XX. Frisson

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Robe vintage évasée par dessus ses genouillères, la pèlerine de son manteau tout juste rabattue sur le profond décolleté, Alix freina à hauteur du perron. La pointe arrondie de son patin à roulettes embrassa sèchement la contremarche. Elle tendit son doigt ganté, qui tremblait en enfonçant le bouton de la sonnette. À son bref soulagement, Aurélie entrouvrit la porte en personne et, en la rencontrant, esquissa un sourire que l'adolescente, dès lors, éprouva quelques remords à devoir effacer.

— Salut toi ! lança la rouquine depuis le haut des marches. C'est quoi cette tenue ?

Comme Alix serrait les lèvres sans dire mot, elle insista :

— Tu veux entrer ?

— Non, ça va aller... Je n'en aurai pas pour longtemps...

Quand bien même elle aurait voulu en finir au plus vite, tant pour se soulager que pour épargner celle qui un jour avait fait battre son cœur, les mots lui manquaient. Aucune autre auparavant n'avait accueilli favorablement son amour ; elle n'avait donc jamais eu à le remettre en cause.

Briser un cœur. Je vais vraiment ajouter ça à mon palmarès de la parfaite garce ?

Il le fallait, pourtant. Alix endurait, en contrebas, le regard réprobateur de celle qui la toisait depuis la porte d'entrée. Enfin, elle osa lever les yeux et soutenir quelques secondes la mine grave d'Aurélie.

— Je... Je ne suis pas heureuse.

— À cause de moi ?

— À cause de tout. Mais c'est surtout de ma faute. Tu vois... Ces fringues, c'est moi. C'est comme ça que je m'habille quand personne ne me voit. Je suis une extravagante, du genre qui ne s'assume pas. Je ne dis jamais ce que je pense. Alors voilà... Je déteste ta façon d'être détachée, de te faire désirer. Je déteste quasiment tout ce que tu écoutes. Moi, j'aime Green Day, Limp Bizkit, Nickelback. J'aime les vieux films que plus personne ne regarde. Et j'aimais mon chien plus que n'importe qui au monde...

— Quoi d'autre ?

— Je déteste les jeux de société, les comédies romantiques, ces jeans de merde dans lesquels on sue sous les genoux. Je hais tes putains de posters d'Orlando Bloom. Je n'aime pas Pirates des Caraïbes, ni le jeu d'acteur de Johnny Depp. J'emmerde tout le monde dans cette ville, et je veux me casser !

Aurélie croisa les bras sur sa poitrine menue ; ses lèvres se tordirent :

— J'ai l'impression de ne pas te connaître...

— Exact. Mais c'est ma faute. J'étais sûre de ne pas te plaire, si j'étais moi-même. Parce que je suis colérique, mélancolique et lâche. Qui pourrait aimer ça ?

Les manches de son pull resserrées sur son torse pour parer au froid, Aurélie dévala deux marches du perron et posa une main hésitante contre l'épaule d'Alix.

— Moi, je ne te déteste pas. Mais tu es paumée, Ali... et sûrement trop sensible pour moi.

— C'est vrai.

— Si on était amies, peut-être que tu me laisserais apprendre à te connaître. On n'aime peut-être pas les mêmes choses. On a du mal à se comprendre. Ouais, je ne sais pas du tout comment t'épauler. Mais on s'est bien amusées aussi, non ?

— Oui. Tu as raison.

Leur brève liaison se brisa dans une douceur inouïe, dénuée presque de tout ressentiment. Car elle se sentait plus légère que jamais, depuis des mois, voire des années, Alix sut aussitôt qu'elle avait bien agi. En filant jusqu'à son immeuble, ce soir-là, elle n'évita pas farouchement les halos des réverbères, elle ne fit pas cas du froid piquant, ni de la bruine qui lui collait aux joues. Une liberté confuse l'enivrait.


Les jours passèrent. Autant de murs blanchis dans la maison de Marion. Autant de demi-douzaines de cafés sirotés en écoutant sa mère parler du Portugal. Il arrivait quelques fois qu'Alix croisât la vidéothécaire, lorsque cette dernière ne rentrait pas trop tard. Elles échangeaient, plus détendues qu'avant, au sujet du bon vieux temps, de leur travail ou de Pamela. Celle-ci ne manquait pas de faire un saut chez sa jeune compagne, dès que l'occasion s'y prêtait. Elle fumait moins et se couvrait mieux, selon les dires de cette dernière. Alix ne pouvait que s'en étonner.

Une fois, alors que Cassandre et elle colmataient encore les fissures murales à grandes spatules de plâtre, Marion s'installa non loin d'elles et entonna ce curieux arrangement à l'accordéon du Shiver de Natalie Imbruglia. Elle le jouerait peut-être pour la Saint-Valentin, hésitait-elle, soucieuse que son cadeau n'égalât pas quelque fantaisie que pourrait entreprendre la Barbie délurée. Les deux ouvrières se montrèrent formelles, pourtant : si cela venait d'elle, sa chérie ne pourrait qu'apprécier cette attention sincère.

Même si elles n'évoquèrent plus ses sentiments réels, Alix se consolait de voir que Marion se montrait plus aimante à l'égard de Pamela. Elle-même se demandait aussi ce qu'elle pourrait accomplir pour toucher Gazoline, pour lui donner la preuve d'un amour authentique. Pour s'en donner la preuve, à elle aussi, d'ailleurs. Puis, alors même que la date fatidique approchait, une idée aussi insensée que délicieuse germa dans son esprit.


Tôt le dimanche matin, mal apprêtée et pas même maquillée, la jeune fille tambourina à la porte du sixième étage. Bastia lui ouvrit dans l'un des pyjamas molletonnés qu'elle portait tout l'hiver pour ne pas faire flamber sa facture de chauffage.

— Tu sais que je suis de service les samedis soirs, hein ? râla-t-elle en s'écartant tout de même pour convier l'adolescente.

— Pardon, pardon, pardon, la harcela Alix, déjà surexcitée par ce qu'elle s'apprêtait à lui confier.

— Ça va, installe-toi. Je te fais un thé ?

— S'il te plaît.

— Tu te fais rare, ces temps-ci. Qu'est-ce que tu racontes ?

Sans s'encombrer des détails, en particulier des plus morbides, la jeune fille relata sa correspondance avec Gazoline, la teneur de certaines discussions, ainsi que ses sentiments naissants. Bien qu'elle l'écoutât avec beaucoup de prévenance, Bastia fit les gros yeux et fut bien incapable de brider sa franchise.

— T'es en train de me dire que tu as plaqué ta copine, la fille qui te faisait rêver depuis des mois, pour une parfaite inconnue dont tu ne connais même pas la tête ?

— En gros, oui. Je sais que ça paraît insensé, dit comme ça. Mais je l'aime, vraiment. C'est con, tu vois, mais Aurélie, je n'ai jamais pu lui dire que je l'aimais. Je n'ai jamais su le dire. Alors que Gaz, je n'en doute pas une seconde.

— Et si elle n'est pas rousse ? la taquina Bastia avec un sérieux admirable.

— Elle est blonde, je crois.

— Et si c'est un laideron ?

— Elle a de jolies mains. C'est le plus important, non ?

— Qu'est-ce que je disais ? Gouine comme une phoquesse !

En aînée raisonnable, Bastia la mit en garde contre les difficultés inévitables d'une relation à distance – à supposer que l'autre existait bel et bien par-delà son écran. Alix en était sûre. Elle comprenait évidemment les inquiétudes de sa voisine ; Gazoline lui avait semblé tout aussi irréelle, jusqu'à ce qu'elle côtoyât quotidiennement sa voix au téléphone. La charmante musicienne réclamait de la bravoure. Elle allait lui donner mieux : de l'audace, carrément.

— Bastia, j'aurais besoin que tu me rendes un service, déclara l'adolescente, les deux mains crispées sur son mug bouillant. Tu serais libre, mardi ?

— Pour la Saint-Valentin ? Si tu veux me proposer un rendez-vous, pas de soucis, je ne suis pas prise. Par contre, c'est une grosse journée au restaurant. Je vais être de service le midi et le soir. Putains de petits couples mielleux qui sortent tous le même jour !

— Tu pourrais être malade, non ? insista nerveusement Alix.

— Écoute ma chérie, je suis désolée que t'aies largué ta nana et que ton âme-sœur virtuelle soit trop loin pour te bécoter ce jour-là. Mais tu vas devoir te trouver quelqu'un d'autre.

— Je vais y aller, décréta-t-elle soudain, en même temps que le fond de sa tasse vide cognait la table dans un bruit sourd.

— Où ça donc ?

— Noces-les-Vertes. C'est à même pas deux heures d'ici. Peut-être trois, en bus. C'est là-bas qu'elle habite.

Bastia se figea, son propre breuvage arrêté à mi-chemin entre la nappe et ses lèvres.

— T'es pas sérieuse là ?

— Si, très sérieuse. Il faut que je la voie. Il faut que je sache. Et surtout, il faut que je lui dise. Alors, je vais débarquer dans son village, lui passer un coup de fil et lui faire la surprise. Je ne peux quand même pas lui demander de sortir avec moi au téléphone ? Je ne peux pas sortir avec elle sans l'avoir jamais vue ? … C'est la seule solution. Et, vu tout ce que tu m'as dit, dans le fond, tu es d'accord.

Déjà, la locataire se levait pour s'en aller fouiller ses étagères. Elle regagna la table, un instant plus tard, et y étala son fameux Guide Michelin. Penchée au-dessus, le dos presque cassé, toutes deux cherchaient trace du mystérieux village. Noces-les-Vertes existaient bel et bien, à moins de deux heures de là, comme l'avait prétendu Alix.

— Mince, lâcha Bastia. Quand même, c'est dangereux ton affaire. Te rendre là-bas toute seule...

— Bah, j'aurais préféré que tu m'emmènes. C'est pas histoire de ne pas payer le bus, t'inquiète pas. Je te rembourserai l'essence, j'ai ce qu'il faut. Mais si ça se passe mal, j'aimerais mieux que tu sois là.

— Ah ben voilà ! T'as quand même peur de tomber sur une malade... ou une moche.

— C'est pas ça. Mais si elle me fout un vent, j'aurais vraiment besoin que quelqu'un me ramasse à la petite cuillère.

Bastia aurait aisément pu refuser. Elle aurait pu passer la Saint-Valentin à servir les clients impatients de la pizzeria et prévenir la concierge de l'imprudence que s'apprêtait à commettre sa rebelle de fille. Elle savait cependant qu'en trahissant la confiance d'Alix, elle se la mettrait à dos. Sans nouvelle de sa famille, elle n'imaginait pas perdre de surcroît celle qui s'apparentait maintenant à une énergumène de petite sœur. Quant à la laisser risquer seule l'aventure en autobus, elle n'y songeait même pas. L'adolescente venait d'endurer le décès de son chien adoré, d'encaisser une rupture qui devait la navrer plus qu'elle ne l'avouait – admettre se fourvoyer sur ses propres sentiments relève d'un deuil, en soi – et, s'il lui fallait désormais connaître l'issue fatale de son idylle virtuelle, il était impensable de l'abandonner à sa désillusion.

Pour toutes ces raisons, le mardi 14 février, Bastia appela son patron et prétexta une gastro-entérite foudroyante. Elle s’inquiéterait plus tard de l'arrêt-maladie. À Cyrille et Cassandre, les deux complices racontèrent qu'elles partaient en virée noyer le chagrin d'Alix, fraîchement rendue au célibat. La locataire du sixième s'étonna d'ailleurs que Cassandre lui énonçât maternellement toute une série de précautions, alors que la mère, elle, se laissait paraître aucune inquiétude.

À neuves heures tapantes, les deux jeunes femmes embarquaient dans la Clio tuninguée de Bastia. Alix s'était vêtue sobrement d'une robe qu'elle aimait, mais qui ne dénotait pas trop : en coton souple bleu marine, avec un col marin. Ses escarpins en vinyle et sa frange, convertie en Victory roll, ajoutaient un soupçon de pin-up qu'elle voulait afficher, dès la première rencontre, comme son style authentique. Heureusement, comme l'habit se trouvait simple et confortable, cela n'éveilla pas les soupçons de ses mères, ni ne risquait de mettre mal à l'aise Gazoline, qu'elle surprendrait sans doute traînant dans son poncho.

— J'y crois pas ! t'as encore un vieux lecteur cassette ? s'étonna l'adolescente en bouclant sa ceinture. Y a que la mère de Délia pour avoir encore ce genre d'antiquité.

— J'ai non seulement le lecteur, mais aussi de super compil' gravées !

Prouvant immédiatement ses dires, Bastia débusqua de sa portière une K7 personnalisée ; les gribouillages coloriaient l'autocollant défraîchi. Le moteur démarré et le pseudo-bolide lancé vers la sortie de Lagronde, la jeune femme inséra sa bande dans la bouche rectiligne de l'autoradio. Trop avide d'en découvrir le contenu, Alix poussa le volume, dans l'illusion jouissive de hâter la musique. Aux premières notes timides, succéda un couplet lambin. Puis, alors que la plus jeune, blasée, s'apprêtait à changer de piste, le puissant « I'm a bitch ! » de Meredith Brooks leur explosa aux tympans. Les mains frappant la mesure, sitôt étouffée par la fourrure flashy du volant, Bastia chantait à tue-tête, bientôt imitée par sa cadette. Le besoin urgent de hurler ses vices, serait-ce dans un anglais baragouiné, avait balayé sans concession le soucis de sonner juste.

Portées par les vibrations de la musique, converties en tremblement d'habitacle de forte magnitude, les notes dissonantes que glapissaient leurs langues et les rires électriques, le long trajet leur parut ne durer que le temps d'un karaoké. Une reprise déchaînée de Texas, un massacre de Nirvana et un play-back chorégraphié de No Doubt plus tard, elles passaient le panneau mousseux de Noce-les-Vertes.

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