XXVI. Fantôme

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Sous les coussins plastifiés, les notes de Talk emplissaient l'amphithéâtre de ses oreilles, la voix de Chris Martin rythmant ses poussées matinales. Roulettes aux pieds, Alix domptait l'avenue dans sa robe patineuse. Un soleil timide fendait le froid sec de sept heures et quart et baignait ses joues pâles d'une tiédeur fugace. L'adolescente serra le poing machinalement, puis se raidit, désemparée de trouver sa paume vide. Pourquoi maintenant ? C'est le printemps... Pour nous, c'était la plus belle saison...

Parfois, comme aujourd'hui, Alix se réveillait aux aurores, bien avant la sonnerie du téléphone. Dans un sursaut de panique, ses mains ensommeillées tâtaient le matelas à la recherche d'une boule de vie et de chaleur. Certains matins, elle dénichait sous la couette le corps alangui et bouillant de Simone. Elle se blottissait alors contre elle, désespérément, et se laissait bercer par les battements de son cœur. La plupart du temps, elle ne trouvait néanmoins qu'une place froide, le drap housse lisse. Un manque inouï lui tordait dès lors la poitrine. L'écrasante évidence la frappait enfin : alors que ses rêveries se dissipaient, le réconfort qu'elle espérait n'était pas celui de sa bien-aimée, mais du défunt gardien de ses songes. Quand bien même qu'il lui semblait avoir remonté la pente, repris sa vie en main et surmonté sa perte, Fox lui manquait plus cruellement chaque fois qu'un instinct encore vif soulignait son absence. Le saluer d'une caresse au réveil, ouvrir le tiroir pour prendre le harnais, presser ses phalanges moites contre la poignée de la laisse ; autant de vieilles habitudes ravivaient sous son sein une douleur mal digérée.

Deux mains portées aux oreilles, elle ôta le casque qui lui tomba sur nuque comme un épais collier. Sur l'avenue déserte, seul vrombissait maintenant le roulement cahoté des patins. Cadence sans accord ni parole, une mélodie fantôme. Les mains tendues à la douceur du levant, Alix soupira, expirant la tristesse qui lui enflait la gorge. Elle bifurqua, légère, sur le parking dépeuplé de la station-service. Quelques pas de danse improvisés semèrent leur mélancolie dans les failles du bitume. Puis, sentant peser sur elle le regard pénétrant de la caméra de surveillance, l'adolescente bascula la tête en arrière, tendit les bras et tournoya sur elle-même à la manière d'un avion ivre. Vacillante, elle passa la porte de l'épicerie, saluée par le tintement familier.

— Merci pour le spectacle, l'accueillit Simone, avachie derrière la caisse. Tu es tombée du lit ?

— Je déteste de plus en plus me réveiller sans toi.

La bouche sombre de la gothique se para d'un sourire espiègle. D'un tour de roulettes, Alix vint s’accouder au bahut.

— Cyrille veut ton autographe, Gaz. Je lui ai montré le clip, elle trouve que ça déchire.

— Surtout grâce à toi.

— C'est vrai, je m'en sors bien. Mais je voudrais faire mieux.

La butée de son patin ripa contre un joint du carrelage. Les lèvres serrées, elles baissa les yeux. Une seconde pour rassembler son courage, avant de les plonger vaillamment dans les iris ardents du chat noir.

— Je veux faire du montage. C'est ça que je veux apprendre. … Mais j'ai mis des plombes à me décider, peut-être qu'aucune école ne m'acceptera maintenant.

À son tour penchée sur le comptoir, Simone tendit une main réconfortante jusqu'au cou ployé de sa belle.

— Avec une démo pareille, je suis sûre qu'ils feront une exception.

— Mais je n'ai rien d'exceptionnel.

— Bien sûr que si : tu me supportes depuis deux mois, et tu n'as toujours pas envie de fuir.

Alix ne put que céder au rire, face au sourire béat que l'autre lui présentait sous son meilleur profil.

Comme le patron sortait de l'arrière-boutique, les bras chargés de cartons, l'adolescente fila en direction des rayons. La carrure du bonhomme l'intimidait et elle craignait les remontrances dont écoperait Simone, s'il venait à penser qu'elle tirait au flanc. Parlant de flanc, elle n'avait rien avalé depuis la veille au soir. À force de slalomer d'un rayon à l'autre, un paquet de Pitch lui tomba sous la main. Bon, ça fera l'affaire.

Elle se laissa rouler, lentement, placide, et surprendre par les heurts du carrelage. C'est alors que le tintement de la porte retentit à nouveau et qu'une flopée de silhouettes se faufila sous la pâleur des néons. Derrière l'étagère des conserves, Alix les suivait du regard sans accélérer. Figures cernées et membres mous, la bande de jeunes cherchait de quoi prolonger un peu l'ébriété d'une nuit furtive. Alors que les uns se lançaient, les yeux à peine ouverts, dans le comparatif des boissons, les autres baladaient leurs regards errants des provisions au guichet. Froncements de sourcils, coups de coudes, œillades sardoniques. Simone esquivait froidement ces muettes invectives. Le patron allait et venait, gardant sur les bringueurs sa pupilles soupçonneuse. Les nerfs d'Alix crissaient.

Rien de moins bien huilé qu'un ras-le-bol au chant du coq. Sans réfléchir, elle céda au déhanché nonchalant qui la porta jusqu'à la caisse. Elle jeta ses brioches par-dessus le bahut, s'agrippa au rebord, tira son buste tout contre et se faufila, à son tour, entre l'écran et le lecteur de codes barres. Pour seule parade aux moqueries, elle embrassa fougueusement la caissière, une main tendre pressée sur sa difformité.

Lorsqu'elle ôta sa langue noircie des lèvres décolorées, Alix découvrit la stupeur des fêtards et les yeux écarquillés du patron. Avant que le moindre son daignât sortir de sa bouche, un rire franc gorgea celle de la gothique.

— Eh beh, la môme, tu caches bien ton jeu ! s'esclaffa le bonhomme en la gratifiant d'une tape paternelle.

Amusée par l'air lunaire qui tordait désormais les faciès incrédules des clients, Simone peinait à refouler la jubilation dont se peignaient ses propres traits. Sous ses doigts délicats, les gestes professionnels trahissaient une envie lancinante. Envie qu'il lui fallait contenir pourtant pour scanner les brioches, annoncer le montant et renoncer d'avance à envoyer paître les imbéciles.

— N'oublie pas l'autographe, réclama Alix en présentant l'envers de son ticket de caisse.

Simone signa avec la classe feinte d'une star de renom et le lui retourna d'un doigt – majeur levé à la volée à l'intention des suivants. Déjà Alix mordait dans l'un de ses Pitch.

— Tu vas engloutir tout le paquet ?

— Non, sûrement pas. T'as pas déjeuné, hein ? Tu peux le garder.

Elle tira un deuxième pain au lait et colla le restant dans les bras de Simone. Avant de prendre congé, elle lui accorda un second baiser, du bout des lèvres, juste pour enfoncer le clou sans diluer l'enduit ébène.


La matinée se révéla aussi longue que la gothique l'escomptait, tout juste allégée par les collations sucrées et les taquineries du patron. Les heures passant, il devint plus curieux et commença à l’assommer de question sur cette petite amie insoupçonnée. Gagnée par l'ennui, Simone se laissa aller à le mener en bateau. Parce que le bougre n'aurait pu croire qu'elle fût tombée naturellement amoureuse d'une jolie fille, elle inventa une fable plus trépidante : une rencontre agitée dans un bar malfamé des quartiers Nord, une baston dont elles auraient réchappé in extremis avant de se retrouver piégées toutes deux dans un garage où elles croyaient trouver refuge. Des sentiments nés d'une nuit en tête à tête, sa cicatrice noyée dans l'obscurité d'une remise ; ça, le patron pouvait l'avaler. Alors ce serait la version officielle. Du moins, jusqu'à sa prochaine réinvention.

— Eh, l'Alien ! héla une voix grave, couvrant le carillon.

Simone leva les yeux sur l'excité en jogging qui venait de passer la porte. Sans laisser la moindre émotion trahir ses inquiétudes, la caissière soupira :

— Tous les abrutis du monde veulent ma photo, aujourd'hui.

— Nan mais tu bouffes du serpent au petit-déj’ ou quoi ? Ça t'arrive de pas cracher ton venin sur tout le monde ? Tu sais, d'être relax, d'être sympa...

— Ça m'arrive oui, les rares jours où je n'ai pas à subir la connerie des gens de ton espèce.

— Popopo... C'est bon, je suis K.O. On peut parler maintenant ?

— Pas maintenant, je travaille. Je termine à midi.

Au grand dam de Simone, lorsqu'elle quitta l'enseigne à l'heure dite, Mathias n'avait pas capitulé. Il l'attendait de pied ferme, adossé au mur à malmener son ballon de basket.

— Eh, l'Alien, attrape !

La jeune femme réceptionna de justesse le projectile rugueux.

— Qu'est-ce que tu me veux ? C'est Délia qui t'envoie ?

— Nan. Délia va me trucider si elle apprend que je suis venu te causer. Romuald m'a dit que tu bossais ici.

— C'est fort aimable d'être passé, mais je crois bien qu'on n'a rien à se dire.

Coupant court à une conversation qui ne démarrait pas, elle lui renvoya la balle et tourna les talons. Le garçon s'élança pour dribbler, et la rattraper de même.

— Attends l'Al... ! Attends Simone.

Elle s'arrêta net. Pour que l'abruti s'écorchât la gorge à articuler son nom, ça devait être sérieux.

— Je m'excuse, lâcha-t-il. Je suis vraiment con. Ça me fait chier qu'Alix nous ait rien dit. Et ça me fait chier que tu toises tout le monde avec tes grands airs. Voilà. Mais j'ai pas été cool avec toi. Des fois, quand je déconne, je vais trop loin...

— Ouais, ça tu peux le dire.

— Tiens, la passe !

Le maudit ballon rebondit sur le sol et revint entre ses gants, moins violemment que la première fois. Le garçon avait visé avec plus de tact, de sorte qu'elle ne la manquât pas.

— C'est quoi le délire avec le basket ?

— J'aime bien. Ça me défoule. Pas toi ?

— Je ne sais pas.

— Écoute meuf, je connais pas ta life. J'imagine que c'est pas facile, ouais. Mais je pige pas. Si tu veux que les gens se la jouent cool avec toi, pourquoi tu les snobes avec ton regard de tueuse ? T'es compliquée, je te jure.

— C'est sûr qu'à côté de toi...

Elle ponctua sa raillerie d'une passe en biais, interceptée tant bien que mal par le sportif.

— Je veux pas qu'Alix souffre, ok ? Et je sais que je suis le premier connard à lui avoir mal parlé, mais elle m'a remis les idées en place. Par contre, toi, j'arrive pas à savoir si tu l'aimes pour de vrai ou si tu veux faire chier ton monde.

— Tu penses vraiment que j'ai que ça à foutre ?

— Je sais pas, je me demande. On va dire que je te crois. Alors va falloir qu'on apprenne à se connaître. Tu veux manger quelque part ?

Fier d'avoir si habilement négocié la paix, Mathias bomba le torse, triomphal, et entama de faire tournoyer la sphère abricot du bout de son index.

— Ok pour enterrer la hache de guerre, agréa Simone. Par contre, je vais décliner l'invitation. On remettra ça à un autre jour, avec Alix. Et qui sait... peut-être Délia.

Sous l'effet de la surprise, la balle échappa au garçon.

— Houla, au siècle prochain alors ! nasarda-t-il.

— Ça tombe bien, je suis libre à cette date-là.

À peine achevait-elle sa réplique que le téléphone vibrait sans sa poche. En apercevant le nom d'Alix, elle s'empressa de répondre et, dans le combiné, résonna sa voix dévastée.

— Tu peux venir me chercher, Gaz ?

— Où tu es ? Est-ce que ça va ?

Puis, se rappelant la présence de l'abruti qui dribblait à deux pas :

— Je dois filer.

— Eh, je compte sur toi, Carte-Sim !

Le téléphone coincé entre l'épaule et sa joue, Simone embarqua au volant de sa voiture.

— Dis-moi où tu es, Phoque. Je fonce te chercher.

— À la sortie de la ville, il y a cette longue, longue, route. Tu sais, entre les bois. Celle qui ne va nulle part...

— Mais qu'est-ce que tu fous là ?

Seul le chant lointain d'un oiseau endigua le silence, en guise de réponse.

— Bon, ça n'a pas d'importance. Tu ne bouges pas, j'arrive.

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