Maladie (2)

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Après une bonne nuit de sommeil, le nez blotti sur sa peluche, et deux autres cannettes de Coca, Alix retrouva du poil de la bête. Dés le réveil, elle entama par textos de rudes négociations avec Marion. À force de se voir répéter qu'elle la première s'était inquiétée des résultats catastrophiques de Pamela, au point d'implorer le secours de Simone, la tête de classe consentit finalement à récompenser son ex d'un baiser si elle réussissait l'examen. Un baiser, et rien d'autre. Le temps que l'affaire fût enfin entendue, dix-huit heures sonnaient déjà. Cyrille ferma la loge et sortit faire quelques courses.

Dix minutes à peine après son départ, la sonnette retentissait. Alix abandonna mollement les rattrapages du cours d'éco pour répondre à la porte. C'est une Bastia fringante que révéla le battant, dans une robe fluide et fleurie qui annonçait les beaux jours.

Sans faire cas de la gastro tout juste terrassée, la voisine du sixième pénétra l'appartement, y prit ses aises, demanda même à la jeune fille si elle voulait bien lui faire un thé. Le colis n'était qu'un prétexte, sans doute. Bastia venait plus certainement s'enquérir des dernières nouvelles. La locataire se passionnait sans détour pour l'effervescence lycéenne qui animait le quotidien de sa cadette. Surtout, elle s'émerveillait de voir s'épanouir celle qu'elle chérissait comme une petite sœur.

Elles discutèrent plus d'une heure durant. À cette oreille sans jugement, Alix confia ses craintes en l'avenir. La peur du changement, d'un nouvel établissement, d'autres visages. Celle aussi d'avoir moins de temps à partager avec Simone, de la perdre peut-être, de la lasser sans doute. À toutes ces angoisses, Bastia répondit par une taquinerie résolument bienveillante.

— La seule chose que tu vas lacer, crois-moi, ce sont les drôles de corsets de ta nana. Toute ta vie. Et tu vas en baver.

Mais Alix adorait ses robes de sorcière rock'n'roll – surtout les lui ôter. Un peu détendue, l'adolescente s'enfonça dan le sofa. Elle avisa le sac plastique qui piquait des bretelles près du meuble télé.

— Tu veux passer mater un film ce soir, après le boulot ? Les deux foldingues sont de sortie.

— Quoi ? feignit de s'offusquer Bastia. Tes mamans abandonnent leur pauvre petite malade ?

— Ça va, je tiens debout. J'ai juste dû perdre deux kilos.

— À ce train-là, chérie, on va te casser en deux ! Ça va pas être possible ce soir : un collègue m'invite à danser.

Les sourcils bondissants d'Alix trahirent avant sa bouche une curiosité déjà piquée d'indiscrétion.

— Oh ? Je suis invitée au mariage ? Je peux être témoin ?

— Eh, on se calme. J'ai dit « un collègue », pas « le prince charmant ».

Elle n'en saurait guère plus. Quelques minutes plus tard, Bastia fuyait l'appartement et ses allusions taquines en prétextant devoir s'apprêter pour le boulot – laborieuse mise en beauté qui consistait tout au plus à passer son uniforme. Les joues roses, la pétillante serveuse détala dans l'escalier, sans son fameux colis.

— Pense à sortir couverte, hein ! lança malicieusement Alix depuis le cadre de la porte.

C'est alors qu'elle rencontra le regard amusé du musicien du troisième. Il refermait sa boîte aux lettres, un éventail de cartes postales en main.

— Comment va le peintre ? s'enquit Alix sans réfléchir.

Puis, rattrapée par sa bêtise, elle se couvrit les lèvres. Le regard amusé se mua en sourire attendri.

— Je le retrouve à Chypre cet été. Enfin, s'il ne change pas d'itinéraire d'ici là... Ça te plairait une aquarelle ?

Scotchée, Alix ne put répondre que d'un franc hochement de tête.

En l'absence de ses mères, la convalescente s'octroya ce soir-là le petit plaisir que celles-ci lui refusaient sans cesse : un bol de céréales dans le canapé. Elle se goinfrait de Coco Pops devant Underworld quand la sonnerie de la porte vint briser, une fois de plus, sa tranquillité. Gaz ne pouvait vraiment plus se passer d'elle, hein ? À moins que le rencard de Bastia eût été contrarié...

Le bol toujours en main, bien résolue à subir le jugement d'une figure aimante, l'adolescente déverrouilla le battant. Elle manqua bien de renverser son fond de riz soufflé en découvrant sa visiteuse plantée dans le hall, le visage fermé ; les yeux roulants, levés comme pour ne pas croiser son regard.

— Délia ?

— Quoi, tu m'ignores au point de plus remettre ma tête ?

— C'est toi qui...

C'était sans arrêt la même chose avec elle : l'hôpital qui se foutait de la charité. À quoi bon relever des incohérences qu'elle entretenait sciemment ? Délia trouverait une excuse. Délia avait toujours une excuse. Sans chercher à dissimuler sa surprise, Alix la questionna plutôt :

— Qu'est-ce que tu fais là ?

— Il paraît que ta belle-mère est la meilleure cliente du Vidéoverse. Elle pourrait pas déposer ça ?

Un service. Délia prenait la peine de venir jusqu’à chez elle pour lui demander un service. C’était bien son genre de se réfugier derrière un ego aussi gros qu'une montagne. Néanmoins, parce que la reine du lycée avait osé esquisser le premier pas, Alix fit l’effort de détourner son jeu. Tout en s'emparant du DVD que l'autre lui tendait, elle se cala contre la porte, désormais grand ouverte.

— Tu veux entrer ? Ou bien t’as trop peur de tomber dans un repaire de débauchées ?

Un sourire imperceptible imprimé au coin des lèvres, la dictatrice en herbe ébaucha un signe de croix. À l’envers, toujours. Après trois années de catéchisme et autant à Sainte-Anne, Délia ne savait toujours pas signer.

— Tu le fais exprès, hein ? s’assura Alix.

— Je vois pas de quoi tu parles.

C’est ce qu’elle répondait à tous les coups. Le même boniment répété, les yeux assurément plantés dans ceux de son amie déchue, très légèrement plissés. La vérité pour Délia n'existait que dans les signes, parfois à peine devinables. Ce n'était pas mensonge mais connivence. Seuls de rares élus connaissaient l'art de décrypter l'exact derrière le tu. Seule Alix, peut-être.

Dans un soupir surjoué qui rappelait que c'était prendre sur elle, Délia indiqua par trois pas qu'elle acceptait l'invitation. Démontrant une plus ample considération pour le parquet que pour son hôte, elle se défit soigneusement de ses Buffalo, puis daigna suivre celle qui, sans un mot, l'escorta jusqu'au salon. Alix se garda bien de poser les questions superflues dont elle devinait les réponses. L'adresse, Romuald. La vraie raison de sa visite, un rare sursaut d'humilité. Poliment, elle proposa plutôt quelque chose à boire.

— Comme toi, répondit Délia en indiquant le bol du menton.

Voilà comment elles se retrouvèrent, chacune sur une assise bien distincte du sofa, à mastiquer, laconiques, ce qui avait tout l'air d'un petit-déjeuner très tardif – ou au contraire anticipé. Une fois sa dernière gorgée de lait engloutie, et peut-être d'ailleurs parce qu'elle avait fini, l'improbable invitée demanda seulement :

— T'as eu la gastro ?

Alix hocha la tête. Elle raconta les cacahuètes, le genre de plans foireux devenus coutumiers depuis que Tic et Tac faisaient les quatre cent coups. Elle ne sut pas bien, d'ailleurs, si le sourire de Délia se creusa à cause des surnoms de Math et Pam, ou parce que ceux-là mêmes dénotaient d'une amitié toute fraternelle. En tous les cas, l'intransigeante se dérida, si bien qu'Alix risqua à son tour une question :

— T'es amoureuse de Yoann ?

Délia serra les lèvres, à peine, juste assez pour que l'autre comprît.

— Tu devrais le larguer.

— Pas tout de suite. Ça ferait des histoires. Mais après le bac, ciao !

Alix pouffa. Elle trouvait l'attitude de sa camarade ridicule, bien sûr, mais ne s'en moquait pas. Tout au contraire, ce zeste de franchise la réjouissait. Ses nerfs se relâchaient. S'ensuivit néanmoins un silence gêné.

Une question à la fois. Tour à tour. L'initiative revenait à présent à Délia.

Les lèvres closes, cette dernière détaillait du regard l'appartement : les cadres de famille qui n'avaient rien à cacher, le petit meuble d'où débordait la collection de films de Cassandre, les enclaves conviviales qui s'esquissaient autour du bar ou dans le cocon des fauteuils. Tant de questions lui traversaient l'esprit, auxquelles les mots refusaient pourtant de donner forme. Il y avait celles qu'elle pensait indiscrètes, celles dont elle préférait ne pas connaître la réponse, et d'autres qui blesseraient par maladresse. Glissant sur la table basse où reposaient, croisés, les deux pieds d'Alix, les pupilles de Délia convergèrent sur le DVD qui lui avait servi de prétexte – et servirait encore. Elle le pointa du doigt.

— Tu l’as vu ?

Alix opina du chef. La reine du lycée fut surprise de la trouver si taciturne, elle qui adorait d'ordinaire discuter cinéma. Elle qui voulait même en faire son métier.

— T'as bien aimé ? insista Délia.

Un haussement d'épaules, voilà tout ce que la comédie musicale inspirait visiblement à son amie perdue. Dire qu'à une époque, pas si lointaine d'ailleurs, la brigade du bon goût se serait réjouie que Sis attendît son verdict pour prononcer quelque avis. Aujourd'hui, pour la première fois peut-être, Délia peinait à prononcer son jugement. La suite en dépendait, elle en était consciente.

Sculptant à l'embarras les traits de l'impatiente, elle attrapa la jaquette sur la table et contempla, au dos, les faces des personnages. Elle pesta :

— J’étais dégoûtée que Christine finisse pas avec le mec au masque... Il est moche, ouais, mais il a la classe !

Un soulagement inattendu gangrena le sourire d'Alix. Une larme discrète lui roula sur la joue.

— Merci, Sis, murmura-t-elle, un sanglot ravalé.

— Je comprends, un peu, affirma Délia, adoucie. Et je t'en veux aussi, un peu. Je sais pas trop si tu te rends compte, Alix, mais t'es ma seule amie.

— Y a peut-être une raison à ça...

— Je sais. J'ai bien conscience que je suis pas facile, ok ? Mais j'étais sûre que toi, au moins, tu t'en foutais.

— Je supportais, c'est différent. Mais là, je ne pouvais plus. Je ne pouvais pas prendre sur moi pour faire plaisir, Délia. Pas cette fois. Pas si ça impliquait de la perdre... Je sais que tu t'imagines qu'il y a un grand complot, que j'ai fait ça par rébellion, ou que Simone s'est servie de moi pour t'isoler. Mais non. Le truc, tu vois, c'est qu'on a tous des sentiments. On ne peut pas juste tout le temps se plier aux tiens. Et moi aussi j'ai mal, moi aussi ça me saoule. Ce jour-là, j'aurais juste voulu que tu viennes me voir, comme Romuald, et me dire que tu étais heureuse pour moi. Mais tu n'étais pas heureuse, hein ? Tu ne supportais pas qu'un truc échappe à ton contrôle.

Délia se tortillait piteusement les doigts. Bien sûr, Alix avait toujours était sa suivante, sa confidente, celle qui lisait en elle et comprenait d'instinct. Bien sûr, Alix connaissait aussi toute l'étendue de ses défauts. À ce stade fatidique, plus rien ne la retenait de s'en armer pour la renverser.

— Même là, tu vois, je ne sais pas si t'es venue pour me voir ou bien pour essayer de retrouver le contrôle.

Au crépuscule de leurs années de lycée, l'ignoble reine chutait de son trône, à genoux sur le tapis, implorant un pardon dont elle ne cernait plus le sens. Comment espérait-elle recoller les morceaux avec si peu de regrets ?

— Ce n'est pas grave, la rassura Alix, une main sur son épaule, comme pour l'adouber. Moi aussi, j'ai été hypocrite. J'ai capté tes manœuvres pour te fondre dans la masse. Je suis rentrée dans ton jeu. J'ai pris exemple, parce que j'avais peur qu'on découvre qui j'étais. Je n'ai pas trop d'excuses. Je n'ai jamais trop cru que tu m'accepterais...

C'est que son faire-valoir était devenu volubile ! Délia resta assise à digérer ses mots, recroquevillée entre les pieds du divan et le bord de la table – fœtus de femme dans le cocon du salon. La vérité piquait à vif, sans concession. Voilà pourquoi elle l'esquivait ou l'enduisait de fard. Maintenant, aucun mensonge ne pouvait plus la sauver. Alors Alix lui tendit une autre perche.

— Comment ça va chez toi ? Je veux dire, en vrai, pas dans l'utopie que t'aimes mieux te raconter.

Sa sœur s'acharnait à la fac et réussirait tout mieux qu'elle ; sa mère enchaînait les rencontres sans lendemain, désespérée de retrouver une seconde jeunesse ; son père, comme d'habitude, brillait par son absence, et sa rare présence se trouvait assombrie par le mépris de sa belle-mère.

— Je dois passer une semaine chez lui pour assister à leur mariage... L'enfer !

— Il va te faire des cadeaux.

— Encore heureux.

Décidément, la vérité n'avait rien pour plaire à Délia. À croire que certains étaient taillés pour l'honnêteté, d'autres pas. Leurs discussions furent brèves et crues, ce soir-là. Chacune se sentit délivrée d'une emprise jusqu'alors insoupçonnée. Elles n'auraient pas l'occasion d'en reparler.

Peut-être pour panser les plaies encore fraîches, en raccompagnant Délia jusqu'à la porte, Alix l'appela, une toute dernière fois, par ce nom vide de sens.

— Au-revoir, Sis.

Puis, comme celle-ci s'éloignait le long des boîtes aux lettres, elle la héla soudain :

— Eh, Délia ! Maintenant que t'as mon adresse, pense à m'envoyer une carte postale.

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