — Vous êtes originaire des terres oubliées, n’est-ce pas ? continua l’elfe. C’est incroyable que les vôtres aient survécu au fléau de la guerre fantastique, c’est une bonne chose. Les anciens avanceront que vous aviez provoqué la colère des peuples magiques, mais ce conflit n’avait aucun sens et ne concernait que deux femmes trop ambitieuses.

  Intéressée par ce récit, Aelia recoupa ce qu’elle savait déjà sur le sujet et voulait en découvrir plus.

  — Mel’Shana et Talyss. C’est vrai que les anges et les sirènes descendent de nos ancêtres ?

  — Tout à fait. Je ne connais pas tous les détails, contrairement à Alervina. Quel dommage qu’elle ne soit plus là, Erulyn aurait bien besoin d’elle en ces temps difficiles. Elle doit certainement encore passer sa soirée au pied de l’arbre-berceau.

  — L’arbre-berceau ?

  — L’origine de notre civilisation. Il se trouve au temple sylvestre, le lieu de culte voué à Alyona. Seuls la Grande Prêtresse et les visionnaires ont le droit d’y pénétrer, mais ces derniers feignent l’ignorance et la laissent prier quand elle le souhaite. Elle s’y rend aussi lorsqu’elle se sent mal. Le cadenas des grilles de l’entrée est souvent ouvert en ce moment. C’est inquiétant…

  Aelia prit une expression peinée. Erulyn paraissait si heureuse et joviale avec elle, qu’elle ne pouvait imaginer qu’en réalité elle souffrait autant.

  — Je… Je vais aller voir. Vous pouvez m’y amener ?

Surpris par cette demande, Feven regarda discrètement autour de lui pour s’assurer que personne n’avait entendu cette requête.

  — D’accord, mais il faudra être prudent et surtout ne pas se faire attraper.

  L’humaine et l’elfe terminèrent leurs boissons respectives, payèrent le tavernier et quittèrent les lieux. Feven mena Aelia jusqu’aux quartiers religieux et plus précisément devant un immense bâtiment aux allures de temple. Il était entouré de grandes grilles en argent, verrouillées par une chaîne et un cadenas. Feven s’approcha et remarqua que celui-ci était ouvert.

  — Aucun doute, elle est là.

  Il desserra les chaînes en faisant le moins de bruit possible et écarta légèrement les portes pour qu’une petite personne puisse s’y glisser. Aelia passa les grilles et entra, pendant que Feven se cacha pour surveiller les environs jusqu’à son retour.

  L’intérieur circulaire était soutenu par de nombreuses arcades ouvrant les couloirs incurvés sur la pièce centrale. Aucun ornement accroché aux murs sculptés de motifs harmonieux. Au milieu de ce sanctuaire se dressait un immense arbre qui ne ressemblait en rien aux autres. Ses branches majestueuses et partaient dans toutes les directions, sans jamais s’écraser contre la pierre ou le plafond. De fines lianes feuillues redescendaient, formant une ombrelle. Une énorme gemme bleu turquoise était enchâssée dans le tronc blanc. Une aura mystique s’en dégageait et remontait le long de l’être végétal, pour se disperser à son sommet. Aelia remarqua, en le contemplant de sa position, que le tout rentrait dans une symétrie parfaite. Toute son attention était portée vers l’arbre. Elle se sentait bizarre, comme si quelque chose émanant de lui l’appelait.

  — Aelia ? Qu’est-ce que vous faites ici ? Quelqu’un vous a suivie ?

  La voix d’Erulyn résonna dans la salle et lui fit reprendre ses esprits. L’elfe ferma une porte derrière elle et approcha de l’humaine. Sa tenue ressemblait comme deux gouttes d’eau à celle d’un visionnaire. Les deux s’assirent sur l’un des bancs en pierre, Aelia avoua pourquoi elle était là.

  — C’est gentil de t’inquiéter pour moi, cela me va droit au cœur. Je viens souvent en cachette pour tenter de communiquer avec Alyona à la manière de la Grande Prêtresse Alervina. Tant que je n’entendrais pas la déesse, c’est que ma mère est toujours vivante.

  — C’est l’arbre-berceau ?

  — En effet. Ses racines descendent jusqu’au Noyau Originel d’Aldria lui-même. Les légendes racontent que la partie bleutée que tu vois en son centre aurait incubé Alyona, la première-née. Elle l’aurait nourri jusqu’à ce qu’elle soit en mesure de parcourir le monde. L’origine de notre existence est ici. La nature nous a donné naissance et nous offre ses bienfaits. Restez en arrière, je vais tenter de communiquer avec Alyona.

  Erulyn s’approcha de la gemme, la toucha et focalisa son esprit sur sa demande. Après quelques minutes, toujours aucune voix divine ne lui parvenait. Elle rompit le contact et tomba à genou impuissante.

  — J’aimerais tellement qu’elle me dise où ma mère se trouve. La déesse n’a encore illuminé aucune nouvelle Grande Prêtresse, donc elle est vivante. Je m’accroche à cet espoir depuis sa disparition et je continuai d’y croire. Alyona, je t’en prie…

  Étrangement, Aelia n’écoutait pas les lamentations de l’elfe et avança. Elle semblait comme hypnotisée et attirée incommensurablement. Erulyn le remarqua, se releva rapidement et lui attrapa les épaules. Elle ne savait pas comment allait réagir l’arbre, elle ne voulait pas prendre de risque.

  — Non ! Ne la touchez pas !

  Trop tard, l’humaine leva le bras et posa sa paume sur la gemme. À ce moment, une forte lumière aveuglante se manifesta. Erulyn se couvrit les yeux par réflexe, pendant qu’Aelia les garda ouverts, totalement immobiles.

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