XVII. Maquillage

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Main dans la main, Alix et Aurélie longeaient la foie ferrée. Le quartier résidentiel qui jouxtait les rails alignait ses maisons longiformes, toutes identiques. Les voitures inclinées mangeaient à demi le trottoir devant les marches des perrons. Il était plus aisé de marcher sur la route. Comme le froid les enlaçait, Aurélie s'accrocha plus fermement au bras de sa petite amie.

— C'est sympa que Délia m'ait invitée.

« Alors quand est-ce qu'on lui annonce ? », était-ce ce qu'elle sous-entendait ? Mieux valait étouffer dans l'œuf l'éventuel débat, ce à quoi s'attela Alix en détournant la conversation.

— T'as acheté quoi comme cadeau ?

— J'avais pas trop d'idée. J'ai pris un parfum : fruité, le genre qu'elle porte. Et un strap pour son téléphone. Le sien a l'air d'avoir morflé. Et toi, tu vas lui offrir quoi ?

Jamais Alix n'aurait soupçonné qu'Aurélie fût si attentive, aussi se trouva-t-elle bête en répondant :

— Une carte cadeau chez Sephora.

— Attends, c'est pas ta meilleure amie ? Tu sais pas ce qu'elle aime ?

— Je sais surtout ce qu'elle n'aime pas : que les autres fassent des faux-pas. Alors je m'en tiens à des valeurs sûres.

— Moi je pense qu'il vaut mieux décevoir que ne même pas essayer.

— J'en prends note pour ton anniv.

Tout en avançant cela, Alix se demandait quel cadeau elle aurait choisi pour Aurélie. Force fut de reconnaître qu'aucune idée ne lui venait. Elles avaient parcouru la moitié de la rue quand l'adolescente lâcha subitement la main de la rouquine. Cette dernière signifia son étonnement d'un froncement de sourcil.

— On est presque arrivées, se justifia Alix.

Elles approchaient en effet de la résidence de Délia : une énième réplique de la même maison séparée en quatre appartements. Depuis qu'elles se connaissaient, c'était la troisième fois seulement qu'Alix rendait visite à celle qui se prétendait sa meilleure amie, et pour l’exacte même occasion : un troisième anniversaire.

Ces célébrations revêtaient chaque fois une parfaite simplicité. Le petit groupe d'amis se rassemblait dans le salon exigu de Délia, tout juste décoré d'une guirlande de fanions dont les lettres délavées se fanaient, année après année, sous de nouvelles plissures. Tout l'après-midi, on y jouait à La Bonne Paye, au Labyrinthe, au Cluedo. Des jeux de société auxquels Alix acceptait de se plier – à contrecœur, l'hypocrisie pour seul sourire en gage d'un amusement simulé – pourvu que ce ne fût pas le Monopoly. Des jeux qui, à l'inverse, mirent Aurélie tout à fait à l'aise avec la petite bande qu'elle connaissait à peine.

Alors qu'il surjouait coup sur coup la triche pour prétendre échapper aux factures, elle comprit que les pitreries de Mathias, si maladroites pussent-elles être, n'avaient pour vocation que d'amuser la galerie. Elles péchaient davantage par bêtise que par fourberie et lui, en vérité, n'était pas mauvais perdant. Elle rencontra Romuald au détour du labyrinthe, féroce stratège derrière son abord facile, sans pitié pour les adversaires qu'il expulsait du plateau ou séquestrait entre quatre murs. Le meurtre du docteur Lenoir, enfin, mit en lumière ce que l'ordinaire noyait d'habitude. Sous les traits de l'opiniâtre Madame Pervenche, Délia jouait aussi bien la comédie qu'au lycée. Seulement, d'un rôle à l'autre, les occurrences communes de son naturel se laissaient déjà deviner. Plus modeste qu'elle ne voulait bien l'admettre, la star du jour exagérait la moindre vantardise et virait au rouge dès lors qu'on la complimentait. Elle évitait sciemment de s'étendre à son sujet ou à propos de sa famille. L'incroyable vérité ne faisait plus de doute : son tempérament fier, ses remarques acerbes et son incomparable normalité lui cousaient un costume sur-mesure ; une armure de soie encore piquée de quelques aiguilles. Derrière l'apparence d'une vie parfaitement rangée, se dissimulaient le départ d'un père absent de toutes les photographies, la précarité d'une mère dont l'oreiller dépassait du convertible replié et les frustrations d'une jeune adulte qui, dans ce modique appartement, ne pouvait pas concurrencer les fêtes d'amis plus fortunés. Délia était assurément plus douée que la moyenne pour les maquiller ; elle ne connaissait pas moins les mêmes mal-êtres et les mêmes hontes qu'autrui.

Dès lors qu'elle s'en aperçut, Aurélie cessa de redouter le dédain ou les avis de la reine de Sainte-Anne. Elle commença plutôt à apprécier le drôle de trio qui, en face d'Alix et elle, se triturait les méninges pour tenter d'élucider le quarante-millième meurtre du manoir Tudor. Et, alors qu'une réelle sympathie germait envers eux, la rouquine déplorait que sa petite amie demeura si effacée. Quasiment illisible.

Bien sûr, malgré sa bonne humeur apparente et le sourire convenable qui lui ornait les lèvres, Aurélie décryptait l'ennui d'Alix – la seule qui ne s'amusait pas. Cependant, elle n'en décelait pas la cause. Les autres et elle n'étaient-ils pas amis ? Délia exerçait-elle quelque pression à son encontre pour la maintenir sous sa coupe ? Ou alors sa propre petite copine regrettait-elle sa venue ?

Alix se trouvait accablée, en réalité. Mille inquiétudes lui mitraillaient l'esprit. La déplorable banalité de son cadeau, dont Délia se vexerait peut-être. L'obscure raison pour laquelle sa meilleure amie avait convié Aurélie. L'embarras quasi-certain de cette dernière, atterrie malgré elle à l'anniversaire d'une inconnue, et pas n'importe laquelle : l'une des filles les plus populaires de Sainte-Anne. Aussi, et peut-être surtout, les possibles mutilations que Gazoline se serait infligée en son absence, sans qu'elle en sût rien. Les engrenages furieux de sa culpabilité convertissaient à la chaîne chaque minute de la petite fête en une potentielle bavure. Lorsque le supplice prendrait fin, prophétisait-elle, il y aurait forcément quelqu'un pour lui en tenir rigueur.

Cependant, il n'était que seize heures trente et Magalie fit son entrée avec le gâteau : une pâtisserie maison aussi disgracieuse qu'alléchante, surplombée de dix-huit bougies. La sœur de Délia s'avança dans le salon, fidèle à son flegme habituel. Sur ses talons, leur mère réformait tant bien que mal le chant d'anniversaire psalmodique entonné par la première, avec un ton enjoué bientôt repris par le cousin et le petit copain. Amélie déposa le gâteau devant Délia, sur la table basse. Déjà la cire coulait sur la croûte.

— Allez, fais un vœu, enjoignit-elle sa sœur du même ton monocorde.

— Je veux... amasser plein de fric au casino ce soir !

Au gâteau, succéda la traditionnelle séance photo devant la pile des cadeaux encore emballés. Chaque année, Alix se demandait quel nouvel appareil la mère de Délia brandirait pour capturer la petite troupe et, chaque année, elle découvrait avec stupéfaction un Kodak jetable d'une nouvelle couleur. Sérieux, ils fabriquent encore ces machins ?

Quelques sourires forcés plus tard, le silence se fit et on admira révérencieusement la star du jour, qui entamait de déchirer les papiers métalliques. De la part de Romuald, le DVD de Saw. De celle de Mathias, un collier en or plaqué. La mère et la sœur s'étaient cotisées pour lui offrir quelques vêtements de marque. La carte cadeau d'Alix trouva grâce, elle aussi, aux yeux de Délia.

— Tu sais toujours ce qui me fera plaisir hein, Sis ! la remercia cette dernière dans une accolade.

Déformation éhontée de la réalité qui ne tenait, bizarrement, pas de l'ironie. Enfin, vint le tour du paquet d'Aurélie. Délia ne put contenir sa surprise, en découvrant le flacon d'un parfum à son goût et le bijou de téléphone orné d'une discrète étoile.

— C'est... tout moi, admit-elle.

Alix décela l'embarras de sa meilleure amie, au moment de remercier chaleureusement la nouvelle venue. Aussi sauta-t-elle sur l'occasion, lorsque Délia l'invita à la salle de bain, soi-disant pour lui montrer le fabuleux eye-liner que son père lui avait fait parvenir la veille.

— Il est top, hein ? insista-t-elle en appliquant la pointe du feutre au bord de l’œil d'Alix.

— Il est précis, oui.

— Mais ne parle pas, bordel ! Tu vas me faire bouger !

Concentrée sur le maquillage, Délia ne se doutait pas que l’œil affûté de son amie la sondait sans relâche. Avait-elle invité Aurélie avec l'unique espoir que son cadeau la décevrait ? Que l'ignorance de la rouquine justifierait son dédain ? La considération et la générosité d'Aurélie contrecarraient, pour sûr, ces plans machiavéliques.

— Elle est sympa, ta pote, décréta brusquement Délia, au moment de passer à l'autre œil.

— Vraiment ?

— Vraiment. Je m'attendais pas à ce qu'elle se ramène, et encore moins à ce qu'elle me fasse un cadeau. Un vrai cadeau, je veux dire. Mais elle a pris le temps de se renseigner. J'imagine qu'elle t'as demandé ce qui me ferait plaisir. Enfin, c'est gentil de sa part.

— Eh, vous complotez quoi toutes les deux ? les interrompit Aurélie en entrouvrant la porte.

— On cause sur toi, poulette, la taquina Délia. Allez, amène-toi, je vais te faire les yeux !

Leur cadette se fraya un passage entre elles, dans l'étroite salle de bain. Amassées entre la baignoire au rideau capricieux et le lavabo encombré de produits de beauté, les trois camarades se peignaient mutuellement le regard. De fil en aiguille, un invraisemblable hasard fit d'Aurélie la maquilleuse attitrée de la star éphémère. Elle, répétait à tout bout de champ qu'elle avait dix-huit ans, l'âge tant attendu où elle pourrait picoler en boîte de nuit et miser son peu de fortune sur des machines à sous au milieu de joueurs de poker tout droit sortis d'Ocean's Eleven. Ce qui tombait rudement bien car, le soir même, son père l’emmènerait célébrer cela en grande pompe au casino.

— Pour vous, ce sera soirée pyjama ! raillait-elle. Moi, maintenant, je suis une adulte.

D'adulte, elle n'avait décidément que l'âge légal.

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