X. Vampire

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Les semaines qui suivirent furent ponctuées de nouveaux gestes routiniers. Alix étira ses journées par tous les coins, pour y arranger toutes les occasions possibles d'adorer Aurélie. D'abord, l'adolescente se mit à triturer plus souvent que d'ordinaire les touches de son Nokia, ce qui ne manqua pas d'intriguer Cyrille. Puis, prétextant qu'elle risquait de dépasser son forfait, Alix voulut convaincre sa mère de lui céder l'ordinateur à son retour du lycée. La concierge se laissa difficilement amadouer, entre autre parce qu'elle venait d'acquérir le dernier Age of Empires, et ce fut finalement l'intervention de Cassandre qui renversa la balance. Peu familière des outils informatiques, elle ne maîtrisait alors que les bases du tableur et le logiciel de l'agence sur lequel elle élaborait ses plans de rénovations.

  • Tu saurais me graver un DVD, Alix ? demanda-t-elle d'un ton hasardeux.
  • Oui, c'est pas bien compliqué. Tu veux que j'te grave quoi ?
  • Euh... Je ne sais pas encore. Il faut que je passe au vidéo-club.
  • Tu sais que c'est pas très légal ça, Goupil !
  • C'est cher, les DVD...

Quelle que fût la régularité d'un tel accord, Alix savait quand se montrer serviable. Le vidéo-club qu'elles fréquentaient autrefois avait mis la clé sous la porte en même temps que les VHS avaient déserté les foyers. Elles n'avaient que peu fréquenté celui qui, récemment, avait ouvert un peu plus loin, dans un autre quartier. Et pour cause : on ne copiait pas aussi aisément les nouveaux disques compacts que les regrettées cassettes. Cassandre s'était mise à acheter compulsivement tous ses films préférés, dès qu'ils ressortaient en DVD. Dépenses dont sa compagne s'offusquait fréquemment, quoi qu'elle finît inévitablement par visionner chaque film, voire même par l'apprécier.

Cette futile discorde, il était temps pour Alix d'en tirer parti. Aussi instruisit-elle sa belle-mère de l'émergence des logiciels pirates qui lui permettraient à coup sûr de dénicher tous les longs-métrages datés que les vidéo-clubs eux-mêmes n'avaient pas en rayon. Il n'en fallut pas plus pour que Goupil se mît à son tour à supplier Cyrille, qui ainsi acculée concéda quelques heures d'écran supplémentaires à sa fille. Si Cassie restreignait ses frais cinéphiles, elle-même pouvait bien renoncer à quelques parties de jeu vidéo.

Ainsi, jour après jour, une fois ses devoirs bouclés, Alix retrouva virtuellement Aurélie. Bravant les wizz harceleurs de Délia, elle apprit à connaître celle qu'elle côtoyait à peine au lycée. Tout au plus prétextait-elle parfois l'urgence de jeter un papier à la poubelle, située dans le recoin où se plantaient à chaque récréation le petit groupe d'Aurélie. C'était l'occasion de la saluer, d'oser une bise cordiale. La conversation ne s'éternisait jamais.

Sur MSN en revanche, la rouquine s'épanchait sur ses journées. Elle évoqua ses piteuses en français et Alix prit le parti de l'aider dans ses cours. Une occasion supplémentaire de passer du temps ensemble. Tandis que son aînée réfléchissait aux plans détaillés, avec l'appui précieux de Wikipédia, Aurélie lui rapportait les disputes incessantes de ses parents en plein divorce, les frasques d'une sœur qui avait encore fugué ou les messages insistants d'un ex plein de regrets. Alix l'écoutait et la consolait, heureuse d'être l'épaule sur laquelle l'élue de son cœur avais jeté son dévolu.

Dans les meilleurs jours, Aurélie lui partageait ses clips favoris de Hilary Duff, Kelly Clarkson et Lene Marlin. Par peur de lui déplaire, Alix n'osait pas lui envoyer en retour les morceaux qui rythmaient ses journées : Fall Out Boys, Stereophonics ou The Killers. Elle riaient de frivolités presque aussitôt oubliées, sans qu'Alix se risquât non plus à laisser transparaître ses sentiments véritables, ni sur la vie au lycée, ni sur Aurélie elle-même.

Seule Bastia se trouvait au courant de la passion qui, depuis cette affaire de serviette hygiénique, enflammait Alix. Aussi, quand vint le temps des vacances, la voisine du sixième exhorta l'adolescente à tenter quelques choses. Forte de ses conseils avisés, Alix emmena sa nouvelle amie voir Les Noces Funèbres au cinéma. La boule qui lui serrait le ventre fondit dès qu'elle constata qu'Aurélie était venue, non seulement apprêtée, mais aussi en rollers. Quelques jours plus tard, elles s'en allaient donc rouler de concert dans un skate-parc suffisamment éloigné du lycée pour qu'Alix ne craignît pas d'y croiser quelque connaissance.

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Suis-je un genre de vampire ?

À mesure que je me nourris de toi, je me sens immortelle...

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Son index caressait machinalement la molette de la souris. D'un écran à l'autre, ses yeux allaient et venaient entre le calme plat des vidéos de surveillance et le blog de Phoque_you. L'image bleutée d'une ombre terrifiante dans une montée d'escaliers illustrait l'article de la veille.

  • Eh, Romuald ? lança Marion en ajustant ses lunettes.

La tête du garçon émergea de l'arrière-boutique.

  • T'as encore fait planter l'ordi ?
  • Ça va, je suis pas si cruche. Dis, tu sais de quel film ça vient ?

Le nouvel arrivage de DVD du Vidéoverse à bras le corps, Romuald s'approcha à grand peine de la caisse et se pencha sur la machine.

  • C'est Nosferatu, ça. Un vieux film allemand.
  • Est-ce qu'on l'a ici ?
  • Je crois pas non. C'est l'heure, on échange.

Marion quitta la chaise en ajustant son baggy et s'empara des boîtiers que le garçon avait abandonnés sur le bord du comptoir. Désireux de se faire un peu d'argent de poche, ils avaient tous deux répondu à l'annonce du vidéo-club, peu après la rentrée de septembre. En découvrant que le cousin de Délia serait son collègue, la jeune fille avait failli démissionner.

Pourquoi avait-il fallu qu'elle aille déclarer sa flamme à une fille au cœur aussi sec ? Qu'est-ce qui lui plaisait, en premier lieu, chez Délia ? Son faux-air à KT Tunstall. Sa propension à ne jamais trop en faire, à ne jamais chercher à attirer le regard. D'ailleurs, si Marion l'avait remarquée, si elle était tombée sous son charme, cela prouvait bien que le naturel et la sobriété de Délia visaient juste. Alors, pourquoi diable sortait-elle avec un hurluberlu comme Mathias ? Elle avait beau être la risée du lycée, se faire tabasser ou harceler chaque nouveau jour de cours, Marion ne fulminait que pour une seule raison : que la fille parfaite pût lui préférer un plouc en survêtements.

Après une semaine au vidéo-club, la paria du lycée avait pourtant dû se rendre à l'évidence : Romuald était un mec sympa. Jamais il n'aurait osé l'appeler Brouteminou à la boutique, mais il ne scandait plus non plus ce surnom à Sainte-Anne. Cela, elle lui en était démesurément reconnaissante. Elle aimait venir au boulot, le mercredi, le samedi et les vacances scolaires. À dix-sept ans, encaisser les rares clients du Vidéoverse, gérer leurs cartes d'abonnement et classer les DVD sur les étagères constituait la partie la plus plaisante de son quotidien.

La fin de l'après-midi, et aussi de leur service, approchait à grands pas lorsque retentit le rire rauque de la sorcière, qui en cette période faisait office de cloche d'entrée.

  • Bonjour, bienvenue chez Vidéoverse, récita professionnellement Romuald avant de reconnaître celle qui venait d'arriver en compagnie d'une grande femme rousse. Oh, salut Ali.

Alix se figea. Si elle avait su que son ami travaillait au Vidéoverse, jamais elle n'aurait accepté d'y accompagner Goupil.

Tandis que l'adolescente, forcée de s’intéresser au nouveau job de Romuald, essayait tant bien que mal d'écourter la conversation, sa belle-mère s'avançait déjà vers l'étagère des films d'horreur, tout au fond de la boutique. Comme elles passaient la soirée en tête-à-tête, Cyrille l'avait conjurée de choisir autre chose qu'un énième film de zombies.

  • Vous cherchez quelque chose en particulier ? l'interrogea la voix cassée de la jeune employée.

Faute de l'avoir jamais vue, Cassandre ne reconnut pas l'amie d'enfance d'Alix.

— Tout sauf des zombies, lâcha-t-elle. Le Blob ? Le Loup-garou de Londres ? Ou un bon vieux Carpenter ? … Ou pourquoi pas des vampires. C'est bien, non, les vampires ?

— Oui, sûrement, acquiesça l'ado sans conviction visible.

— Pas ton genre ? Tu aimes quoi, toi ? Les films d'amour ? Les films de vampires sont toujours des films d'amour. C'est toujours l'histoire d'une créature incomprise, impossible à aimer. Une créature qui voue l'éternité à retrouver son âme sœur et se consume pour elle dans la lumière de l'aube... Ah ! Vous avez Dracula, la version de Coppola ?

— Oui, oui, on doit avoir ça.

Tout en fouillant les étagères du bout des ongles rongés, Marion méditait aux paroles de cette femme, à l'article de Phoque_you. Jusqu'où s'était-elle consumée pour Délia ? Y avait-il en ce monde quiconque pour aimer une créature de sa trempe ? Elle en était là de son introspection lorsqu'elle dénicha le fameux Dracula et se releva victorieuse pour tendre le boîtier à l'étrange cliente. Son sourire s'affaissa avant même de germer, quand elle rencontra la figure suspicieuse d'Alix.

— Salut Marion... Tout le lycée bosse ici, ou bien ? Me dis pas que Simone va surgir de la réserve !

Devinant que cette conversation ne la concernait plus, Cassandre remercia d'un sourire la petite vendeuse et s'éloigna vers la caisse avec la ferme intention de prendre sa carte de fidélité.

— Alors comme ça, Simone te file les chocottes ? se moqua Marion du ton léger qu'elle avait autrefois, à l'école primaire.

— Bof. Elle est un peu sinistre, non ? Au fait, désolée pour hier...

— Sans rancune. Au fond, je te plains un peu... Coincée dans la cour de Délia. Simone est vraiment chouette, tu sais. On est dans la même classe en option musique, c'est la seule qui n'a pas peur de se mettre à côté de moi. Faut croire qu'elle a compris que j'allais pas la violer.

— C'est pas vraiment de ça que les autres ont peur, tu sais.

— Je sais. Mais quand ces débiles viennent balancer à Simone qu'elle est ma meuf, tu sais ce qu'elle répond ? Elle leur dit : « J'aimerais bien, mais après le lycée, je veux rentrer au couvent » !

La main flasque d'Alix vint étouffer son rire. La brève complicité qui s'esquissait entre les deux vieilles amies s'estompait néanmoins déjà, gommée d'un coup sec par les yeux froids de Marion, tout chargés de reproches. Ces prunelles hurlantes de vérité, l'adolescente ne pouvait les soutenir. Elle s'était révélée incapable de soutenir Marion, de prendre sa défense, ou juste d'exorciser sa peine par un éclat d'humour. Elle n'était pas Simone, elle ne lui arrivait même pas à la cheville.

Trop honteuse même pour se confondre en excuses creuses, Alix n'offrit à Marion qu'une œillade désolée, puis l'abandonna pour rejoindre la caisse. Tout en poursuivant le rangement des étagères, la petite vendeuse ressassait distraitement le passé. Comment leur amitié avait-elle volé en éclats ? Elles s'étaient perdues de vue, dans deux collèges différents. Une fois au lycée, pourtant, Marion s'était sincèrement réjouie de retrouver Alix, du moins avant que Délia ne lui mît le grappin dessus. Elle aurait dû lui en vouloir, la haïr du plus profond de son cœur et, en dépit que cette maudite peste eut piétiné leur amitié, elle n'avait eu pour elle qu'un amour dévorant.

En caisse, Romuald remettait la carte de fidélité enfin paramétrée à la drôle de femme, avec qui il s'enthousiasmait au sujet de Coppola quelques secondes plus tôt.

— Elle est grave cool ta mère, Ali !

— Non, c'est... ma tante.

Cassandre dissimula sa moue dans l'écharpe qui lui couvrait jusqu'au bas du visage. Elle aimait Alix comme sa propre enfant et, bien qu'elle comprît les raisons de son mensonge, entendre cela de sa bouche la chagrinait soudain. Demeurée en retrait, Marion s'immobilisa, le visage tordu par la concentration. D'aussi loin qu'elle se rappelait, jamais Alix n'avait mentionné personne d'autre que sa mère, ses grand-parents, et un oncle aubergiste parti au Canada. Le malaise à peine palpable de la femme rousse n'avait pas échappé à son œil bien luné. Qu'est-ce que cela signifiait ?

Ce soir-là, Romuald quitta le travail quelques minutes plus tôt, sous prétexte qu'il devait se préparer pour la soirée d'Halloween. Il laissa à Marion seule le soin de baisser le rideau enraillé du Vidéoverse. Ce qu'elle faisait à grand peine lorsque la sonnette stridente d'un vélo serina derrière elle. Elle tourna la tête par-dessus son épaule. Ça pour une surprise ! Voilà que Pamela sautait desa bicyclette et volait à son secours. Grâce à une solide paire de biceps sous-estimés, la belle blonde eut raison du rideau capricieux.

— Allez, faut s'magner, pressa-t-elle Marion.

— Se magner de quoi ?

— Bah, d'aller à cette putain d'fête ou personne ne veut d'nous, Minou !

Déjà, Pamela enfourchait son vélo et insistait d'un air impératif :

— Allez, grimpe derrière ! Tu peux te t'nir à moi.

— Mais, pourquoi on irait ? protesta Marion en s'exécutant tout de même. On va se faire chier là-bas, non ?

— P't-être bien, ricana l'autre, mais c'est surtout nous qui allons les faire chier !

Pamela, pleine d'assurance, poussa sur les pédales. Le vélo fila, négocia un virage à la dernière minute et Marion se retint de justesse aux hanches musclées de sa camarade.

— J'vais m'ramener en nonne, tu vas voir ! jubilait cette dernière. T'as une idée d'costume, toi ?

— J'aimerais bien être un vampire.

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