VI. Dentier

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Le lourd portique du hall se referma dans un claquement, aussitôt secondé par des éclats de rire enjôleurs. Sa légendaire curiosité de concierge piquée par ce joyeux raffut, Cyrille releva la tête, renonçant du même coup à battre son record au casse-briques. L'un des jeunots du quatrième rentrait au bras d'une jolie demoiselle. Le gloss aux lèvres et parée d'une robe fluide, elle était la troisième cette semaine, à se laisser escorter jusqu'à l'appartement. Alors qu'il entraînait sa conquête dans la montée d'escalier, le jeune homme croisa le regard amusé de Cyrille, laquelle répondit à son salut de la main par un clin d’œil complice. À en juger comme il peinait avec la langue française, ce n'était certainement pas pour tenir le crachoir que les belles affluaient au quatrième étage.

La concierge suivait d'un œil distrait et bienveillant le ballet de séduction quotidien des jeunes gens. En sont temps, elle avait elle aussi collectionné les conquêtes. Combien de nuit passées avec des inconnues au motel de Vilmorne ? Combien de départs précipités, sans leur laisser ni note, ni numéro de téléphone ? Retrouver Cassandre, son amour de jeunesse, avait mis un frein aux frasques de Cyrille. En raison de sa réputation sulfureuse, cependant, elles avaient résolu de partir vivre en ville, de se fondre dans la masse, à l'abri des regards indiscrets. Habituée aux regards en coin, la mère d'Alix n'en faisait pas vraiment cas. Bien que certains de leurs voisins se bornaient à se voiler la face, Cassandre et elle n'avaient jamais caché être un couple, depuis qu'elles avaient posé leurs valises à Lagronde. Parce qu'elles n'étaient qu'un duo anonyme au creux de cette immense ville, animée jour et nuit, grouillante de citadins loufoques, Cyrille avait cessé de craindre que sa fille pût pâtir de sa vie amoureuse. À bien des égards, même, Cassandre faisait une meilleure mère qu'elle.

Bien sûr, l'adolescente n'avait jamais ramené d'amis à la maison. Enfant, on l'en avait défendue pour la préserver. Désormais, quelque instinct distillé lui dictait sans doute qu'il valait mieux rester discrète. Cela, Cyrille le comprenait et elle ne prenait guère les réticences d'Alix pour de la honte. Elle se rassurait de la savoir entourée, sans cesse invitée. Elle se félicitait surtout que sa fille ne fût pas une teigne, comme elle au même âge. Sa piètre éducation portait au moins de beaux fruits – à moins que ce ne fût là l’œuvre de sa compagne.

La concierge tabassait la souris du bout de l'index, bien décidée à triompher du casse-briques, quand le portique s'ouvrit à nouveau, plus lentement cette fois-ci, dans une plainte rauque. Trop concentrée pour lever la tête, Cyrille lança un « bonjour », aimable mais machinal, au présumé locataire qui venait de rentrer. Sans lui rendre son salut, une longue silhouette s'avança vers la loge, aussitôt obscurcie par son reflet dans la vitre.

— Bonjour, mademoiselle, roula une langue charmeuse. Excusez mon audace mais, en vous apercevant à travers ce carreau mal lavé, je n'ai pu m'empêcher de remarquer votre chevelure d'ange, votre regard de braise, l'habileté de vos doigts pour les jeux d'arcades...

Ayant reconnu son accent familier, Cyrille la laissait débiter en jubilant, l'entrecuisse déjà soumis à rude épreuve. Mais la tirade s'interrompit, les mots labourés par le rire suave de Cassandre.

— Quoi, c'est tout ? s'offusqua faussement la concierge.

— Désolée... Tu aurais vu ta tête, devant ton écran ! On aurait cru que tu jouais ta vie !

— Eh merde, j'ai perdu ! Enfin, peut-être pas... Ta proposition aussi, elle avait l'air de casser des briques. Tu vas rester dans le hall ?

Cassandre se précipita d'un pas guilleret vers la porte de l'appartement et la claqua derrière elle, comme pour marquer sa fougue. Dans le même temps, Cyrille avait baissé le volet de la loge et venait au devant de sa belle pour l'embrasser à pleine bouche. Un brin excitée, elle osa une main aventureuse sous le jean de son amante pour lui flatter la fesse. Répondant à son baiser, Cassandre la repoussa tendrement.

— Il est à peine dix-huit heures trente, Cyri.

— Alix est partie au cinéma avec la nouvelle du sixième. Elles ne devraient pas rentrer de sitôt...

— Oh, il fallait le dire tout de suite ! se reprit Cassandre, à peine surprise, tandis que ses bras rappelaient sa compagne tout contre elle.

L'étreinte fiévreuse poussa les deux femmes jusqu'au canapé, où les baisers se firent plus ardents. La langue souple de Cyrille emballait avec ferveur les papilles capricieuses, toujours roidies, de son amante. À l'occasion, l'arête charnue frôlait la gencive gondolée de la belle rousse, là où les molaires en or avaient cédé la place à un discret dentier.

Pendant longtemps, dès qu'une embrassade lui avait fait rencontrer cette vieille cicatrice, dissimulée au fond de la bouche, Cyrille s'était effondrée de honte, immanquablement assaillie de remords, incapable de donner suite à leurs ébats. La patience, la douceur et quelques admonitions de Cassandre sur la responsabilité et le rachat avaient néanmoins fini par triompher de ces replis coupables. Désormais, lorsque sa langue caressait la mâchoire meurtrie qu'elle avait elle-même déglinguée d'un coup de poing, autrefois, Cyrille n'éprouvait qu'une affection pieuse. La vilaine blessure dont elle avait affligé Cassandre constituait l'ultime stigmate de toutes les autres et elle se réjouissait sincèrement, après toutes ces années, de consumer toute sa salive à la panser.

La belle rousse ôta avec hâte le t-shirt de sa compagne. Alors qu'elle entamait de déboutonner son propre chemisier, Cyrille lui saisit le visage à deux mains et demanda, l'air grave :

— Te te souviens ? J'ai juré de passer ma vie entière à réparer mes erreurs. Est-ce que tu m'as pardonnée ?

— Pas vraiment, lâcha Cassandre en haussant les épaules. J'ai tout simplement oublié de t'en vouloir.

Comme lorsque l'on arrête le film pour aller soulager sa vessie, l'excitation était en pause. Le chemisier débraillé, elle se rassit sur le sofa et bascula sur ses cuisses chaudes le visage de Cyrille, au bord des larmes.

— Tu sais, confessa-t-elle, j'en veux encore à cette petite garce de seize ans qui refoulait ses sentiments, qui ne supportait pas de m'aimer et préférait me traîner dans la boue que de l'admettre devant tout le monde. Je ne peux pas pardonner à l'idiote qui m'a pété les dents, fracturé le crâne et volé tous les souvenirs de ma vie. Mais cette nana-là n'existe plus, Cyrille. Tu as fait beaucoup de chemin et, telle que tu es aujourd'hui, je vendrais toutes mes dents pour te garder près de moi. C'est clair ?

Les mots, trop lourds, refusaient de jaillir de sa gorge. Aussi, Cyrille répondit-elle d'un simple hochement de tête. Bien décidée à dissoudre toute l’amertume de cette conversation, Cassandre décrocha le morceau de dentier qui gênait ses baisers et revint à l'assaut. S'ensuivit un effeuillage mutuel, maladroit, étoffé de rires tièdes. Leurs peaux nues s'amollirent au contact l'une de l'autre. Leurs cuisses s'accueillaient et la main de Cyrille cueillait déjà la première rosée aux creux des jambes de Cassandre. Cette dernière lui agrippa les cheveux, les entortilla autour de ses doigts fous, en même temps que son bassin ondulant suppliait les doigts adverses de se couler en elle. L'étreinte, tout à fait charnelle, les réunit bientôt. Leurs ongles vernis brassaient leurs eaux bouillantes. Les langues haletaient entre deux embrassades. Pressées l'une contre l'autre, leurs poitrines pulsaient des tempos vicieusement décalés et chacune, dans le vœu illusoire de réaccorder l'autre sur ses propres battements, l'aguichait de plus belle. Cyrille la première poussa le curseur sensible de sa partenaire. Les poils hérissés, le corps convulsé de plaisir, celle-ci lâcha l'affaire, rendue tout entière à sa délectation. Puis, quand le poignet endoloris de son amante révéla quelques signes de faiblesse, Cassandre s'en saisit, à reculons. Tout en lui massant la main, elle sema entre ses seins une volée de baisers. Puis sa lèvre rêche glissa sensuellement du ventre jusqu'au con, où elle délia sa langue zélée, seule en mesure de gâter Cyrille d'une volupté égale.

Lovée contre Cassandre, Cyrille retraçait du bout du doigts le contours de son téton. Bercée par les caresses que répandaient dans ses cheveux les mains de sa belle amante, elle s'abandonna à la torpeur. Elle soupira :

— Je suis soulagée... qu'Alix ne soit pas comme nous.

— Pas comme nous ? s'intrigua Cassandre, accrochant un cheveux par mégarde. Pour certaines choses, elle est exactement comme nous.

— Non, je veux dire... Moi, à son âge, j'étais une petite peste frustrée qui brutalisait tout le monde. Toi, on te harcelait tellement que t'avais qu'une envie, c'était de crever. Mais Alix, elle va bien. Elle est gentille, serviable. Elle ne cherche pas la bagarre et ne se fait pas tabasser.

— Tu sais, Cyri, il n'y a pas que les coups qui font mal. Parfois, les regards blessent. Parfois, les mots nous laissent des cicatrices impansables. Et il arrive qu'Alix se laisse dépasser par ses paroles, ou qu'elle prenne celles des autres trop au pied de la lettre...

— L'autre fois, je lui disais que, dans la vie, il y a les loups et puis il y a les proies, raconta Cyrille en relevant le menton pour admirer le visage tranquille de sa compagne alanguie. Je lui ai demandé de quel camp elle était. Tu sais ce qu'elle m'a répondu ?

Cassandre fit non la tête.

— Je te le donne en mille. Elle m'a soutenu qu'elle était un renard.

— Et qu'est-ce que ça signifie ?

— Elle m'a dit : « Je ne suis ni un loup, ni une proie. Je suis juste plus futée que les autres ».

— Oui. Ça, c'est ce qu'elle dit.

— Comment ça ?

— Alix est mal dans sa peau. Tu ne crois pas ?

— Cassie, mon cœur. C'est une ado. C'est plutôt si elle était bien dans sa peau qu'on devrait s'inquiéter !

— Tu es la pire des mères. Tu le sais ?

— Non. La pire de toutes, c'est clairement la mienne.

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