VII. Rituel

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Ses doigts filèrent entre ses boucles brunes pour les remettre en place. Les mains sitôt fourrées au fond des poches de son jean délavé, le regard dans le vague, Romuald cherchait ses mots. Depuis la veille, il remuait toutes les tirades de films qui lui filaient en tête pour dénicher la bonne : celle qui ferait flancher le cœur d'Alix. Un truc clair, percutant. Son menton anguleux chercha le réconfort de son col mouton. Le jour déclinant, il commençait à se dire que Pearl Harbor serait un bon choix. À la fin de la séance, quand ils sortiraient du multiplex et que la nuit leur gèlerait les os, il lui claquerait avec la classe de Ben Affleck : « Le seul moment où je n’ai pas froid c’est quand je pense à toi. »

Seulement, dès qu'il aperçut la jeune fille approcher, un tout autre frisson le glaça. La certitude acerbe de s'être fourvoyé. Non seulement, Alix se pointait avec le même t-shirt et le même jean aux genoux déchirés qu'elle portait ce jour-là au lycée, les cheveux ébouriffés, le maquillage terni. Mais, en plus, elle ramenait une copine. Une drôle de nana en robe d'été par ce temps ce chien et coiffée comme Fran.

— Ta nounou t'accompagne ? railla le garçon pour étouffer sa déception.

— J'te présente Bastia, ma voisine. Bastia, Romuald, un pote du lycée.

À croire qu'Alix n'avait pas suffisamment enfoncé le couteau dans la plaie, en débarquant l'air de rien, comme si elle ignorait qu'ils avaient rencard. Il fallait aussi qu'elle remuât le tranchant, puis qu'elle pressât sur la lésion une compresse bien piquante, tout imbibée d'alcool, en l'appelant son « pote ».

Grouillant de dépit, Romuald osa à peine tendre la main vers le seau de pop-corn que l'adolescente, installée au milieu, tint toute la séance. Les bras ainsi chargés, les doigts crispés sur les angles, elle empêchait habilement qu'on lui saisît la main. Le carton chaud et gras qu'elle étreignait presque lui rappelait l'envie déchirante de presser son bas-ventre contre un corps désiré. Un corps fantasmé et encore inconnu.

La frustration les rongeait tous trois, lorsqu'ils se séparèrent sur le parvis du multiplex. Un simple « Ciao », voilà tout ce que Romuald avait su décrocher. Il s'en mordait les doigts. Le reste de maïs soufflé sous le bras, Alix ne pouvait se laisser aller à le consoler. Parce qu'elle l'avait foulée avec Fiona, elle ne connaissait que trop bien cette impasse amoureuse. Elle s'y était aventurée, trop vite, trop loin, avant de comprendre que ce maudit cul-de-sac ferait dorénavant partie d'elle. Si briser le cœur de Romuald pouvait le prévenir d'une semblable déconvenue, alors elle brandirait le marteau et l'enclume. Bastia s'insurgeait quant à elle d'avoir claqué un peu de ses maigres économies pour voir un tel navet.

— En tout cas, c'est sûr, t'es gouine comme une phoquesse ! clama-t-elle sur le retour.

— Pfff. Qu'est-ce que tu racontes ?

— Son petit cul, ses petites bouclettes... Il doit pas laisser toutes les filles indifférentes !

— Eh ben qu'elles se ramènent. Ça m'fera des vacances !

Une lueur blafarde baignait le séjour, lorsqu'Alix se faufila dans l'appartement et ôta ses chaussures afin de ne faire aucun bruit. Fox remarqua néanmoins son entrée et se souleva pour quitter le tapis d'où il veillait Cassandre. Avachie sur le canapé, elle s'était assoupie devant La Nuit du Chasseur. Alix s'installa près de sa belle-mère pour regarder la fin, la tête du chien pressée sur ses genoux, la main écumant les restes du pop-corn. Quand tombèrent les crédits, elle rangea le DVD à sa place, dans la collection ordonnée de Cassandre, puis s'en retourna lui secouer l'épaule.

— T'es rentrée ? balbutia sa voix ensommeillée.

— Oui. Va te coucher. Cyrille va se les peler, sans toi.

— C'est moi... qui me les pèle... quand... elle prend toute la couette.

— Oui, oui, va lui dire ça.

L'adolescente escorta la demi-somnambule jusqu'à sa chambre. Le temps qu'elle se fît un brin de toilette, le logis s'endormirait. Exception faite de Fox qui l'attendait devant la porte de la salle de bain et la suivit d'un train pataud jusqu'au bureau.

L'écran pixelisé de l'ordinateur dévoila bientôt le logo quatre couleurs. Une fois sa session ouverte, Alix croula sous les messages inquisiteurs de Délia. Cette discussion MSN lui faisait l'effet d'une bombe au poivre : un spray de lettres volatiles reçu en pleine face. Chaque mot lui piquait les rétines, lui provoquant une grimace. Faute de réponse immédiate, dans l'hystérie induite par telle carence en potins, Délia était passée à l'offensive, mitraillant la conversation de wizz intempestifs. Acharnement vain, compte tenu de l'absence de sa correspondante, d'ailleurs non-démentie par le statut grisé. Aussi, à cet interrogatoire tout à fait indiscret quant à ce présumé rencard, Alix opta pour une réponse brève, explicite et cordiale : « Le film était naze. Heureusement que j'avais du pop-corn. »

Inexplicablement, une rage bouillait en son ventre. Désespérée d'aimer, de vivre, de prendre le large, elle n'avait pour l'heure d'autre horizon que cette toile striée de lumière bleue. Alors, elle embarqua sur le radeau de fortune qu'elle avait inauguré la veille, ce blog insignifiant devenu le vaisseau de ses pensées éparses. Cela débuta par une photographie de ce seau en carton qu'elle avait presque vidé seule.

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Je veux te connaître. Je veux t'adorer. Je veux me gaver de toi, me remplir de toi

jusqu'à ce que tes cheveux débordent de ma gorge comme d'un siphon saphique.

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La pulsion salvatrice d'une soirée solitaire se mua en plaisir coupable, puis prit les traits d'un rituel quotidien.

Tout ce qu'Alix taisait dans les couloirs aux mille yeux de Sainte-Anne, Phoque_you l'exposait allégrement sur ces plages infinies où elle avait le loisir d'occulter son visage. De ses promenades, elle n'égrainait que des clichés isolés, rendus brumeux par la résolution ridicule du Nokia : son patin à roulette, une fleur entraperçue, un défaut du goudron sur la route-sans-terme, l'enlacement âpre d'un barbelé, une petite baie rouge. Parfois, elle jugeait bon d'ajouter une formule. D'autres fois, une citation, une musique ou un copier-coller douteux faisaient l'affaire.

La cueillette des champignons, au bois, avec Cassandre, se résuma à la confrontation de deux bolets en miroir.

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EAT ME.

Si je mange l'un, je grandis.

Si je mange l'autre, je péris.

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Un bouton orné d'une rose, un col froissé et la boucle d'une ceinture furent les témoins muets d'une virée mère-fille à la friperie. Temple du vêtement dont Alix ne ressortait jamais les mains vides, quoiqu'elle n'osât pas porter ces tenues au lycée.

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« L’imperfection est beauté, la folie est génie et il vaut mieux être totalement ridicule que totalement ennuyeux. » - Norma Jeane / Marylin.

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Enfin, de ses visites régulières au sixième étage, résultèrent ses images favorites. Les plantes distordues qui narguaient le carreau. Les sachets de thé rangés, dérangés, secs, trempés, consommés, triés par ordre alphabétique, par couleurs, mélangés. Les mugs dépareillés de Bastia. Bastia, de dos, à la fenêtre, dans la lumière du crépuscule, un mug de thé porté aux lèvres.

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Dirty Little Secret – The All-American Rejects

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