Sorcière (2)

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La fête nationale n'était ni la seule réjouissance, ni la plus fameuse à Vilmorne. Au début du mois d'août, un grand banquet dans le parc commémorait le Jour des Eaux Pures où, sept siècles plus tôt, les prêcheurs du coin avaient valeureusement jeté à la rivière trois sœurs qu'on soupçonnait de pactiser avec le malin. Puisque, chargées de sacs de pierres, elles avaient coulé sans opposer le moindre sort, on en avait déduit que leurs âmes étaient pures à présent et reposaient en paix au Royaume des Cieux.

Depuis le temps, cette glaçante histoire se trouvait occultée par la seule envie de festoyer, d'attiser de grands feu purificateurs, de s'arroser d'eau pas plus bénite que la rivière et de distribuer aux marmots de charmantes dragées qui, dans leurs petits sacs, figuraient le lestage des noyées.

La bande des quatre n'aurait pour rien manqué pareille exaltation de coutumes désuètes. Tandis qu’Élodie cherchait quoi mettre à flamber et que Gaëtan aidait Mémé à porter à sa table un copieux plateau de victuailles, Alix et Simone s'installèrent, leurs vestes repliées sous leurs cuisses, près de l'un des bûchers. Savourant l'odeur familière de la cendre, la gothique laissa aller sa joue tuméfiée contre l'épaule nue de sa belle.

— Ça va ? s'assura Alix

— J'imagine ce que ça doit faire de mourir brûlée...

— Gaz...

— Non, je veux dire, j'imagine vraiment. Le genre de douleur que ça doit être... La chair qui... tu sais. On a beau se moquer de ces inquisiteurs et de leurs croyances stupides, ils ont encore de beaux jours devant eux. Ce sont juste les sorcières qui ont changé d'allure...

Passée la moitié de cette parenthèse estivale, alors que sa compagne se sentait de plus en plus confiante, Simone se laissait gagner par l'appréhension. Quel genre de réputation espérait-elle se bâtir en-dehors de la cour du lycée ? Quels regards de biais confronterait-elle à la fac ? Libérée des préjugés qui l'étouffaient jusqu'alors, se pouvait-il qu'Alix n'eût bientôt plus besoin d'elle ? Voilà quel genre d'inquiétudes lui consumaient l'esprit à la charnière de cet été d'allégresse.

La pin-up se redressa en défroissant sa jupe.

— Je vais nous chercher des brochettes. Tu préfères sucré ou salé ?

— Les deux ?

Un rire nasal gonfla le sourie de la plus jeune. Elle se pencha pour embrasser cette contrée jugale ; celle que nul autre n'osait effleurer et qui, par la force des choses, était devenue son domaine. Puis elle s'éloigna, fringante, à l'assaut du buffet. Après un instant à débattre avec Élodie des meilleures grillades, elle opta pour de copieux épis de maïs, des brioches à la saucisse et d'autres à la cannelle. Et, alors qu'elle s'en retourner munie de ce bouquet en direction de leur feu, une voix l’interpella :

— Al !

Cet accent familier trahit immédiatement Fiona. L'intéressée tenta bien de faire la sourde oreille et de tracer son chemin, mais la rousse se pressa et bondit devant elle.

— Eh, Al, ça fait trois fois que je t'appelle !

— Salut, Fiona.

— Je viens de rentrer d'Italie. J'espérais te trouver là. J'imagine que t'es avec Gaëtan mais... Après la soirée, si tu veux passer, la caravane est prête.

Un sourire insistant imprima aux lèvres de Fiona une question muette, Alix détourna les yeux.

— Trouve quelqu'un d'autre. Je ne vais pas venir dans ta caravane. Ni ce soir, ni jamais.

Sur ces mots, elle dépassa son ancien béguin aussi sèchement qu'elle lui avait répondu. Mais sa main délicate lui agrippa le bras.

— S'il te plaît, juste pour discuter.

Simone contemplait les flammes dévorer l'obscurité. À la pensée de sa douce, une chaleur douillette s’immisçait dans son cœur, ses doutes se résorbaient. C'est alors qu'à travers l'écran ambré du feu, elle aperçut celle-ci en pleine conversation. Tout de suite, elle sut. À l'époque où elles n'étaient que deux voix de part et d'autre du téléphone, Alix lui avait longuement parlé de Fiona. Elle l'avait vue en photos dans les albums de famille. À bien y réfléchir, elle s'étonnait même de ne pas l'avoir croisée plus tôt.

Comme la discussion était animée et sa curiosité vorace, Simone contourna le feu, les mains au fond des poches de son bermuda. En s'avançant, elle fit taire d'une paume la chaîne qui se balançait le long de sa cuisse et risquait bien de la faire repérer. Elle se faufila sans s'arrêter jusqu'à hauteur des deux autres où, leur tournant le dos, elle fit mine de se réchauffer les mains devant le bûcher. Alix, à revers, ne la vit pas approcher.

Simone tendit l'oreille.

La voix fluette, qui collait au visage de porcelaine de Fiona, se confondait en excuses :

— J'ai vraiment été conne, je m'en rends compte. Je savais ce que tu ressentais pour moi et j'ai... On se connaît depuis toutes petites, tu as toujours été là. J'étais juste perdue, cette année, pendant que tu m'ignorais. Tu me manques, Al. Tu me manques tellement que j'en fais des conneries.

Faute de réaction de son interlocutrice, Fiona embraya :

— J'ai rencontré cette fille, j'ai trompé Thomas – mais je le trompais déjà, pas vrai ? Et puis je les ai largués, tous les deux. Je ne sais plus... La seule chose que je veux, c'est que tu arrêtes de me faire la gueule. Alors, voilà, si c'est ce que tu attendais de moi, je suis libre.

À ces mots, un frisson d'effroi raidit le dos de Simone. D'instinct, elle pivota la tête, au moment où Alix manquait de faire tomber ses brochettes. Elle était prête à s'interposer, quand la pin-up explosa d'un rire léger. Ce même genre de rire qu'elle avait devant les pitreries de Charlot ou des Marx Brothers. Il ne soufflait nul ironie, pas le moindre regret.

L'hilarité contenue, Alix releva la tête pour répondre, les yeux dans les yeux, à cette déclaration.

— Arrête ton char, Fiona. On ne sort pas avec une personne parce qu'elle nous manque. Toi, tu m'as manqué, à une époque. Aurélie m'a manqué cet hiver, tu en sais quelque chose. Mais j'avais une bonne raison de faire une croix sur toi et de rompre avec elle. Tu veux savoir laquelle ?

La rouquine l'engagea à poursuivre d'une moue hochée, timide.

— Je me suis rendue compte que je pouvais vivre sans vous, que je n'allais pas en mourir ou exploser de tristesse. Ce n'était que des fantasmes, pas de l'amour.

— Al, ça fait quatre ans qu...

— Que je me voilais la face. Oui. Le truc, c'est que j'ai rencontré quelqu'un. Et avec elle, c'est différent. Ce n'est pas un fantasme. Je le sais, je ne sais pas comment mais je le sais. Je ne pourrais pas vivre sans elle. Je ne le veux pas, surtout. Elle, je ne pourrais pas la quitter juste parce que c'est difficile, ou juste parce que je m'ennuie. Là, pour la première fois, je crève d'envie de faire toutes les choses chiantes ou insignifiantes de la vie, juste parce que je sais qu'elle sera avec moi.

Deux larmes torrentielles eurent raison de l'eye-liner de Simone. Avant qu'elle eût osé sortir de l'ombre, un souffle froissé échappa aux lèvres roses de celle qui, finalement, n'avait été qu'un plan-cul.

— Putain, tu l'aimes de fou... J'étais même pas au courant. J'dois avoir l'air bien conne.

— C'est vrai que j'aurais pu te prévenir.

— Elle s'appelle comment ? Ça fait longtemps que vous...

— Bientôt six mois, déclara la gothique tout en sortant de l'ombre, une main tendue. Simone, enchantée.

— Gaz ?

Ce fut moins son apparition, presque spectrale, qui surprit Alix, que l'encre lui noircissant les joues. À cause des denrées qui encombraient ses bras, elle ne pouvait pas même se mettre en quête d'un mouchoir.

— Euh... enchantée, bafouilla la rouquine en saisissant la paume tendue de sa parfaite opposée.

— Fiona, hein ? Alix m'a parlé de toi.

Le regard de Simone disait toutes les choses qu'elle connaissait à son sujet. Troublée, la poupée se demandait par quelle farce du destin Alix s'était retrouvée maquée avec la fiancée de Frankenstein. C'était donc ce corps élancé, tout de noir vêtu, cette dégaine effrontée et ce visage lésés qui faisaient battre son cœur ? Tout cela n'était qu'une carapace, et Fiona le comprit dès lors qu'Alix, à court d'options, frotta sa propre joue contre la fossette de sa compagne pour en ôter un peu de noir. Les amantes se dévisagèrent, le maquillage salé étalé sur leurs deux faces, et éclatèrent d'un rire complice.

Plus tard ce soir-là, comme elles faisaient griller leurs brochettes en compagnie de Gaëtan et Élodie, Fiona demanda à s’asseoir parmi eux. Le meilleur ami d'Alix fronça un sourcil méfiant, conscient des ravages que cette girouette avait déjà causés. Mais Simone, complaisante, se pressa contre sa belle pour lui laisser de la place.

D'abord, les sentiments de Fiona furent partagés. L'assurance avec laquelle Alix avait rejeté ses avances lui faisait froid dans le dos, presque autant que la farouche petite amie ayant surpris la scène. Elle redoutait, en fait, que Simone pût l'écarter, purement et simplement. Mais ils n'en fut rien. Lorsqu'elle les rejoignit à la rivière, un autre jour, Fiona fut accueillie en amie, conviée à la manucure et, bientôt, Élodie lui enfila même l'un de ses bracelets brésiliens.

— Tu ne m'en veux pas ? demanda-t-elle, une fois que la petite amie d'Alix lui limait les ongles.

— Tu veux rire ? Je sais que tu n'es pas amoureuse d'elle. Tu ne savais juste pas comment redevenir son amie. Et grâce à tes idées stupides, j'ai eu droit à la plus belle déclaration d'amour.

Fiona pouffa face à tant d'optimisme. Pourtant Simone disait vrai : elle était soulagée de retrouver en Alix l'amie qu'elle avait connue jusqu'à leurs treize ans. Et quand bien même personne, cet été, ne lui donnait d'orgasme, elle éprouva la joie de partager leurs pique-niques, leurs feux de camp, leurs virées improvisées dans la décapotable. L'été se poursuivit, au rythme des balades fredonnées par la chanteuse et des sermons haineux de la harpie du café, dès qu'elle surprenait les amoureuses à se bécoter.

— Dégénérée de gamine. Bien la fille de ta mère !

Les cinq ados répondaient par autant de grimaces. Fiona fut la première, d'ailleurs, à lever l'index et outrer la mégère.

Bientôt le temps de gâta. Oubliés les bains de soleil et les promenades ; on se réfugia chez Mémé où, sur la table, les attendaient une tarte et le Monopoly. Alix avait beau détester les jeux de société, elle ne pouvait rien refuser à la grand-mère de Gaëtan. Alors tous prirent une chaise et le compte de billets colorés. À la surprise générale, l'indulgente Simone se métamorphosa soudain en monstre de stratégie. À grands coups d'hypothèques, elle déversa sur Fiona la maigre rancœur qu'elle avait jusqu'alors cordialement ravalée. Elle ne fit toutefois pas plus de quartier à sa chère et tendre, qu'elle détroussa sans vergogne tout au long de la partie. Et quand elle les eut tous plumés, la musicienne accomplit l'exploit que nul, de mémoire d'Homme, n'avait observé depuis des lustres, dérobant à Mémé sa précieuse Rue de la Paix.

Après cela, la pluie se poursuivit sans que personne, ni même la veille dame, ne souhaitât plus risquer maisons et hôtels face à si redoutable adversaire. Alors Simone eut une idée. Une nuit durant, elle cogita et, lorsqu'ils se trouvèrent tous réunis autour d'un clafoutis le lendemain, elle raconta la campagne qu'elle avait imaginée. Ainsi renaquit la légendaire Hélène de Tourbes, entourée d'une nouvelle compagnie. Gaëtan était assurément le barde le plus truculent avec lequel elle eut jamais joué. Elle fit d'Élodie son apprentie, d'abord en magie, puis comme narratrice, si bien qu'elles finirent par jouer à tour de rôle. Fiona, contre toute attente, trépidait jour après jour d'excitation dans la peau de son elfe. Mais la plus prodigieuse s'avéra sans conteste Mémé elle-même, qui insista férocement pour jouer un orc et ne consentit à reculer devant aucun ennemi. Se prêtant au jeu, Alix endossa pour le bien de tous la sage casquette d'un clerc. Elle ne savait pas trop, à vrai dire, si elle aimait les jeux de rôles. Elle y aurait passé des heures, cependant, rien que pour admirer les prestations grandiloquentes de la femme de son cœur.

À la fin des vacances, c'est le cœur lourd que le petit couple reprit la route de Lagronde. Des souvenirs plein la tête, elles laissèrent tourner les stations de radio pour y glaner les derniers échos des tubes de l'été. Même ceux qu'elles vomissaient recelaient dorénavant quelque parfum nostalgique. La teinture noir corbeau délavée pour de bon, les cheveux blonds de la gothique s'emmêlaient par le toit ouvrant au rythme de la course. La main d'Alix caressait la brise par la vitre baissée, elle demanda à demi-voix :

— Tu as passé de bonnes vacances ?

Un silence jubilatoire sur ses lèvres sans fard, Simone bouscula d'une pichenette le cercueil qui pendait au rétro.

— Il va falloir que je le remplace.

— Pourquoi ? Il sent encore bon.

One last ride ? Si on ne revient pas l'été prochain, je te préviens, je fais un malheur ! Sans déconner, Phoque, c'étaient les plus belles vacances de ma vie. Je veux qu'on revienne. Je veux te montrer Noce-les-Vertes, te présenter mes vieux amis. Je veux visiter plein d'endroits avec toi. Alors, il va y avoir many, many more rides !

++ UN CHAPITRE BONUS CONCERNANT MARION (et le papier toilette) ++

https://www.atelierdesauteurs.com/text/313218138/rouleau-imperieux/chapter/657902

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