XXIII. Obscurité (2)

8 minutes de lecture

Sur les coups de vingt-deux heures, comme la soirée allait bon train, Cyrille improvisa un pain perdu en dessert. Elle venait de déposer le plateau sur la table quand, tout à coup, les lumières s'éteignirent de concert. Cela faisait longtemps qu'une coupure de courant n'avait pas plongé tout le quartier dans le noir total, mais Cassandre se rappela sans peine où elles rangeaient les bougies. La veillée se poursuivit à la chandelle, sous les pas affolés des locataires qui bravaient l'ombre aux étages. Par habitude ou par résignation, tous finirent par retrouver le calme. Tous à une exception, qui se précipita jusqu'au bas des escaliers et tambourina à la porte de la conciergerie, la lampe-torche de son téléphone brandie comme une torche pour fendre les ténèbres. On fit place à Bastia autour de la table, Alix lui présenta sans attendre la fameuse Gazoline et on narra encore l'infortuné road-trip.

Dehors, tous les réverbères s'étaient fondus dans la nuit et l'on en devinait que la fadeur des piquets, dressés sur l'avenue comme une forêt métallique, comme la pochette d'Origin of Symmetry.

— T'es une vraie sorcière, hein ! lança Alix à sa compagne.

— Comment ça ?

— T'obtiens toujours ce que tu veux. À Halloween, la bouteille s'est arrêtée pile devant moi, non ? Je suis tombée dans tes filets, juste comme tu l'espérais. Et maintenant que tout l'éclairage public nous a lâché, tu es coincée ici, avec moi.

Un sourire satisfait s'esquissa sur ses lèvres et rompit sa boursouflure.

— C'est vrai. Il paraît que quand tu payes un lourd tribu, l'Univers t'a à la bonne.

Puisque la lumière ne daignait pas revenir, et comme Bastia attisait sa peur avec mille histoires de fantômes chichement engraissées par Alix, il régna peu à peu une drôle d'atmosphère.

— Eh, la rock-star ! héla la voisine tremblante. Tu veux pas nous jouer un petit quelque chose ?

D'abord, l'idée la dérouta. Elle ne s'était jamais donné en spectacle que devant l’œil, littéralement objectif, de sa caméra. La main affectueuse qui lui pressait la cuisse et le réconfort des ombres, qui lissait son visage dans ce noir uniforme, eurent finalement raison de ses angoisses. Simone saisit la guitare que lui apportait Cassandre, ses cheveux flamboyants eux aussi happés par le camaïeu nocturne.

Contrairement à la foule du midi, le public de la musicienne se réduisait alors à un un cercle couronné d'une bienveillance univoque. Alors ses doigts grattèrent, agiles, les cordes sans médiator. Le poignet secoué émoussait les accords qu'elle connaissait par cœur. Et les yeux clos, recluse dans sa noirceur intime, elle dégustait chaque note, chaque décharge électrique de la fièvre électrique qui hérissait ses poils et balançait sa tête. Enfin, sa voix claire emplit les abysses ambiantes des paroles de The Cure, In between days.

Pendant que Simone, emportée dans sa chanson, oubliait les regards, tous braqués sur elle, le courant revint sans qu'elle s'en rendît compte. Quand elle rouvrit les paupières, la dernière note étouffée par sa paume, sa figure s'empourpra. Les félicitations l'apaisèrent mais, aux applaudissement, elle préféra le baiser passionnel qu'Alix appliqua contre sa bouche desséchée.

La clarté recouvrée, la voisine ne tarda pas à leur fausser compagnie. Minuit n'était plus qu'à quelques tours d'aiguille. Avisant alors le gros sac qui trônait encore dans le vestibule, l'adolescente se tourna vers sa mère :

— Gaz peut passer la nuit ici ?

Cyrille se renfrogna en une mine étrangement maternelle.

— Je ne sais pas, réfléchit-elle. Si j'étais une bonne mère et que je tenais plus que ça à préserver ton innocence, j'imagine que je dirais non... Mais je vais déléguer cette lourde responsabilité à Cassie. Bonne nuit, les filles.

Sur ces ultimes paroles, la trentenaire juvénile se réfugia dans sa chambre.

— S'il te plaît, Goupil, supplia Alix d'une voix ingénue.

Sa belle-mère haussa les épaules.

— Je ne pensais pas te dire ça un jour, chouquette, mais, après tout, je ne suis pas ta mère.

Elle tourna les talons, visiblement décidée à imiter Cyrille, prétendant faire l'autruche. Néanmoins, à peine deux pas ébauchés, Cassandre chancela et braqua ses iris froids sur la gothique.

— Je connais les filles comme toi, tu sais. J'ai été cette fille-là : celle qui méprise ses parents parce qu'ils ne comprennent pas, ou parce qu'ils croient bien faire ; celle qui découche une nuit sur deux, quitte à dormir dans sa voiture ; qui emmène partout où elle va toutes ses affaires comme une SDF. Oui, tu as dix-neuf ans. Oui, tu es une adulte. Théoriquement. Dans les faits, et même si tes parents te gavent, tu seras toujours leur petite fille. Alors, envoie-leur un message. Dis-leur où tu dors. Dis-leur que tu vas bien. C'est ma seule condition.

Alix referma sur elles la porte de sa chambre. Immédiatement, il lui sembla qu'un vent méditerranéen avait répandu sa tiédeur dans la pièce. Elle scruta la musicienne déposer ses affaires.

Tu m'as fait des promesses, Gaz. À quel point tu étais sérieuse ?

Déjà Simone lui faisait face. Son regard de braise éclipsait à lui seul son émulsion faciale, tandis qu'elle poussait Alix sur le lit d'un genoux lascif. Elles roulèrent entre les draps, souffles et cheveux emmêlés. Les mains gantées de l'une arpentaient les cuisses nues de l'autre qui, en retour, déboutonnait son jean. Avide de découvrir la chair tapie sous tous ces apparats, la plus jeune tira le sweat-shirt de la gothique. Les manches retournées avalèrent la résille qui lui couvrait les doigts.

Alix connaissait chaque torsion de ces phalanges. Elles les avaient vues asticoter la guitare, le piano ; elle les avait rêvées en se caressant ; et elle les embrassa dans une ferveur entière. Furtivement soustraits à sa passion, les bras de Simone trouvèrent refuge sous la robe, peu à peu repliée, finalement ôtée. Face au corps pudique de sa jolie conquête, la chanteuse s'empressa de révéler à son tour ses sous-vêtements. Ensemble noir dentelé, tout à fait à son image. Alix l'admirait sans retenue, sans rougir non plus de sa culotte en coton. Le corps pâle de sa nymphe aliène exposait les brûlures auto-infligées, le long des bras, parsemées sur le tronc, et jusqu'à l'intérieur des cuisses.

— Éteins, ordonna l'aînée sur le ton d'une supplique.

Sa belle obéit. À l'aveugle, elle glissa ses mains, délicates, à la découverte de chaque étoile lésée qui avait laissé sur cette peau lisse son petit trou noir.

— Tu as dit que tu me brûlerais... Je veux que tu m’apprennes toutes tes blessures.

— Et je veux embrasser les tiennes, murmura la voix dont le souffle ardent déferlait sur ses poignets.

Les lèvres de Simone étalèrent un baiser langoureux le long des stries rougeaudes. La pulpe noircie de sa bouche mémorisait les chemins d'un pèlerinage impie, tracé par le métal, balisé dans le sang.

— Tes douleurs m'appartiennent maintenant. Alors, promets-moi...

— Jure-moi que, toi non plus, tu ne recommenceras pas.

— Je te le jure, Alix.

— Alors, je te le promets.

Leurs carcasses nues se nichèrent l'une contre l'autre, se perdirent l'une en l'autre, à force de morsures enflammées et de griffes possessives. Ainsi consommées, leurs charognes confondues se consumaient de concert. Les mains jumelles, entrelacées, se frayaient un passage entre leurs jambes humides. Puis les doigts de Simone se refermèrent sur ceux de sa cadette.

— Tu l'as déjà fait, Phoque ?

— On s'en fiche du passé, non ?

La gothique pressa sa trogne contre la gueule d'ange d'Alix, leurs nez croisés comme deux épées.

— Si c'est ta première fois, je dois le savoir. Je dois connaître tes limites.

— Je n'ai pas de limite, Gaz. Je veux tout de toi. Tout ce que tu m'as dit, et plus encore.

— Jusqu'où tu es allée ? Dis-moi simplement si je suis la première.

— Pas vraiment.

— Comment ça, pas vraiment ?

— Je vais pas te faire un dessin...

— Il va peut-être falloir. Il y a eu quelqu'un, oui ou non ?

— Oui. Et non. Comment dire ça ? … Il n'y a jamais eu d'autres doigts que les miens.

— Bah voilà, quand tu veux. C'était pas compliqué.

Alors il y en eut, d'autres que les siens. Leurs effleurements s’imitèrent, s'empruntèrent, s'accordèrent. D'un commun ressac, elles se pressèrent l'une en l'autre. La passion pulsait dans les veines, les bassins. Le saillant des ongles et le tranchant des dents se tourmentaient les seins. Deux bêtes au diapason, l'extase comme une piqûre. Seules paroles murmurées : « Plus fort ! », « C'est tout ce que t'as ? », jusqu'à ce que les mots finissent par se muer en soupirs étranglés.

D'un geste vaporeux, Simone balaya l'une des mèches rebelles qui lui voilaient le visage étendu de sa charmante conquête. Elle ne pouvait que deviner ses traits dans la pénombre où flottait la blême lueur des lampadaires.

— Tu es tellement belle, soupira-t-elle, dépassée par l'admiration.

Un sourire tendre s'esquissa sur les lèvres d'Alix. Pensif, son regard s'ombrageait pourtant.

— Pardon, souffla Simone. Ce n'est pas un compliment facile à me rendre. Je n'attends rien de tel, si ça peut te rassurer.

— Tu me mets au défi ? s'engaillardit l'autre, soudain redressée.

Aventureuse, elle s'avança au-dessus du visage froissé et tortueux de la gothique. Elle masqua l'hideuse cicatrice d'une main à peine posée et avisa la moitié lisse de cette figure : l'œil vif, la joue rosée et la lèvre malicieuse.

— Cette face-ci est belle, affirma-t-elle en apposant sur la joue un baiser affectueux. Et cette face-là... , entama-t-elle en découvrant l'autre moitié.

Ses yeux se plongèrent pour la première fois dans les rugosités qui enflaient ce profil. On eût dit qu'une ardeur sans égal avait porté ses chairs à ébullition, explosé les tissus dans un bouillon sanguin, puis s'était figée sur sa peau en un perpétuel et statique bouillonnement. À pareille pétulance, répondit un baiser fiévreux, plus prononcé que le premier. Les lèvres retroussées d'Alix osaient goûter l'amas de ces stigmates, à la saveur délicieusement morbide. Tandis qu'elle écartait sa bouche brûlante, marquées au fer rouge par le bouillon facial, elle décréta :

— Cette face-là a du relief !

Simone se mordit les lèvres pour contenir le rire qui déjà lui flambait la gorge. Car elle ne pouvait tolérer alors aucun sarcasme, Alix endigua le rictus d'une fougueuse embrassade. « Tu es belle », répétait du boit des doigts la main qui, sur la joue estropiée, laissait vagabonder et languir ses caresses. Ta beauté n'est pas commune, ta beauté n'est pas canon, mais ta beauté me trouble, me hante, m'obsède...

— Tu es belle, décréta Alix. Plus belle que n'importe qui. Parce que, ce qui à la base n'était que laideur, toi tu l'as assumé, toi tu l'as sublimé. Tu n'es pas une fleur qu'on cueille et qui se fane. Toi, tu as le charme éternel d'une plante séchée, d'un pot-pourri. Tu m'enivreras toujours.

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0