XXVII : Baiser : badinage

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Simone habitait une coquette maison de maître, plantée sur une ruelle tranquille à deux pas de la piscine municipale. Le jardinet ne payait pas de mine sur le devant mais, lorsque la voiture tourna du nez et contourna la bâtisse, Alix découvrit avec stupéfaction la vaste pelouse parsemée d'arbres fruitiers que dissimulait le petit manoir. La gothique coupa le moteur, au bout du chemin dallé où l'on devinait les places réservées à deux autres véhicules.

Tandis que la plus jeune rechaussait ses patins, sa ténébreuse compagne contourna le capot pour lui ouvrir la porte et, tout aussitôt, se voûta afin de lui offrir son dos. Pressée par les mains écartées qui battaient l'air, Alix passa ses bras autour de son cou et se hissa contre le râble de son aînée. Simone agrippa les cuisses, dès lors enroulées autour de ses hanches, et porta la belle jusqu'à la maison. Gravies les marches de granit et traversée la terrasse surplombante, la gothique introduisit ses clés dans la porte de derrière. Délicatement, elle déposa l'éclopée sur le paillasson qui marquait l'entrée de la cuisine et, se baissant pour lui saisir les chevilles, prit soin d'essuyer ses roulettes.

— Je ne dois laisser aucune trace, hein ? ironisa Alix.

Le mutisme pour seule parade, la chanteuse poussa sa petite amie à travers la pièce comme un cabrouet. Celle-ci se laissa balader sans opposer la moindre volonté. Son regard balaya le plan de travail tout équipé, où trônaient une corbeille de fruits et d'étranges robots dont les fonctions lui échappaient.

— C'est quoi ? demanda-t-elle en pointant du doigt, comme une môme avide de nommer tout ce qui lui tombe sous la rétine.

— Une yaourtière.

— Et ça ?

— Une machine à pain.

— Et ça ?

Elles quittèrent la cuisine avant qu'Alix n'eût le temps de faire connaissance avec tout l'électroménager. Dans le hall d'entrée, une double porte vitrée toisait l'escalier vernis. Par-delà les motifs éventail des carreaux imprimés, transparaissait le séjour, richement meublé.

— Retire tes patins, on monte.

Afin d'éclipser la douleur qui lui enflait à chaque pas la plante des pieds, Alix compta marche après marche jusqu'au palier.

— Seize ! geignit-elle en atteignant l'étage.

Sans pouvoir s'empêcher de pouffer, Simone lui offrit son épaule en soutien. Son amante pour béquille, Alix se laissa guider en boitillant le long du balcon aménagé en un salon douillet. De part et d'autre du large palier, se découpaient quatre portes : trois chambres et une salle d'eau. La gothique attira son invitée jusqu'au rebord de la baignoire où elle la fit asseoir. De l'armoire à pharmacie, elle tira une boîte de pansements pour ampoules et, s'agenouillant à ses pieds, les lui posa délicatement. Pendant ce temps-là, Alix visitait la pièce du regard : les deux éponges de douche, noire et verte, pendues à un crocher au-dessus du baquet, les sels de bain sur le bord, les geysers de balnéo qui en jonchaient le fond. Elle se demandait si le toilette, à côté, se révélerait aussi luxueux ; s'il était muni d'un de ces jets lavant. À l'orée de la porte, deux vasques coiffaient le meuble devant un grand miroir. Autour d'elles, se bousculaient trousses de maquillage et porte-bijoux. Les cosmétiques farouchement noirs de Simone débordaient impunément.

— T'es du genre à t'étaler, hein ! Dire que Cyrille m'engueule dès que je laisse traîner le pot de fond de teint.

— Oh, mes parents ont leur salle de bain, donc ça ne les dérange pas. Je partage celle-là avec Joséphine, ma petite sœur. On s'accorde plutôt bien.

— Attends, t'as une autre sœur ? Elle est à la maison ?

— Non, elle doit être au tennis. Cette accroc fait des stages pendant les vacances. Une vraie maso !

— Elle a quel âge ?

— Quatorze ans.

— Et toi aussi, tu jouais au tennis ?

— Bien sûr, j'étais une brêle. Un jour mon père m'a dit : « Tu exagères. Je n'ai pas pris ma journée pour te voir perdre ! », alors j'ai jeté ma raquette à ses pieds, je suis allée me changer, j'ai joyeusement déchiré cette putain de petite jupette de merde et je n'ai plus jamais foutu les pieds sur le court.

Alix se mordit les lèvres pour contenir le rire qui lui chatouillait la gorge. Simone avait beau jouer les rebelles, ses petites transgressions d'insoumise n'alimentaient en fin de compte que son goût prononcé pour le théâtral. Dans le fond, l'intraitable chat noir aimait surtout se donner en spectacle. Il suffisait de la voir mimer la grosse voix de son paternel pour s'en convaincre.

— Et voilà ! clama Simone en remballant son kit d'apprentie infirmière.

Tout en la remerciant, sa petite amie se traîna jusqu'au trône et souleva la cuvette. Lourde fut la déception : aucune douchette fantaisie à vue d’œil. En la voyant faire, la gothique s'exclama sans s'écarter :

— Oh, on a atteint le stade d'intimité où tu fais pipi devant moi ?

— On est très au-delà de ce stade d'intimité, la corrigea Alix en s’exécutant.

Prise à son propre jeu, Simone se détourna avec gêne, sous les éclats de rire de l'autre énergumène.

Lorsque sa belle reparut, plus présentable et à peu près à l'aise sur ses deux pieds, la chanteuse ouvrit la porte qui la conviait dans sa chambre. L'invitée avait déjà entrevu ces murs couverts de posters sur ses vidéos maladroites. Elle connaissait le coin impeccablement bordé de cet immense lit, le curieux vivarium qu'un œil hâtif n'aurait cru peuplé que de feuilles et de branches, ainsi que la plupart des vêtements – dont certains colorés – que renfermait la penderie. Au centre de la pièce, l’installation quasi-professionnelle des instruments et du micro ne manquèrent pourtant pas de l'impressionner.

— On dirait que tu crèches dans un studio d'enregistrement !

— C'est un peu l'idée. J'aimerais vivre entourée de musique. … Enfin, si ça te convient.

— À choisir, oui, j'aime mieux ça que tes phasmes.

Simone tenta vainement de convaincre sa compagne de la beauté insoupçonnée desdites créatures, qu'elle promena gracieusement le long de ses bras dénudés. Intimidée par les bestioles, Alix se tint fermement à distance, en hauteur sur le matelas.

— Faut reconnaître qu'ils sont moins laids que moi, plaisanta la jeune femme au visage fané. Et moi, tu m'embrasses bien. Alors pourquoi pas eux ?

— On n'a définitivement pas les mêmes standards !

À la vue du monstre à six pâtes que lui tendait Simone, l'invitée retroussa les lèvres – grimace à peine exagérée. La gothique laissa les insectes à leur vivarium et, comme pour se faire pardonner, vint se blottir sur le lit contre Alix.

— Eh, me touche pas avec tes bras pleins de pattes de phasmes ! protesta celle-ci sans vraiment s'écarter.

— Très bien, si tu insistes, je ne mettrai pas les bras, susurra la chanteuse sur un rythme maîtrisé.

La voix progressivement étouffée par l'envie, elle tendit son visage vers celui de sa belle et lança d'un tour de langue l'engrenage d'un baiser passionnel. Le ventre d'Alix gronda. Leurs lèvres se désunirent d'une envolée rieuse.

— Voyons ce que je peux faire pour calmer ton estomac, proposa Simone en lui tendant la main d'un geste chevaleresque.

La promise en détresse joua le jeu d'instinct et ordonna allégrement :

— Des pâtes !

Elle ravala presque aussitôt son enthousiasme, gênée.

— Enfin, si ça te va... Je ne veux pas m'imposer...

— Ça va Phoque. Tu t'es blessée, laisse-moi être aux petits soins. Tiens, tu veux des chaussures ? Tu vas te faire mal aux pieds. Sers-toi, prend ce que tu veux.

Simone avait quitté le lit et ouvert la porte d'un petit meuble rempli de souliers.

— Faire la même pointure que sa nana, c'est vraiment le pied ! s'exclama joyeusement l'éclopée.

Elle se traîna à quatre pattes jusqu'au placard à chaussures.

— Je rêve où t'as des ASICS roses ?

— C'était à Angélique. Ma mère refuse que je m'en débarrasse.

— Évidemment.

Alix hésita, une seconde à peine. Elle éprouvait la plus vive des rancœurs envers cette peste morte qui tourmentait sa bien-aimée. Elle jubilait à la seule idée de spoiler les artefacts imprégnés de souvenirs qui perpétuaient son ascendant néfaste.

— Tu me les donnes ?

Non contente de se débarrasser de ces maudites reliques, Simone lui refourgua aussi une paire de Vans à fleurs et une flopée de chemisiers.

— Ça va aller, si je les porte ? s'inquiéta Alix.

— Oui. Si tu les portes, ce ne sera plus les siens.

— C'est comme tu le sens.

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