Chapitre 2 - Délivrance - Partie 9

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 La première déferlante de douleurs était passée. La parole de Défine se libéra.

 « J’ai peur, Abi. J’ai terriblement peur.

 — Aie confiance, Santo va vite revenir. J’ai activé la balise de détresse. On a déjà dû nous localiser. »

 De nouveau, Défine se crispa. Une nouvelle vague puissante de souffrance gonflait. Abi essayait de le cacher, du mieux qu’elle le pouvait. Elle était terrorisée. La pression environnante ne permettait pas de mettre Défine nue. Et même si c’était le cas. L’enfant mourrait noyé dès ses premiers instants. Elle tenta de focaliser son attention sur son environnement. Elle comprit bien trop tard que les sermons de Nella prenaient tous leur sens. Une lumière filtra, faible. Une ouverture s’était créée au milieu des déchets. Abi tenait fermement Défine. Non, l’océan infini de Lonvine ne lui prendrait pas son amie.

 « On remonte. »

 Santo abandonna son propulseur, dont c’était certainement la dernière sortie. Le jeune homme s’élança vers le premier sas à sa portée. En quelques minutes, il put pénétrer au sein de Vitanova. Il ne prit pas le temps de retirer son matériel. Seules ses palmes furent l’objet d’une rapide attention. Les premiers passants qui le virent courir eurent l’impression d’observer un drôle d’animal luisant d’humidité. Il n’eut pas une longue distance à parcourir, Louis Troval et quelques équipiers étaient déjà équipés, Nella les accompagnant tout en échangeant avec un biologiste. Santo reprit son souffle avant de délivrer son message.

 « Défine va accoucher.

 — Ta mère l’avait pressenti. Viens, on y va. Prends ça, lui répondit le père d’Abi en lui tendant un masque de respiration atmosphérique.

 Devant la mine étonnée du jeune homme, Louis Troval enchaîna.

 — Elles sont à la surface », conclut le grand homme en lui donnant une tape appuyée sur l’épaule. Sans plus attendre, la petite équipe de secours prit le chemin du sas de sortie les amenant au plus près d’Abi et Défine.

 Un peu plus tôt, la fille de Louis Troval avait de nouveau démontré sa capacité à saisir l’instant. La puissante lumière blanche émanant de l’étoile Fomalhaut-A coupait les ténèbres des profondeurs océaniques. La souffrance endurée par Défine l’empêchait de profiter de ce superbe spectacle. Les deux jeunes femmes remontaient lentement le long du tube lumineux dont les franges se mouvaient au fil des courants. Les compenseurs poisseux jouaient pleinement leur rôle. Cependant, ces appareils n’étaient pas exempts de défaut. Abi avait bien à l’esprit le risque d’une défaillance. Afin de mettre toutes les chances de leur côté, elle réalisa plusieurs pauses. Autant de paliers nécessaires pour récupérer physiquement et psychologiquement. À chaque arrêt, elle prenait la mesure de l’urgence de la situation.

 Autant porter Défine vers la surface était aisé dans l’eau, autant l’arrivée fut chaotique. Le pseudorivage se détachait en partie, les pièces plus ou moins solidaires entre elles. Abi eut toutes les peines du monde à installer Défine dans un endroit qui offrait une stabilité précaire. Les deux jeunes femmes étaient exténuées, l’une par le travail incessant de la nature et l’autre par les efforts qu’elle avait dû mettre en œuvre pour remonter et s’établir en surface.

 Sans attendre, Abi vérifia l’état de santé de son amie. Défine souffrait et montrait un niveau d’épuisement important. Soudain la main de la jeune Poisseux attrapa son bras, elle agrippa si puissamment son membre qu’Abi ne put retenir à son tour un cri de douleur.

 L’humaniformation avait modifié les corps féminins pour aider à enfanter plus efficacement par voie basse. Là où une terrienne pouvait endurer un travail d’une dizaine d’heures, il était réduit à moins de deux. Dans leur cas, Abi aurait aimé avoir un peu plus de temps. Sa crainte fut bientôt justifiée.

 D’un geste, Défine fit comprendre que l’enfant ne tarderait pas. Aussitôt, malgré l’installation fragile, elle n’eut pas le choix que de faire de son mieux. Elle déshabilla Défine en ne lui laissant que son masque de respiration et lui couvrit du mieux qu’elle put le haut du corps. Par chance, le temps restait clément. Seuls quelques hauts nuages cotonneux les surplombaient.

 Sur cette île de déchets, les minutes paraissaient des heures. Personne ne semblait venir à leur secours. Comme si l’intensité des contractions suivait les mouvements de l’océan, Défine rassemblait ses dernières forces. À chaque épisode, Abi la soutenait, lui caressant le visage et le crâne. Enfin, au bout d’un temps qui leur sembla interminable, le corps de la jeune Poisseux libéra le trésor qu’il cachait depuis des mois. Abi s’approcha pour accompagner la délivrance de l’enfant. De ses mains, elle attrapa la tête qui se présentait. Comme habitée d’une ancestrale volonté, elle tourna lentement, glissant ses doigts baignés des fluides de la vie. Elle tira. Puis laissa, un temps de repos rapide. Ensuite, elle répéta les gestes en accompagnant les mouvements terribles du corps de Défine.

 Le même cri aurait pu être entendu des milliers d’années auparavant à une immense distance sur Terre. Le premier cri, les premiers pleurs, celui de la vie. Guidé par son ouïe, Louis Troval pressa le pas. La balise d’Abi donnait une localisation exacte. La petite équipe survolait les obstacles. Santo prit de l’avance sur les autres. Le centurion ne chercha pas à le retenir.

 Quelques minutes suffirent pour arriver sur place. La scène était terrible. La plaque où résidaient les deux jeunes femmes et le nourrisson était maculée de sang. Santo restait figé. Il était arrivé le premier, mais fut bousculé par Louis et un des deux biologistes de l’équipe de sauvetage. Louis pouvait être fier de sa fille. Malgré la complexité du moment et l’inconnu, elle avait fait face. Il savait ce qui l’avait porté. La perte d’un être cher entraîne parfois une volonté absolue. Un des biologistes attrapa l’enfant. Il était en vie et portait le masque d’Abi. Elle avait réussi à adapter du mieux qu’elle avait pu l’appareil respiratoire sur le visage du nouveau-né. Cependant, le coût d’un tel acte était terrible. Abi subissait les effets néfastes de l’atmosphère de Lonvine. Elle gisait dans un demi-état de conscience dans les bras de son père.

 Pour Défine, l’enjeu était tout autre. Son corps meurtri par la nature semblait se vider inexorablement du liquide de la vie. Santo ne bougeait toujours pas. Le biologiste qui s’occupait de la jeune mère se tourna vers lui.

 « Mon garçon, viens m’aider.

 — Elle est morte. Défine est morte, bredouilla le jeune homme.

 — Oui, elle va y passer, si tu restes planté là sans m’aider, lui répondit le biologiste. Place ce caisson médical sur son bras. Tu en as déjà posé ?

 — Elle ne bouge plus.

 — Wow ! Santo ! Tu en as déjà posé ? cria le biologiste en tapant d’un coup sec le tibia du jeune homme.

 Sous l’effet de la douleur, Santo sembla reprendre ses esprits.

 — Oui, oui », lui répondit-il.

 Santo attacha le caisson au bras de Défine. Aussitôt, la machine entra en action. Pendant ce temps, le biologiste s’était occupé des premiers soins à prodiguer après l’accouchement. Jugeant son travail correct, il se redressa pour vérifier le fonctionnement du caisson médical. Le bilan était sans appel. Une perte de tension, terrible contrecoup de l’accouchement, avait plongé la jeune femme dans l’inconscience.

 Santo sentait ses sens recoller avec le présent. Une odeur animale et iodée l’entourait. Il entendit des clapotis derrière lui. De petits animaux marins goûtaient avec délectation au fluide de vie de Défine qui s’épanchait dans l’océan lonvinien. Ce spectacle le dégoûta profondément, si bien qu’il ajouta au bouillon le contenu de son estomac.

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