I. Jeu de société

9 minutes de lecture

Lorsque la sonnerie du réveil rompit la quiétude du dernier dimanche d'août, Alix et Fiona ne dormaient déjà plus depuis longtemps. Les soupirs contenus de Fiona emplissaient tout l'espace de la petite chambre, au fond de la caravane. Captifs des maigres parois d’aluminium. Rien qu'à elles.

Si je pouvais garder ses gémissements dans un bocal et les emporter avec moi..., songea Alix, rêveuse. Mais le temps pressait. Il n'était pas aux rêves. Alix tendit un troisième doigt dans l'entrejambe trempé de la jolie rousse et entama d'astiquer fiévreusement ses chairs roses. Ses grands yeux malicieux scrutaient avec fierté le visage de poupée de Fiona, aussitôt distordu par l'orgasme. Elle la trouvait si belle, avec ses lèvres grimaçantes et sa crinière en bataille.

Alors qu'elle cherchait le réveil à tâtons, la main de Fiona s'accrocha au coin de la table de chevet. Allant et venant, son bassin appelait plus en profondeur les doigts crispés d'Alix tandis que le haut-parleur continuait de hacher Daddy DJ.

Alix s'appliquait. Fiona lui agrippait les cheveux et lui noyait le visage dans sa poitrine généreuse. Une vilaine crampe lui mordait l'avant-bras. Mais l'adolescente tenait bon, bien décidée à inscrire dans les muqueuses de sa belle un souvenir immémorable. Et pourquoi pas à lui péter l'hymen, d'ailleurs ? Ouais, c'était décidé, elle lui prendrait sa virginité avant que ce mec ne la...

Putain ! Pourquoi je pense à ce tocard ? Attends... Elle est sérieuse ?

Fiona soulevait les hanches, au rythme du refrain. C'en était trop. Alix se retira sans demander son reste et, surtout, sans finir le travail. Ses phalanges poisseuses s'écrasèrent sur les boutons de l'appareil. Tous les boutons, au hasard, jusqu'à faire taire ce foutu tube de l'été.

— Al ! Mais qu'est-ce qui te prend ? Arrête, putain ! Tu fous de la mouille partout...

— Ta chanson de merde me casse la tête, râla Alix en s'extirpant du lit.

Elle sauta dans le short taille-haute qu'elle avait abandonné par terre, la veille au soir, puis noua sa chemisette au-dessus du nombril.

— Matez-moi cette pin-up ! siffla Fiona, qui prenait sur elle pour ravaler sa frustration.

Ignorant la flatterie, l'autre restait concentrée sur les sangles de ses sandales compensées, les sourcils froncés.

— Tu t'en vas déjà ?

— Ouais. Je dois encore faire mes bagages et promener Fox avant le repas chez la grand-mère de Gaëtan.

— Pourquoi j'suis jamais invitée, moi ? se morfondit la poupée en s'enroulant dans les draps moites.

— Ma mère pense que t'es une petite pétasse hétéro qui m'utilise pour s'élargir la chatte.

C'était bel et bien les mots de Cyrille. Parce qu'elle connaissait le vocabulaire fleuri de la mère d'Alix depuis longtemps, Fiona ne demanda pas une confirmation qui enfoncerait le clou. Elle s'assura plutôt :

— Et toi, c'est ce que tu penses, Al ?

— J'en sais rien. Ça change quoi, en fait ? Aujourd'hui, je rentre chez moi. Et toi tu restes ici avec ton gars. On n'est pas amoureuses, que je sache. Alors, tu fais ce que tu veux.

Fiona se mordit la lèvre. Elle avait éconduit les sentiments de son amie quand elles avaient treize ans. Elle n'y pouvait rien, si elle n'était pas lesbienne. Si elle ne l'aimait pas. Pas comme ça. Alix le savait, Alix le comprenait, Alix s'était fidèlement accommodée de leur amitié qui, depuis cet été, s'était agrémentée de quelques avantages.

— Tu viens pour la Toussaint ? demanda timidement Fiona.

— Non, je crois pas. Je vais sûrement faire un truc avec Délia et les mecs.

— Donc on n'se voit pas avant Noël ? Et tu me laisses comme ça ?

— Écoute, Fiona, on arrête les frais. Ok ? C'était sympa, cet été. Mais ça s'arrête là. T'as un mec, et moi j'mérite une vraie copine.

C'était un affreux mensonge. Alix était bien trop froussarde pour aborder une autre fille, chez elle. Une fille qui ne disparaîtrait pas à la fin des vacances. Une fille qui la rembarrerait et dont elle devrait souffrir, chaque jour qui suivrait, le mépris ou la pitié.

— T'as eu une morale en promo, Al ? Depuis quand ça te pose problème de briser mon couple ?

— Non, ça c'est ton problème. Mais je veux pas d'emmerdes avec ton mec et ses potes rugbymans.

— Évidemment, soupira Fiona. T'as raison. Barre-toi, couille-molle.

— J'ai pas de couilles et je m'en porte bien, railla Alix en claquant la porte.

Les larmes – de tristesse ou de colère, ça c'était dur à dire – entamaient de ravager son mascara de la veille, quand Fiona se précipita en petite culotte, pour passer la tête hors de la caravane. Alix fixait ses pieds. Son vernis rouge écaillé. Elle n'osait pas relever la tête et exposer ses pleurs. Toute joie fut avortée avant d'avoir le temps d'éclore.

— Je dis quoi à mes parents, Al ?

— J'en sais rien moi... On a joué au Uno.

— Toute la nuit ?

— Au Mastermind, aussi.

Incapable de soutenir plus longtemps ce monstrueux cocktail de naïveté et de dédain, Alix traversa au pas de course le jardin de la famille de Fiona et enfourcha son vélo. Le short trop moulant glissait sur ses cuisses humides. Fiona lui collait à la peau et Alix pédalait comme une folle, avec l'espoir idiot que sa sueur chasserait l'autre.

Elle était en nage, lorsqu'elle balança sa bécane devant la maison de ses grands-parents. Elle trouva la demeure close, la porte fermée à clé. Fox n'était plus dans le jardin.

En retard... Super. Même pas une douche, hein... Va te faire foutre, Fiona !

Elle remonta en selle et contourna le parc jusqu'à chez Gaëtan. Son meilleur ami l'attendait sur les marches du perron. Sapé d'un short ample et de ses éternelles Vans, il secouait son visage au son du lecteur mp3. Alix se glissa près de lui et chaparda un écouteur.

— Si c'est Daddy DJ, je jure que je t'étripe !

Quel ne fut pas son soulagement lorsque la voix d'Avril Lavigne lui chatouilla le tympan. Soudain, Together résonnait étrangement avec sa petite vie...

— C'est quoi le blem avec Daddy DJ ?

— Et toi, t'es en dépression ou t'écoutes pépère Under my skin sur le pas d'ta porte ?

— Je t'emmerde, Alix Vaugeois.

— Je t'emmerde aussi, Gaëtan Compère !

À ces mots, Alix lui ôta sa casquette. Ses taquineries masquaient illico ses tracas aux yeux de tous. Ça, elle le savait. Elle en jouait. Parler de ses peines de cœurs, très peu pour elle !

Gaëtan lui disputa vainement le couvre-chef volé, tandis qu'elle lui ébouriffait les cheveux. Le gel gluant d'un pote skateur, il n'y avait rien de mieux pour annihiler ce qu'il restait de Fiona ! Cette joyeuse chamaillerie fut interrompue par le « À table ! » impératif de Mémé.

— Allez, reprends ta casquette, champion ! Faut que j'me lave les mains.

— Vas-y, dis que j'suis sale !

— Pas toi, ducon. Fiona.

— Attends, me dis pas que tu viens pas de me toucher les veuch avec tes doigts plein d'mouille ?

— Ok, frérot. Je dirai rien.

Tout le monde était déjà installé , quand Alix sortit de la salle de bain et rejoignit la tablée. Gaëtan vivait seul avec Mémé. Alix passait l'été chez ses grands-parents maternels. Chaque fin de vacances se clôturait par le même cérémonial : sa mère, Cyrille, et Cassandre, sa compagne, faisaient la route jusqu'à Vilmorne avec le chien pour passer le week-end. Ses grands-parents ne bronchaient pas, mais Alix devinait leur malaise. En présence de Cassandre, grand-mère faisait la moue, grand-père ne se risquait plus à faire des blagues potaches. Toutefois, ils acceptaient. C'était sûrement l'essentiel. C'est ce qu'elle se disait. D'aussi loin qu'elle se rappelait, Cassandre était sa deuxième maman. Goupil, comme elle l'appelait, à cause de ses beaux cheveux roux.

— Tu as passé une bonne soirée avec ton amie ? demanda grand-mère.

Le petit « oui » contraint brûla la gorge d'Alix.

— Vous avez fait quoi de beau ? la questionna Cyrille d'un air goguenard en glissant sur la table.

— Cyrille, tes coudes ! gronda grand-mère.

— C'est bon, maman. J'ai trente-cinq ans !

— Rien de spécial, lâcha innocemment Alix au milieu de la prise de bec.

— Rien de spéciaaaaal, répéta Gaëtan avec insistance en lui passant l'assiette de paella remplie à ras-bord par Mémé. Vas-y, répète-ça à ma casquette !

— On a joué au Uno et au Mastermind.

— Et au Scrabble, je parie ! lança Cyrille, à deux doigts de pouffer de rire.

Avant que les grands-parents n'eussent le temps de comprendre, Cassandre la calma d'un coup de coude.

— T'es une ado, Cyri...

— Bah oui, tiens ! Au Scrabble ! approuva Alix en tirant audacieusement une moule de son assiette.

Puis portant le coquillage à sa bouche pour en arracher le mollusque d'un coup de langue :

— D'ailleurs, tu devrais me donner des conseils, Cyrille ! T'adore ça le Scrabble, non ?

La mère et la fille échangèrent un regard, mi complice mi défiant. Mémé rouspéta une énième fois du fait qu'Alix rechignait à dire « maman ». La vérité, c'est qu'elles n'étaient pas mère et fille. Simplement deux copines, avec le lot de rigolades et de crêpages de chignons que cela impliquait. Une amitié qui n'avait rien de singulier, à cela près que l'une d'elles avait accouché de l'autre.

— Alors vous aimez les jeux de société ? s'extasia Mémé, qui s’asseyait enfin après avoir garni toutes les assiettes de portions titanesques. On n'a qu'à faire un petit Monopoly, après.

— On a beaucoup de route, tenta d'esquiver Cyrille, aussitôt contrée par son paternel.

— Détends-toi, Cycy. La rentrée n'est que dans quatre jours et votre nouveau locataire n'arrive pas tout de suite, non ?

— Ouais...

Profitant du désarroi de sa meilleure amie, Gaëtan agita le poivrier au-dessus de son assiette.

— Vous reprendrez bien un peu de capitalisme sur vos chagrins d'amour, Madame ?

Toute l'ironie de la situation décrocha un rire à Alix. Cyrille et elle détestaient les jeux de société. Les règles les étouffaient, la bienséance les agaçait, le savoir-vivre les rendait dingues. Elles aimaient les jeux, oui, mais pas la société.

Si j'avais pas eu une mère pareille, est-ce que j'serais normale ?

Son assiette vidée – et plus aisément qu'escompté, car l'appétit furieux avait balayé ses frustrations –, Alix quitta la table pour aller promener Fox. Gaëtan ne se fit pas prier pour l'accompagner. L'adolescente tenait en laisse le vieux shiba, le suivait d'un pas laconique, pendant que son ami faisait le pitre sur son skate.

— Allez, sors-toi Fiona de la tête !

— Tu sais que tu me la remets en tête, en disant ça, teubé ?

— Ok, c'est pas ta gentillesse qui va mettre les damoiselles à tes pieds. Mais t'es canon. Y a bien des filles à ton lycée qui en pincent pour toi, nan ?

— Aucune idée. Marion s'est déclarée l'année dernière. Et tout l'monde à Sainte-Anne l'appelle Brouteminou, maintenant. Alors, à supposer que j'sois pas la seule, les autres doivent pas avoir hyper envie de se faire connaître.

Alix s'arrêta, pour laisser Fox coiffer la pelouse du parc d'un bronze odorant.

— Et la Marion, là, elle est comment ? Tu peux pas la brancher ?

— Laisse béton frérot. C'est juste une copine de primaire que j'ai perdue de vue. Et, si je tiens à la dignité, je suis pas prête de lui reparler.

— Ah. Parce qu'elle est sensible au regard des autres, la nana qui ramasse même pas la merde de son chien ?

— J'ai les mains prises. Et puis je préfère les rousses... T'as qu'à la ramasser, toi.

Gaëtan exagéra une mimique dégoûtée et fila sur son skateboard. Après un heelflip foireux, il rattrapa Alix, que le vieux chien traînait sur le chemin du retour.

— Eh, Bettie Page ! On a dix-sept ans qu'une seule fois dans sa vie, alors t'as intérêt à te trouver une nana et à t'éclater toute l'année !

— Tu veux que je rate mon bac ?

— Le bac, ça se repasse. Mais dix-sept ans, ça se repasse pas.

— Ok... On n'a qu'à dire ça : si je chope la Rue de la Paix, tu me laisses tranquillement finir ma vie pucelle et tu te trouves une meuf.

Le pari était perdu d'avance, et Gaëtan le savait : Mémé ne cédait jamais la Rue de la Paix.

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0