IV. Chat noir

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Lorsque la créature féline passa la porte du réfectoire et rejoignit la file d'attente d'un pas assuré, le brouhaha ambiant céda la place aux murmures persifleurs et aux œillades circonspectes. Alix prenait sur elle pour ne pas écarquiller les yeux plus que les autres.

— Mais c'est quoi cette nana ? lança Mathias avec une once de dégoût non dissimulée.

Pour la première fois peut-être, personne ne feignait. Nombre des lycéens venaient d'omettre la bienséance et laissaient la révulsion se dessiner sur leur visage. Car celle qui venait de paraître n'avait pas de félin que la silhouette svelte et les courbes agiles. Elle tenait davantage du chat errant, à l'allure débraillée, à la face déchiquetée et aux yeux meurtriers. De mémoire de terminale, on n'avait jamais vu de gothique à Sainte-Anne. Celle-ci avait le culot de se ramener, toute vêtue de noire, avec une robe dentelée, des Docs vernies et une croix inversée pendue aux clavicules parmi d'autres sangles cloutées. La noirceur de corbeau de ses cheveux dégradés s'avouait ostensiblement teinture, sans qu'elle en éprouvât nulle gêne. Bien au contraire. S'il fallait jouer un rôle, alors cette fille-là avait décidé de s'y donner corps et âme. Elle n'était presque qu'un déguisement. Par sa seule apparition et son exubérance totale, voilà soudain qu'elle accablait l'assemblée de sa propre facticité.

Aussi, sous l’épaisse mèche lissée qui lui couvrait la moitié du visage, se dévoilait une cicatrice des plus infâmes. Une sorte de brûlure boursouflée qui lui mordait toute la joue mais dont, une fois encore, elle ne semblait concevoir aucune honte. L'abjection était là, placardée sur sa face. Et néanmoins, elle avait résolu de se pointer en grande pompe, de ne pas passer inaperçue, de recevoir les regards de tous et d'en souffrir sans concession.

— Elle s'appelle Simone, lâcha Délia du ton hautain qu'elle aimait prendre pour colporter les ragots.

— C'est quoi ce nom de vioc ? ricana Mathias. Sérieux, ses parents l'aimaient pas !

Le menton fier et l'échine droite malgré l'étui à guitare qui écrasait son sac à dos, ladite Simone se retourna vers l'indiscret et le fustigea du regard.

— Veil, de Beauvoir et Signoret sont des viocs. Ça me va, rétorqua-t-elle d'un timbre clair et parfaitement audible.

La répartie ne fit pas mouche. La plupart des lycéens savaient à peine qui étaient Simone Veil, encore moins connaissaient les deux autres. Si Cassandre ne lui avait pas donné le goût des vieux films, Alix n'aurait guère deviné qui était Signoret. Voilà que le chat noir, le chat errant, le chat galeux, se révélait un chat savant, un chat rhéteur. Les yeux rivés sur l'étui de son indiscernable instrument, Alix commençait à espérer que cet Aristochat entamerait bientôt de chanter.

Mais cela n'advint pas. Car le destin voulut qu'à cette heure précise, la religieuse principale de Sainte-Anne vînt elle aussi se sustenter. À la vue du bijou, indubitablement sataniste, pendu au cou de Simone, elle cria au scandale, sermonna la malheureuse et, puisque cette dernière demeurait stoïque, l'expédia sans ménagement dans le bureau du CPE.

— Ça promet d'être animé, cette année ! se réjouit Romuald.

— Mouais, se renfrogna Délia. Cette tarée est dans ma classe. Manquerait plus qu'elle fasse des poupées vaudou avec les tronches de tout l'monde.

— Elle est sûre d'elle, reconnut Alix en ravalant toute l'admiration qu'elle éprouvait alors.

— J'crois pas, non, contrecarra son amie. Si elle se fringue comme ça, c'est juste pour se donner un genre. Et puis, paraît qu'elle a redoublé deux fois. Ça veut dire qu'elle est encore plus débile que Romuald...

— Eh ! contesta ce dernier.

— Elle a peut-être eu un accident, hasarda Alix, soudain pétrie de bienveillance.

— C'est plutôt elle, l'accident ! gouailla Mathias, attisant illico le rires des autres.

Celui d'Alix était forcé, amer. Comme des sanglots transmués en spasmes hilares

La nuit même qui suivit sa rentrée en terminale, Alix se leva vers deux heures du matin. Elle chemina à pas de loup jusqu'à l'ordinateur de Cyrille, le seul du foyer, installé dans la loge. Parce qu'il faisait nuit noire, le volet était clos et le hall interdit. Elle alluma la tour, attendit patiemment que l'écran s'allumât, tuant le temps à enfiler des élastiques sur un pot à crayons.

Une fois la machine parée, Alix s'aventura sur l'Internet. Elle écuma les blogs de ses amis. Les chroniques cinéma de Romuald. L'étrange album-photo où Délia y allait de son commentaire sur tout le monde, elle comprise. Son amie avait posté une image d'Alix sans même la consulter. Une photo floue prise au dernier nouvel an et scannée à l'arrache. « Ma Sis », c'était tout ce que Délia avait à dire d'elle. À bien y réfléchir, elles ne se connaissaient pas.

Cette nuit-là, Alix décida qu'elle aussi existerait sur la toile. Mais sûrement pas comme prolongement de ce à quoi le lycée la contraignait. Cette nuit-là, le blog anonyme de Phoque_you publia son premier article. Un simple cliché du film de Max Ophüls, La Ronde, agrémenté d'un bref constat :

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NORME, c'est l’anagramme de MORNE.

Et je ne crois pas aux coïncidences.

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