XI. Disco

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À dix-neuve heures à peine, la fête battait déjà son plein chez Antoine. Presque tous les terminales de Sainte-Anne s'y rendaient, cependant les premières n'étaient pas en reste et quelques secondes avaient même réussi à dégoter l'adresse. Quinze de plus, quinze de moins, ça ne faisait pas grande différence pour Antoine, qui avait grandi dans les soirées de ses grands-frères. Sa famille, en tout cas, savait recevoir. Les parents avaient mystérieusement disparu en laissant derrière eux des murs de packs de bière et vingt boîtes de pizzas. Deux de ses frères, installés à l'étage, descendaient tour à tour se chercher une cannette et sillonnaient en passant le salon comme des videurs de boîte de nuit. Quinconce ferait déraper la soirée aurait à coup sûr à faire à l'un de ces gorilles. De quoi anéantir presque le risque de débordement.

Après un rapide saut dans un magasin de déguisements, Pamela et Marion se maquillèrent chacune dans un rétroviseur du vélo.

— Faut qu'on débarque dans les premières, assura l'ex-starlette en hachant son chewing-gum. Comme ça, pas trop d'crétins pour nous dévisager. On arrive, on s'impose, on se pose. Pis on les laisse nous r'marquer.

— Ça sert à quoi ? soupira pour la centième fois Marion, qui dessinait au rouge à lèvres une coulée de sang le long de son menton.

— Putain, mais t'as zéro estime de toi ou quoi ? Quand les aut' materont les photos d'classe dans dix ou vingt piges, j'ai pas envie qu'on s'rappelle de moi comme la pute de lycée. Ça t'fais plaisir d'êt' Brouteminou, p't-être ?

— Ça me ferait peut-être plaisir, si au moins c'était vrai, lâcha-t-elle sans réfléchir.

— Bah quoi, t'es pas gouine ?

Elles se faisaient face, de part et d'autre du cadre rose rouillé de ce vrai vélo de Barbie. Avec ses cheveux en bataille, sa longue cape et ses fausses dents, Marion donnait vraiment l'air de vouloir bouffer de la chair fraîche ce soir. Quant à Pamela, elle était méconnaissable sous sa coiffe de bonne sœur. Elle avait tronqué son fond de teint orangé pour une poudre grisâtre, mal étalée sur sa face récemment ravagée par une poussée d’acné.

— J'en sais rien, confessa Marion en lui ôtant le poudrier des mains. Comment je pourrais savoir, si je n'ai aimé qu'une fille ?

Tout en divagant, elle s'appliquait à unifier le fard sur les pommettes de Pamela. Du bord de la houppette, elle appuya les contrastes et lui inventa des joues cernées de poches.

— Voilà, maintenant t'as vraiment l'air d'un mort-vivant.

— Même comme ça, j'suis plus canon qu'Délia ! plaisanta l'autre en se mirant. Qu'est-ce que tu lui trouves, au fait ?

— Elle ne se fait pas remarquer.

À ces mots, Pamela affecta bouche-bée d'être vexée. Ses lèvres s'étirèrent et un rire imbécile jaillit de sa gueule ouverte. Toute vampire sanguinaire qu'elle était, Marion ne put que pouffer devant pareille expression.

C'est donc désopilées que les deux hors-castes de Sainte-Anne firent leur entrée remarquée. Elles foulèrent côte à côte le hall de la bâtisse, leurs pas accordés sur un rythme impeccable. Si Pamela avait roulé sa bosse, Marion peinait à ignorer les regards médusés qui se portaient sur elles. Mais l'autre, prévenante, rattrapait sitôt son attention par une tape amicale ou une vanne à peine drôle. Marion lui répondait d'une frappe analogue ou d'un rire distillé. Morte de peur, elle s'accrochait comme elle pouvait à ce curieux salut : une nonne cadavérique décorée d'un chapelet en toc. Une religieuse dévergondée. Une grenouille qui bientôt préféra au bénitier le sceau de punch et lui colla dans les main un gobelet plein à ras-bord.

— Le sang du Christ, ma fille. Cul-sec !

Conformément à ce saint commandement, Marion vida d'une traite le breuvage. Le goût tapageur du sucre et de l'alcool la fit grimacer. Puis un fou-rire hilare prit possession d'elle.

— N'ayez crainte, manants ! clama Pamela aux quelques badauds qui s'attroupaient autour d'elles. J'vais exorciser comme il faut cette pauvre âme ! Voyez, comme le démon l'a prise au corps ! C'est lui qui l'a détournée de vos p'tites bites de conquérants !

Ainsi agitait-elle son crucifix en plastique au-dessus d'une Marion éméchée qui se roulait sur la moquette, rires et pleurs alternés par intervalles chaotiques. Cette théâtrale prestation aurait sans doute fait grand bruit si, au même moment, un scandaleux quatuor n'avait débarqué chez Antoine pour leur voler la vedette.

Délia, Mathias, Romuald et Alix se présentèrent en bande. Tous vêtus de noir des pieds à la perruque avaient grimé leur joue d'une cicatrice suintante, pullulante et fétide.

— Faites place aux Simones ! beugla Mathias, à vrai dire fort fier de sa trouvaille.

Comme le public les délaissait et que Marion se remettait à peine sur pieds, Pamela la soutint et pointa Délia du doigt :

— T'as vu ! C'est clair que cette fille-là aime pas s'faire remarquer !

Tout juste éclipsés par le couple à leur tête, Alix et Romuald cherchaient mutuellement un peu de soutien dans le regard de l'autre. Ils s'étaient laissé imposer cette fantaisie de mauvais goût et ils le regrettaient déjà. L'adolescente songea qu'il était encore temps de fuir, de rentrer, de profiter sereinement de cette soupe au potiron et d'un bon film de vampire. Mais Délia en avait décidé autrement. Elle lui agrippa le bras et l'entraîna sans autre forme de procès vers la table tant redoutée du bière-pong.

Face aux footballeurs plus expérimentés, Alix, Délia et Romuald s’enfilaient les shots de houblon pétillant. Alix détestait la bière presque autant que la clope. Elle priait tous les dieux qui peut-être existaient pour que quelqu'un de son équipe s'empressât de marquer et de mettre à terre l'équipe adverse. Jamais elle n'aurait cru que l’Église en personne entendrait ses prières et enverrait pour messager Sœur Putemela, en chair et en os. La bimbo méconnaissable se fraya un chemin en jouant de sa soutane et leur faucha la balle des mains.

— Vous êtes vraiment des bras cassés, hein ! les engueula-t-elle en les baptisant de son haleine fermentée. Laissez-moi faire !

Restait à supposer qu'aucun des nombreux ex de Pamela ne lui avait enseigné les règles ancestrales de ce sport d'étudiants, puisqu'elle lança la balle avec la force d'une joueuse de bowling et transforma la bière en flaque. Les footballeurs, outrés par tant de gaspillage, proférèrent des menaces, auxquelles l'auguste blondasse répondit sans se démonter en bombant le torse. Alertés par le raffut, les frères d'Antoine dévalèrent l'escalier et, profitant de la pagaille générale, Alix se faufila hors de la masse.

Sur la piste de danse, ivres et sobres se confondaient dans le même trémoussement titubant – évidemment sur Don't Phunk With My Heart. Marion elle-même se déhanchait en sirotant un gobelet dérobé au bière-pong.

— Qu'est-ce que t'es venue faire ici ? s'inquiéta Alix en feignant de danser.

Compte tenu de la foule, personne ne s'inquiéterait de leur promiscuité. Mais Marion demeurait muette, transportée dans les limbes dont le reflux alcoolisé liquéfiait son faux sang.

— Eh ? la secoua Alix. Lâche cette bière, ok ? T'es à deux doigts de gerber...

— Fous-moi la paix ! la repoussa le vampire, dont le rap de Rohff venait vraisemblablement d'éveiller les pulsions sanguines. T'es qu'une foutue hypocrite, Alix ! On était amies...

L'alcool parlait désormais, scandé de sanglots et haut-le-cœurs, le visage tordu, la gorge secouée de spasmes peu engageants. Alix ne pouvait objecter, car la vérité même imbibait ces paroles. Impuissante à arracher le verre des mains de Marion, elle fut bientôt devancée par Pamela. À peine revenue de sa Croisade musclée, la nonne blonde attrapa par la cape le vampire de pacotille et, faute de pouvoir le lui ôter complètement, avança son gobelet à hauteur de menton pour parer au vomi imminent.

À vingt-et-une heure à peine, on tentait d'installer un nouveau bière-pong sur ta table bancale où Mathias entamait d'emballer Délia, les baffles balançaient Eminem et Romuald comblait ses lacunes de danseur par ses piètres prouesses en karaoké. Pendant ce temps, Pamela tenait obligeamment les cheveux de Marion, pliée sur la cuvette. L'ambiance périclitait. À ce moment toutefois, la porte d'entrée s'ouvrit sur Aurélie et ses amis. Chacun d'eux campait un personnage de Scooby-doo et elle était Vera. Tout à fait adorable derrière ses lunettes carrées.

Rassurée de trouver enfin un visage aimable, Alix se précipita pour l'accueillir.

— Je plaide coupable , c'est moi le monstre à démasquer !

— Sympa ton maquillage ! s'exclama Aurélie. Ça vient de quel film ?

Aucun. C'était le fruit d'une blague honteuse, presque du harcèlement. Fort heureusement, la principale intéressée n'avait pas osé pointer son museau ce soir. Dans l'espoir d'esquiver la question, Alix entraîna Aurélie vers la cuisine, où se formait un attroupement. Mathias et Délia étaient du lot et elle en profita pour leur présenter son amie. D'ordinaire possessive, Délia fit preuve d'une sympathie presque suspecte. Néanmoins, Alix n'eut pas le temps de s'en inquiéter. Déjà les bras débarrassaient la table et quelqu'un y couchait une bouteille vide. Sérieux, je devrais peut-être devenir voyante !

Tout le monde s'agglutinait autour de la table. Prise en étau, contrainte par les sourires de ses amis de se soumettre au jeu, Alix résolut au moins d'en tirer parti. Elle entraîna Aurélie jusqu'au coin de la table. Avec un peu de chance, je pourrai t'embrasser...

La bouteille passa de main en main. À chaque nouveau tourniquet, Alix se réjouissait que le goulot ne le désignât pas. Elle ne voulait goûter aux lèvres de personne, hormis Aurélie. Son tour arrivait, inéluctablement. Soudain, une clameur s'éleva du salon. Avant qu'aucun d'eux prît la peine d'aller voir ce qu'il se tramait, la sono folle se mit subitement à glapir Dancing Queen.

— C'est quoi ce bordel ? tempêta Antoine.

— C'est moi ce bordel, chantonna le timbre clair du célèbre chat noir.

Simone les toisait depuis le cadre de l'entre-deux-pièces. Elle non plus n'avait pas ménagé ses efforts. Elle avait revêtu son plus fameux costume de disco : pattes d'eph, paillettes, gloss brillant et bandeau dans les cheveux. À force de strasses, elle avait poussé le vice jusqu'à déguiser son immonde boursouflure en rutilante boule à facettes.

L'importune s'avança jusqu'à la table et accrocha au lustre branlant une petite boule disco qu'elle tenait à la main.

— Je vois que certains ont rivalisé d'inventivité ! cingla-t-elle en arrêtant très nettement son regard sur Mathias, Délia, puis Alix.

— Vous êtes sérieux ? s'insurgea Aurélie en gratifiant cette dernière d'un froncement de sourcils hautement réprobateur.

— Ça va, c'est juste pour rire, lança Mathias.

— Tu trouves ça drôle Alix, vraiment ? insista Aurélie, inflexible.

— On ne pensait pas que...

— Ça va, assura Simone d'une voix débonnaire en plaquant sa main par-dessus l'épaule de l'adolescente. Vous savez quoi ? Je me suis toujours demandé quel effet ça pouvait faire, d'embrasser quelqu'un d'aussi repoussant que moi.

Sans s'inquiéter de griller la priorité au suivant, la gothique scintillante s'empara de la bouteille. Les yeux rivés sur le goulot, tous autour de la table retenaient leur souffle. Nul ne pouvait souffrir d'embrasser pareille monstruosité, pas même Aurélie qui avait pris sa défense. Certains résolurent d'avance que, si le sort les désignait, ils refuseraient de se soumettre. D'autres tentèrent carrément de se replier. Simone, pour sa part, ne décolla pas la rétine du flacon tournoyant, le sourire aux lèvres, comme si elle était déjà assurée de l'issue. Tout le monde avait les yeux braqués sur la bague de verre quand celle-ci s'arrêta net, face à Alix.

Putain, c'est pas possible ! Cette sorcière l'a fait exprès !

Comme Simone lui saisissait le menton, l'adolescente recula d'instinct.

— Comment ça, Alix ? Tu te débines ? T'as l'air d'aimer ma face, pourtant. Au point de te faire la même.

Les ongles diaboliquement manucurés de la gothique lui lacéraient le bas du visage.

— Enfin, le résultat manque un peu de finitions, poursuivit cette dernière. Mais t'en fais pas, je vais t'aider. Après tout, la difformité faciale, ça me connaît.

La bouche miroitante de Simone fondit sur le visage d'Alix. Cette dernière se débattit. Elle tourna la tête pour esquiver le baiser tant redouté, sans savoir que l'autre ne visait pas ses lèvres. Les dents adverses mordirent terriblement dans l'épais maquillage qui lui défigurait la joue. Alors qu'elle déchiquetait la lésion factice, Alix sentit les incisives hargneuses lui griffer la trogne, une canine perdue frôler l'aile de son nez. Enfin, Simone s'écarta et cracha à ses pieds l'ignoble maquillage – ou ce qu'il en restait.

— La prochaine fois, sale petite conne, je te refais le portrait.

Sur ces mots, Simone quitta la cuisine. Passant par le salon, elle délivra le lecteur CD du bâillon de sa compile. Puis elle quitta les lieux, tout à fait satisfaite.

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