XXIX. Maladie

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Un jet bileux aspergea la cuvette dans un raclement guttural. Ployée par-dessus, haletante, Alix tâta le mur d'une main incertaine, à la recherche des feuilles pendantes du papier-toilette. Le rose double épaisseur aussitôt chiffonné dans ses doigts moites, elle s'essuya le bord des lèvres.

Sérieux, quel genre de débile chope la gastro une semaine avant le bac ?

Elle se mordait les doigts – presque littéralement – pour s'être laissée embringuer par Math et Pam dans cette soirée douteuse chez un copain du basket, pour n'avoir avalé qu'un bol de gaspacho avant de partir et n'avoir même pas bu assez de vodka pour désinfecter les cacahuètes dont elle avait fini par s’empiffrer après que dieu sait combien d'autres y eussent fourré leur paluche.

Deux jours après cette suite d'erreurs fatale, ses intestins l'avaient réveillée en pleine nuit en la harcelant d'une douleur aiguë. Cela faisait à présent douze heures qu'elle allait et venait de son lit aux toilettes en se vidant par tous les côtés.

Les mains crispées sur le trône, au monocle relevé, elle éructait en filets de bave l'arrière-goût de vomi qui lui empâtait la langue. À deux doigts de se chatouiller la glotte pour abréger ses souffrances, elle tentait de se rappeler comment elle avait pu, un jour, trouver quelque réconfort à se faire gerber de la sorte. Pas le temps de méditer. Sous la menace de son ventre grondant, Alix eut tout juste le réflexe de se relever d'une traite, d'abaisser la lunette et se s’asseoir. Elle n'en pouvait plus de cette vidange incontrôlée.

— Ça va ? s'inquiéta sa mère depuis le salon.

— Non, ça va pas... Ça passe pas... On a combien de mètres cubes dans les boyaux, hein ? J'ai l'impression que ça va jamais s'arrêter... Je fais comment, Cyrille, si je me chie dessus le jour du bac ?

— Tu dramatises, gamine. D'ici une semaine, ça te sera passé.

Trois chasses d'eau plus tard, l'adolescente reparut dans le séjour, les pommettes cernées et les jambes chancelantes. Cyrille la dévisagea d'un air désolé. Sa fille n'était presque jamais tombée malade. Petite, elle avait esquivé comme par miracle toutes les vagues de rougeole, de varicelle et d'oreillons. Elle était passée à travers la grippe et la plupart des rhumes. Une seule angine l'avait atteinte, au collège, un soir d'été où elle avait entrepris de se sécher les cheveux au ventilateur. La concierge se rappelait encore le soupir soulagé de Cassandre qui, en sortant de chez le médecin, s'était soudain réjouie de ces quintes de toux : « Ouf, notre fille n'est pas Bruce Willis ! »

Un peu désemparée par la situation, faute d'avoir jamais eu à jouer au garde-malade, Cyrille attrapa une cannette dans le frigo et la glissa à sa fille sur le plan de travail.

— Tiens, bois ça.

— Du Coca ? T'es sérieuse ?

— Y a pas meilleur remède contre la diarrhée, crois-moi.

La mère ne mentait pas. Autrefois, son frangin et elle ne se soignaient quasiment qu'au soda. Après tout, il n'y avait pas meilleure remontant que le sucre – et l'organisme d'Alix avait bien besoin d'un petit coup de boost.

Alors que cette dernière touillait la boisson pour en chasser les bulles qui, assurément, lui occasionnerait un cent-millième reflux, on sonna à la porte. Les locataires ayant plutôt pour habitude de tambouriner au carreau, il ne pouvait s'agir que d'un visiteur. D'un pas las, la concierge prit le chemin de l'entrée.

Avec un peu de pot, c'est les témoins de Jéhovah. Ça va faire des étincelles...

Le battant s'ouvrit sur une figure inconnue de Cyrille, inattendue pour Alix.

— Aurélie ?

La petite rousse tendit le cou pour saluer son ex, laissant entrevoir le joli minois de son acolyte.

— Romuald ?

Celui-là, la femme le remettait. Aussi devina-t-elle qu'ils étaient là pour les devoirs. Comme elle leur tenait la porte, Aurélie se glissa dans le vestibule.

— Les autres ont pensé que ce serait mieux, si c'était moi qui t'apportais les cours, expliqua-t-elle. Vu que je ne passe pas le bac, ce n'est pas très grave si je chope tes microbes.

L'intéressée désigna son pote du menton :

— Et lui alors ?

— Oh, euh... Tiens, c'est Marion qui a pris les notes. Alors ça devrait le faire.

Esquivant la question, la rouquine tira de son sac à dos les précieux feuillets de philo et d'éco. En même temps que sa mère regagnait sa loge, Alix se traîna jusqu'au couloir et s’empara des pages gentiment apportées par son ancienne copine.

— Eh, Romuald, reste pas planté là ! héla-t-elle. Tu veux un verre d'eau, ou bien une excuse pour échapper au bac français ?

Le garçon s'avança jusqu'au seuil de l'appartement, son foulard rabattu sur sa bouche comme pour se protéger. Du bout des doigts, il avança un sachet rempli de DVD : de quoi occuper les longues journées de son amie.

— Tu sais que je potasse six matières différentes, hein ? Tire pas cette tête, tu vas l'avoir ton année.

Aurélie recula d'un pas. Elle avait mené à bien sa mission et semblait sur le point de prendre congé. Avant qu'elle ne pût lui souhaiter cordialement un bon rétablissement, Alix lui bloqua le passage, adossée au cadre de la porte, et entama l'inventaire des films prêtés par le cousin de Délia. Action, SF, western. Les deux autres l'observaient dans un silence gêné : elle, les bras croisés ; lui, les mains au fond des poches. Enfin, Alix releva les yeux du sac plastique et remercia son ami d'un sourire.

— Eh, Jesse James, il sert à que dalle ton cache-nez, le railla-t-elle. Si je refile un truc à ta nana, tu vas pas y couper.

Les deux visiteurs blêmirent. Le rictus d'Alix se creusa. Elle s'éloigna.

— Bah quoi ? Ça va deux minutes, vos petites cachotteries. Vous imaginiez quoi ? Que j'allais faire la gueule ? Sérieux, on n'est plus au collège... Vous m'avez soutenue direct quand je me suis mise avec Simone. Si c'est ma bénédiction que vous voulez, vous l'avez. Contents ?

Main aux lèvres, Aurélie occulta son rire. Elle rejoignit Romuald dans le hall.

— Tu vois, rouspéta-t-elle, je t'avais bien dit qu'elle ne t'en voudrait pas !

— Mais qu'est-ce que j'en sais moi ? glapit le garçon en abaissant son fichu suffoquant. Délia répète tout l'temps que ça fait partie de votre code d'honneur, les filles, de pas sortir avec les exs de vos copines. Alors moi j'me suis dit...

À l'écart dans le salon, les bras serrés sur sa poitrine, Alix secoua la tête :

— Pfff, faut toujours que tu sois trop gentil. Le code d'honneur, c'est un truc inventé par les empêcheurs de tourner en rond. Arrête de te prendre la tête pour les autres, ok ? Et pense un peu à toi.

Romuald passa la main dans sa nuque. Un large sourire contrecarrait sa gêne.

— T'as raison Ali, claironna-t-il. Faut que je prenne exemple sur mon miroir !

Le temps des aveux derrière et les tensions dissipées, la malade remercia ses camarades et les mit obligeamment à la porte, par peur de les contaminer.

Faudra que j'appelle Marion.

Comme le Coca miracle avait bel et bien calmé son colon capricieux, Alix s'attela sans tarder à rattraper ses cours. Si quelque chose lui échappait, il serait encore temps de poser la question à sa preneuse de notes. Cependant, la fatigue la rattrapa vite. Comme ses maux d'estomac l'empêchaient de s'assoupir, elle décida plutôt de prendre des nouvelles de Gaëtan. Le connaissant, il cherchait sûrement prétexte à repousser les révisions – et quel meilleur mobile que de soutenir sa meilleure amie, indisposée par la courante ?

Elle s'installa dans le sofa et composa sur les grosses touches du fixe le numéro de Mémé. Gaëtan se trouva en effet bien heureux que quelqu'un l'arrachât à la prise de tête continue provoquée par les théorèmes géométriques dont les noms, pour Alix, n'évoquaient que d'impossibles cités antiques.

— Tu viens cet été, hein ? s'assura le garçon.

— Quoi, t'espérais que j'allais te foutre la paix ? Tu peux rêver ! Évidemment, que je viens !

— Toute seule ?

Alix rougit. Désormais accoutumée à accueillir Simone plusieurs fois par semaine, elle envisageait mal d'en être séparée tout l'été, d'autant que leurs études les éloigneraient dès la rentrée suivante. De son côté, Gaëtan lui assurait déjà qu'elle validerait illico sa petite amie, mais il s'inquiétait aussi :

— Je voudrais pas que tu te sentes comme la troisième roues du skateboard... À quatre roues, ce serait mieux, si tu me suis...

Elle le suivait parfaitement. Dès l'instant où elle lui avait raconté s'être amourachée de sa supposée Némésis, son ami l'avait harcelée de questions. Y compris des détails comme la couleur ou le parfum favoris de sa chère, qu'Alix avait dû admettre bêtement de pas connaître. Depuis lors, chaque fois qu'ils s'appelaient – environ une fois par mois – il ne manquait de plus de prendre des nouvelles de la gothique et réclamait sans cesse qu'on lui transmît ses petits clips. Il adorait le timbre bizarrement enjoué qu'elle déployait sur Going under. Il l'avait vue en photo aussi. Il n'avait rien demandé quant à l'immanquable cicatrice. Mais Vilmorne ne se limitait pas à Gaëtan. Il y avait ses grands-parents. Leurs voisins. Fiona.

Alix soupira.

— Mettons que Gaz crève d'envie de venir s'enterrer avec moi dans le trou du cul du monde, qu'est-ce que je vais dire à Papy et Mamie ?

— Pourquoi pas la vérité, pour changer ?

Malgré l'envie de rembarrer ce faux-frère , l'adolescente dut couper court à la conversation. Le volcan de sa gorge venait de sortir de sa torpeur, paré à expulser sa lave caramel.

Putain de cacahuètes...

Ce soir-là, Alix ne put avaler qu'un peu de riz blanc, et un bouillon que Cassandre la força à ingurgiter sous prétexte de s'hydrater. Elle, avait l'impression d'être un égout en crue. Elle ne demandait guère mieux que de s'assécher.

Un peu avant vingt-et-une heures, on sonna à la porte. S'arrachant au bras aimant de la rousse, Cyrille se hissa hors du canapé.

— Ça doit être Bastia. Sa famille continue d'envoyer les colis au mauvais nom. Mais bon, ils en envoient... Oh, c'est toi. Entre.

Tout juste sortie de la salle de bains, Alix se planta dans la cuisine, attendant pour saluer la voisine du sixième. Là, elle enduisit de crème ses mains, décapées par les lavages successifs. Le tube lui échappa pourtant lorsque sa mère émergea de l'entrée, Simone sur ses talons.

— Gaz ?

La gothique vint à elle, puis s'arrêta net, en même temps que sa belle tendait ses bras affolés pour stopper son élan. Cette dernière l'invita sans un mot dans la chambre. Simone lui emboîta le pas en gardant ses distances. Alors qu'Alix se recroquevillait sur son oreiller, sa compagne s'assit au bout du lit, sans plus chercher à abolir l'écart cruel.

— Tu me manquais, sourit-elle.

— Et t'aurais pas pu me téléphoner ? railla Alix, boudeuse.

— Je préférais te voir.

— En pyjama. Avec ma gueule de déterrée. Trop sexy.

Face à l'humeur grognon de son amoureuse, la musicienne opposa une tendresse indéfectible. Sans se départir du sourire qui peignait ses lèvres noires, elle se redressa et ôta son sac à dos.

— N'approche pas, la freina Alix. Si tu tombes malade...

— Ne t'en fais pas, la rassura l'autre. Je n'approche pas, même si je meurs d'envie de t'embrasser. Même si c'est vraiment dur de me retenir...

— C'est dur pour moi aussi, se renfrogna Alix en croisant les bras sur ses jambes repliées. C'est pour ça, tu aurais mieux fait d'appeler. Là, c'est juste frustrant.

— Sauf qu'au téléphone, je n'aurais pas pu te donner ça.

Simone extirpa de son sac une forme duveteuse. Les yeux pétillants, elle tendit à la malade la peluche. Un renard au pelage noir.

— J'ai dormi avec cette nuit, alors il a peut-être un peu mon odeur.

Sans attendre pour le confirmer, Alix attrapa le doudou, le pressa contre elle et y enfouit son visage. Dans la douceur des poils, elle devinait le parfum de Gaz, peu prégnant, à peine imprégné. Elle l'inspira à pleins poumons.

Tandis que Simone se réjouissait, Alix, de nouveau, fronça les sourcils :

— Mais t'as eu le temps de faire les boutiques ?

Simone hocha la tête. La station-service ne vendait pas ce genre de jouets.

— J'ai eu trois ans pour préparer le bac, Phoque. Ça va aller.

— Même avec Pam dans les pattes ? Comment tu t'en sors avec elle, d'ailleurs ? Elle fait des progrès ?

Un soupir consterné échappa à la gothique. Parce que Marion l'en avait suppliée, elle avait accepté d'aider Pamela à préparer l'examen et s'était depuis improvisée tutrice, au dépens de ses propres révisions. On ne pouvait pourtant pas dire que l'intéressée y mettait beaucoup du sien : elle était dissipée, pessimiste, butée, et Simone peinait bien à lui enseigner la moindre astuce mnémotechnique. Faute de mieux, elle brandissait la promesse d'une virée à la galerie marchande pour motiver Pamela à achever ses exercices.

— Si elle avait autre chose que des vitrines à lécher, elle ferait pas tant d'histoires ! se moqua Alix. Tu sais ce que tu devrais faire ? Promets-lui que Marion lui roulera une pelle, si elle décroche son bac.

— Pas sûr qu'elle s'en contente. Quand bien même... ce serait un mensonge.

— Promets-lui, et je me charge de Marion. C'est ça ou shopping intensif pendant dix jours. Et je te connais, Gaz : tu te retiens de pas étriper les vendeuses quand elles te fixent de bas en haut.

Alix ne se trompait pas. Toutefois, l'idée d'insuffler de faux espoirs à sa meilleure amie contrariait trop Simone pour qu'elle pût s'y résoudre.

— Ça va. Je voulais me racheter une colo, alors j'aimais autant que quelqu'un m'accompagne.

Bien consciente que la gothique prenait sur elle pour disculper son acolyte, Alix renonça néanmoins à enfoncer le clou et s'enquit simplement :

— T'as pris quelle quoi alors ? Noir ? Brun ? L'indigo t'allait bien.

— Aucune.

Parant au silence surpris de son amante, Simone haussa les épaules :

— Tu aimes les blondes ?

— Non. Je n'aime que toi.

Pour preuve, elle embrassa avec zèle le front du renard noir.

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