XII. Brouillard

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Le lendemain de cette terrible fête d'Halloween, Lagronde était baignée d'une brume fantomatique. Prostrée à la fenêtre, Alix attendit désespérément une réponse d'Aurélie à son dernier message, à ses excuses confuses, à ses explications bancales. Message qui n'advint pas.

Le brouillard stagna des jours durant. S'en allant promener Fox, Alix avait la sensation d'arpenter le décor vide d'un jeu en conception, où surgissait soudain un panneau de signalisation, un lampadaire ou le tronc d'un arbre. Ces jours-là, elle déambula souvent aux abords de la station essence, pour admirer les phares exorbités des voitures fendre l'air cotonneux. Partout ailleurs, il lui semblait qu'un épais rideau blanc étouffait tout horizon.

Aux trop brèves vacances, succéda un retour au lycée des plus moroses. Pendant plusieurs semaines, le quotidien d'Alix se limita à supporter en silence les blagues et les ragots de Mathias et Délia, à encaisser plus amèrement l'éloignement de Romuald, à éviter Simone et à envier de loin l'étrange symbiose qui prenait forme entre Marion et Pamela. Elle ne se risquait même plus jusqu'à la poubelle, de peur qu'Aurélie l'ignorât publiquement.

Puis, à mesure que l'humidité ambiante cédait la place au froid terne et sec, l'élue de son cœur manifesta progressivement des signes de vie. D'abord un salut cordial au détour d'un couloir, puis quelques politesses échangées sur MSN. Quand l'occasion se présenta, Alix profita de ses lacunes en dissertation pour offrir son aide à Aurélie et monopoliser son attention, au moins le temps d'un devoir. Les rares conversations qui perdurèrent ensuite furent cependant hâtives, banales, toutes creusées de cette distance que maintenait la plus jeune. Bientôt, Alix dut se rendre à l'évidence : ce déguisement de mauvais goût avait brouillé ses maigres chances auprès d'Aurélie.

L'hiver s'installa, chaque matin tacheté de givre. L'adolescente perdait pied. À cause du verglas, ses virées en patins à roulettes se raréfiaient. Les instants les plus chaleureux, elle les passait dans le refuge coloré du sixième étage. Bastia y était bien installée désormais. Son petit intérieur transpirait la quiétude. S'installer auprès d'elle dans le clic-clac déglingué et siroter l'une de ses potions fumantes, les yeux rivés sur le mur en lambris : ces petits riens réconfortants devinrent une raison suffisante de supporter le reste. Aussi accueillante que Bastia se montrât et malgré toute l'empathie qui émanait d'elle, Alix ne trouva pas le courage de se confesser à elle. La honte la gangrenait, reliquat spectral d'une pseudo-cicatrice apposée à sa joue. Chaque fois qu'elle désirait discuter des raisons de son désarroi, le souvenir vif des dents de Simone lui éraflait la peau. Faute de pouvoir justifier sa bêtise, elle n'était pas en droit d'exposer sa souffrance.

Un énième repas à peine entamé. Un soir de plus où, à peine rentrée du lycée, elle se glissa dans son lit, serrée contre Fox, coupée du monde par la cantilène bourdonnante de ses écouteurs : Bring me to life. L'humeur déclinante de leur adolescente n'échappa guère aux figures vaguement maternelles dont elle partageait le foyer. Mais Cyrille n'osa pas se montrer intrusive et Cassandre, rassemblant tout le tact dont elle état capable, l'enjoignit simplement de lui confier ses peines, si le cœur lui en disait. Ce qu'Alix ne fit pas. Les rares sursauts de son cœur pulsaient le remords, qu'elle vomissait une fois sur deux dans un reflux bileux.

Deux doigts plantés au fond de la gorge, elle s'échinait à expulser les maux muets qui, sans discontinuer, la flagellaient au plus profond. Ces mêmes phalanges, lorsqu'elles s'aventuraient entre ses jambes pour lui prodiguer quelque plaisir timoré, finissaient fatalement par l'écorcher. Seul le crissement des ongles furibonds contre son périnée exorcisait un peu sa colère. Ainsi se châtiait-elle parfois que Fox se mettait à chouiner, comme pour la supplier de dénicher en elle ne serait-ce qu'une bribe d'amour-propre.

Alix ne se détestait pas. Pas comme d'autres détestent leur reflet dans la glace, leur acné persistante, leurs lèvres mal dessinées ou leur nez cabossé. Ceux-là n'étaient que des détails, derrière lesquels se tapissait une plus vaste pourriture. Son âme se putréfiait. Alix n'éprouvait pour elle-même qu'une sévère exécration.

Aux portes de décembre, les lumières fantaisistes enluminèrent les rues de Lagronde. Un cygne nitescent surplombait la station essence. La première fois qu'elle le croisa, chaussée de ses après-skis, la laisse de Fox enroulée autour du gants en velours aux doigts dépareillés, elle ne put réprimer un rire consterné. Les gérant avait-ils cru que le col de l'oiseau rappellerait de quelque manière les becs d'où coulait le gasoil ? Ses patins lui manquaient. Elle aimait toutefois s'éterniser sur le parking, plus chargé que d'ordinaire au début des vacances. Dans les flaques de neige fondue, entre les traces de pneus, les larmes noires du diesel exhibaient parfois un arc-en-ciel inflammable. L'un d'entre eux, capturé à la volée par l'objectif embué du Nokia, atterrit sur son blog.

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Alice & June – Indochine

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Nul ne répondit à cet appel à l'aide.

Les mêmes père-noëls kitsch décoraient les rues de Vilmorne. Gaëtan profita des festivités pour prodiguer à Alix tous les conseils de séduction qu'il n'avait lui-même jamais tenté d'appliquer. C'est du moins ce qu'elle croyait, jusqu'à ce qu'elle apprît qu'il avait une copine. Heureuse pour lui, l'adolescente se dérida, l'espace de quelques jours. Seul Gaëtan connaissait ses zones d'ombre. Enfant, elle l'avait martyrisé plus que de raison avant que Cyrille l'en réprimandât furieusement. Au vu de son passé d'agresseur, cette dernière ne pouvait souffrir d'avoir un petit bourreau pour fille. Sans cogner du poing et sans briser les os, malgré tout, son orgueil renfrogné tabassait continuellement l'estime d'autrui. À Sainte-Anne, elle jouait dans la cour des abatteurs d'ego.

Tout cela, Gaëtan pouvait l'entendre. Elle lui conta Marion, Simone, Aurélie. Elle lui livra ses vices, bruts, et il les accepta sans lui en tenir rigueur. Au lieu de la gronder de ce dont elle se fustigeait sans relâche, il la consola. Il esquissa pour elle les contours d'avenir d'avenir possibles, des chemins de pénitence et d'acquittement. Il lui soutint que, si elle acceptait de faire profil bas et d'endosser ses torts, elle mériterait le pardon de tous et l'amour d'Aurélie.

Alix avait abattu son propre ego, toutefois. Après un lendemain de Noël étrangement plus arrosé que le réveillon, elle se réfugia dans les bras de Fiona. Persistant dans la lâcheté, elle récupéra ses affaires dès les premières lueurs du jour et s'enfuit avant la sonnerie du réveil – peu désireuse de connaître le tube qui lui décaperait les oreilles.

Les vrombissements du moteur berçaient ses songes moroses sur la route du retour. Son esprit se voilait dans un brouillard aussi épais que la purée de poids répandue sur les champs qui défilaient, par-delà la vitre de la voiture. Alix oscillait entre une sérénité fragile, une pellicule mousseuse répandue sur l'amertume caféinée du quotidien, et l'appréhension du prochain coup de cuillère qui viendrait l'écumer.

Délia eut beau insister, Alix refusa de ramener ses fesses à la soirée du nouvel an, dont elle ne demanda pas même qui était l'hôte. Hantée par le fiasco de la fête précédente, elle redoutait les possibles manœuvres de Simone. Si la vengeance se dégustait froide, après tout, il n'y avait pas meilleure période pour l'assouvir. Quand Délia déchaîna les wizz et les cochons danseurs pour démolir sa résolution, Alix prétexta un repas de famille. Une excuse sobre et presque vraie.

À la cohue lycéenne dans les salons d'inconnus, elle préféra la grande table dressée dans le hall de l'immeuble, autour de laquelle tous les locataires se trouvèrent réunis pour décompter les heures avant la nouvelle année. Alix et Bastia, enjouées par le champagne, s'esclaffèrent tout le repas avec les garçons du quatrième, dont la grammaire s'éparpillait au rythme des bières englouties.

Il était passé trois heures, lorsque les deux voisines s'écroulèrent dans le clic-clac du sixième, le shiba à leurs pieds. Elles refirent le monde dans le noir, au gré de murmures éméchées et d'ombres chinoises mimées dans le faible halo que filtrait la fenêtre. Bastia tomba de sommeil la première. Lassée de tourner sur le matelas ou de fixer le plafond, Alix se leva finalement. Il était presque six heures. L'aube dehors entamait de chasser les ombres de la nuit. Une veste en jean rembourrée par-dessus sa robe pailletée, l'adolescente enfila ses patins à roulettes. Elle s'élança à l'assaut des rues, bientôt entraînée par Fox. Comme contaminé par la soudaine soif d'adrénaline de sa maîtresse, le chien courait de tout son soûl. Les bras levés, mordant le froid à gorge déployée, Alix accueillit cette nouvelle année, vide de résolutions mais chargée de promesses. Elle valsa, encore ivre, avec les pilasses repeintes de la station essence. Tandis qu'elle fonçait en direction du centre-ville, chaque carrefour traversé, chaque enseigne croisée lui parurent rénovés. Premiers jalons d'un nouveau monde. Un instant, parmi le désert urbain, dans la clarté floue du levant, l'univers lui appartenait.

— Alix ?

Une voix familière la tira de ses rêves éveillées. Une voix plus délicieuse que tous les espoirs condensés des premières heures de 2006. Là, dans la pâleur crépusculaire, Aurélie s'était assise au pas d'une porte close pour s'enfiler la première cigarette de l'année. L'autre pris sur elle pour réprimer le déplaisir que lui causait la fumée. Elle commanda à Fox de s’asseoir, ce à quoi le chien épuisé au galop obéit sans ciller, puis elle s'assit sur les marches au côté de la rouquine.

— C'est chez toi ?

— Ouais. Je viens de rentrer de la soirée de Mélanie. J'espérais t'y croiser.

— Vraiment ? Pourquoi ?

— Parce que tu me manques, c'est tout.

— J'ai merdé à Halloween...

— C'était bête et méchant, oui. Mais ce n'était pas ton idée, hein ?

Alix baissa les yeux. Il ne servait plus à rien de dénoncer Mathias, d'autant qu'elle s'était laissé convaincre sans opposer de réelle résistance.

— T'en veux ? demanda Aurélie en lui tendant sa clope.

Alix s'en saisit timidement. Seule la tentait l'idée d’apposer ses lèvres sur l'objet que frôlaient une seconde plus tôt celles d'Aurélie. Elle tira une bouffée. Âpre et aride, le brouillard goudronné déferla sur sa gorge, comme elle luttait pour contenir sa grimace. Une fois avalé tout ce qu'elle pouvait, elle expira le reste avec la classe fantasmée d'une Audrey Hepburn. Le porte-cigarette en moins.

— J'aimerais qu'on passe plus de temps ensemble, lâcha Aurélie.

À ces mots, elle s'empara de la main de sa camarade et l'approcha de ses lèvres pour aspirer un peu de la nicotine encore contenue entre ses doigts.

— Je ne pouvais pas venir à la soirée, affirma Alix.

— Pourquoi ça ?

— Parce que, devant tout le monde, je n'aurais pas osé t'embrasser.

Aurélie se figea dans un haussement de sourcil moins choqué qu'ébaubi.

— Tu me trouves bizarre ? l'interrogea Alix, tous les membres tremblants.

— Non. Je l'ai tout de suite su et ça ne me gênait pas. En fait, je ne pensais pas que tu oserais me le dire. C'est plutôt agréable.

Comme elle tenait toujours la cigarette en train de se ratatiner, Alix profita de la lui rendre pour semer une caresse sur la paume d'Aurélie.

— Tu vas m'embrasser ou pas ? s'impatienta celle-ci.

Leurs souffles brumeux se brouillèrent dans le secret d'une aurore dépeuplée. D'un seul coup de langue, l'exhalaison sucrée du tabac chassa le frimas qui empâtait l'esprit d'Alix. Le goût l’écœurait et ce haut-le-cœur la ravissait. Qu'il était bon, soudain, d'éprouver du dégoût pour autre chose qu'elle-même. À peine leurs lèvres désunies, quémandait-elle une ration de plus.

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