Chapitre 5 : Déjà vu
La journée s’était étirée pour Lisa.
Elle était sur le canapé, jambes en tailleur, Monsieur Crumble entre elles.
La télé défilait sans vraiment accrocher son attention.
De temps en temps, son regard glissait vers le miroir, près de l’entrée.
Elle le fixait un moment. Un poids diffus entre les omoplates.
Cela faisait plusieurs heures que Hanna était sortie. Toujours pas de nouvelles.
Un coup d’œil au téléphone : aucun appel, aucun message.
— Si tu reviens pas, j’te jure que j’engage Monsieur Crumble pour te retrouver, Hanouille…
Un murmure, presque une blague.
Ou un espoir un peu idiot que Hanna l’entende, où qu’elle soit.
Lisa posa Monsieur Crumble sur le canapé, se leva pour aller dans la chambre.
Mais en passant, son regard accrocha la porte de la salle de bain — ou plutôt ce qu’il y avait dessous.
Une fine ligne sombre s’étirait jusqu’au bord du tapis.
Elle se pencha.
De l’eau.
Pas beaucoup.
Une flaque mince, irrégulière. Comme si quelque chose s’était échappé de la salle de bain.
Elle ouvrit la porte.
L’air était différent.
Trop épais.
Comme si la pièce avait retenu sa respiration trop longtemps.
Elle entra d’un pas lent, automatique.
C’est là qu’une goutte tomba, juste devant elle.
Ploc.
Elle leva les yeux.
Une tache sombre au plafond.
Rien d’alarmant. Pas encore.
Juste l’eau qui tombait. Goutte par goutte.
Irrégulière. Paresseuse.
— Sérieux, là… ?
Elle souffla plus qu’elle ne parla.
Et c’est là que son cerveau fit le lien.
— L’appart est vide.
Elle le murmura. Comme pour s’en convaincre.
Puis, plus bas :
— …C’est censé être vide.
Elle pencha la tête.
Un son ?
Ou juste un craquement de tuyau ?
Ses sourcils se froncèrent.
Elle fit demi-tour.
Traversa le salon. Enfila ses chaussures.
Juste avant de sortir, elle s’arrêta.
Ouvrit la porte.
Lança un dernier regard vers le canapé.
Monsieur Crumble était là.
Posé sur l’accoudoir.
En train de la regarder partir.
L’escalier grinçait à peine, mais chaque marche lui donnait l’impression de faire trop de bruit.
L’odeur du couloir du 3e était différente — pas forte, pas étrange, juste… absente.
Comme si rien n’avait vécu là depuis longtemps.
La lumière du plafonnier clignotait par moments.
Pas un vrai clignotement.
Plutôt une hésitation.
Elle s’arrêta devant la porte de l’appartement vide.
Un instant, elle tendit l’oreille.
Rien.
Pas de voix. Pas de bruit d’eau.
Pas même un grésillement électrique.
Et pourtant… il y avait une odeur.
Subtile.
Juste assez pour que Lisa la sente — et grimace un peu.
Elle leva la main.
Hésita.
Un léger tressautement de lumière au-dessus d’elle.
Comme si le néon s’était interrompu, à peine, le temps d’un soupir.
Son poing resta suspendu un instant.
Puis elle frappa deux coups, secs.
Aucune réponse.
Elle attendit.
La lumière vibra à nouveau — discrète, irrégulière.
Un clignement sans raison.
Elle fronça les sourcils.
Frappa de nouveau, un peu plus fort.
Toujours rien.
Elle posa la main sur la poignée.
La tourna.
Et la porte s’ouvrit.
Lisa entra dans l’appartement. Il faisait sombre. Les stores étaient tirés, ne laissant passer qu’un filet de lumière, pâle et oblique. L’odeur lui sauta au nez. Pas forte. Pas toxique. Juste l’odeur de quelque chose qui a trop attendu. Le bois était gonflé. Les murs, eux, portaient cette teinte sale qu’on ne remarque que dans l’obscurité.
Elle avança lentement. — Y’a quelqu’un ? Pas de réponse. Un bruit discret attira son attention. Un écoulement irrégulier. Comme un robinet mal fermé. Elle tendit l’oreille. Le son venait du fond du couloir. De derrière la porte de la salle de bain.
Elle s’approcha. Ouvrit. L’air, là-dedans, était plus lourd encore. Saturé. Humide. L’eau avait débordé. Pas en torrent — plutôt en silence. Une flaque irrégulière occupait le sol, mince mais large, comme si elle s’était formée goutte par goutte depuis longtemps. Le robinet de la baignoire coulait encore. Pas un filet. Pas un jet. Juste un entre-deux nerveux, assez pour noyer les joints, assez pour suinter dans les angles.
Lisa s’approcha. Coupa l’eau d’un geste. Le bruit cessa d’un coup, trop net. Elle resta là un instant. À regarder la surface trembler doucement. Un reflet déformé bougeait sous la lumière maigre.
Elle sortit de la pièce.
Et s’arrêta.
Le salon.
Il y avait quelque chose.
Quelque chose clochait.
Elle plissa les yeux.
L’agencement.
Les meubles. Exactement les mêmes.
Pas juste des ressemblances. Identiques.
Même canapé. Même table basse. Même meuble télé, bancal sur un pied.
Un frisson lui remonta la colonne.
Et sur la table, quelque chose d’encore plus familier. Un petit cadre. Posé là.
Elle s’approcha.
Une photo. Elle et Hanna. Celle où Hanna faisait la tête pendant que Lisa la serrai contre elle, grand sourire.
Celle qui, chez elles, était aimantée sur le frigo.
Lisa recula d’un pas. Sa gorge était sèche.
-...C’est quoi ce bordel..
Elle resta là, le regard figé sur l’image, le cœur battant trop vite sans oser paniquer. Pas encore.
Puis elle tourna lentement la tête. Balayant le salon du regard.
Tout était à sa place, trop à sa place
Le canapé avec le même affaissement à gauche. La même housse tirée de travers.
La table basse avait les marques des anciens verre posé dessus. La rayure en croix dans le coin.
Elle avança vers le meuble télé.
Les câbles étaient emmêlés de la même façon.
Un des tiroirs coinçait — elle le tira quand même. Il résista. Puis céda.
Dedans : vieilles télécommandes, un paquet de mouchoirs à moitié vide, et…
Une boîte d’allumettes. Verte. Avec l’adresse du bar “Le Rodéo” imprimée dessus.
Lisa cligna des yeux.
Yuna avait volé ça la semaine dernière.
Elle referma doucement le tiroir.
Ses mains étaient légèrement moites.
Elle se mit à fouiller tout l’appartement, vérifiant chaque recoin. Ne sachant pas vraiment ce qu’elle cherchait : un élément différent, pas à sa place ? Ou simplement des réponses ? Elle ne savait même pas si cela allait la rassurer ou au contraire, la terrifier encore plus. Mais tout était désespérément à sa place.
Alors qu’elle fouillait la cuisine, un bruit s’éleva depuis la chambre. Comme un drap froissé.
Lisa tourna lentement la tête.
Et la voix retentit. Faible, étouffée par les murs. Mais claire. Trop claire.
— …C’est l’heure de dormir, non ?
Elle s’immobilisa.
C’était celle d’Hanna.
La même tonalité posée, un peu moqueuse, un peu lasse. Un grain dans la gorge, cette manière de poser les phrases comme une évidence.
Sa gorge se noua.
Elle était seule dans cet appartement. Elle le savait. Elle avait passé les dix dernières minutes à le fouiller de fond en comble, à ouvrir chaque porte, chaque tiroir. Il n’y avait personne.
Et pourtant…
Un murmure glissa entre ses lèvres, plus fragile qu’un souffle. Comme une fissure à voix basse :
— Hanna, si c’est toi… arrête.
- ...
-Si c’est pas toi… j’veux pas savoir..
Aucune réponse.
Juste un silence plus dense qu’avant. Presque liquide.
Elle se détourna, lentement.
Et cette fois, elle ne regarda pas en arrière.
Elle se dirigea vers la porte d’entrée, ses pas prudents, comme si le sol lui-même pouvait céder sous son poids.
Sa main frôla la poignée. Et elle inspira, longuement.
Puis elle quitta l’appartement.
Dans le couloir, l’air semblait plus dense.
Pas plus chaud, pas plus froid. Juste... chargé. Comme si elle avait ramené un bout de cet autre lieu dans sa respiration.
Lisa descendit les escaliers sans courir, mais sans traîner non plus.
Chaque palier lui donnait envie de se retourner.
Elle ne le fit pas.
En passant devant la porte de chez elle, elle s’arrêta un quart de seconde.
La poignée était la même. La serrure, la même. Mais…
Elle ne savait plus ce que “même” voulait dire.
Elle déverrouilla la porte, entra.
Et la referma derrière elle.
Pas doucement.
Mais pas violemment non plus.
Juste assez fort pour sentir qu’elle était revenue quelque part.
Un chez-soi supposé.
Un refuge, peut-être.
Mais la certitude avait disparu.
L’appartement était silencieux. Trop.
Elle traversa le salon sans même retirer ses chaussures, attrapa son téléphone. L’écran s’alluma. Aucun message. Toujours rien.
Elle ouvrit le journal d’appels. Tapa "Hanna". Appela.
Une tonalité. Puis une deuxième. Une troisième.
Clic.
Ça décrocha.
Mais pas de voix.
Juste un souffle.
Pas un souffle humain — un souffle d’ondes. Saturé, instable.
Un bruit de fond, comme un micro resté ouvert dans un tunnel vide.
Puis des parasites.
Un grésillement sec, aigu, une suite de crépitements.
Presque rythmiques, mais sans logique.
Lisa fronça les sourcils. Le téléphone contre son oreille, elle n’osait plus parler.
— …Hanna ?
Une note plus grave monta. Puis quelque chose qui ressemblait à une syllabe — hachée, distordue.
Un souffle.
Un blanc.
Puis un bruit sec, comme une ligne coupée à la hache.
L’appel se termina. Tout seul.
L’écran afficha : appel terminé.
Aucune durée. Aucun retour.
Lisa resta figée. Le téléphone dans la main, l’oreille bourdonnante.
Le silence, après ça, paraissait plus épais qu’avant.
Elle n’attendit pas que la peur reprenne le dessus. Elle fila dans la chambre, enfila un sweat,
Le téléphone glissé dans sa poche. Les clés aussi.
Et elle sortit.
Sans réfléchir plus loin que le besoin immédiat :
retrouver Hanna.
Et le silence était suffoquant

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