II. Poison

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Alix noua les lacets de ses Converses roses autour de sa cheville. Elle maudissait celui – ou celle – qui avait décrété les boucles has-been, mais il fallait faire avec. Dès qu'il la vit enfiler ses chaussures, Fox se redressa dans son panier et accourut dans l'entrée. Le shiba, aussi excité qu'un chien de onze ans pouvait l'être, saisit à pleine gueule la laisse qui traînait sur la commode du vestibule, et la déposa aux pieds de sa maîtresse. Il aboya.

— Oui, oui, mon renard. Deux secondes.

— Alix, tu sors ?

Cyrille s'était avancée sur sa chaise à roulettes, hors de son bureau.

— Ouais. Je vais promener Fox.

— Est-ce que tu peux me rendre un service, avant ça ?

— Pas le courrier, Cyrille... La vieille peau va encore me tirer les joues.

— S'te plaît ! Et si j'augmentais ton argent de poche de cinq euros pour chaque tournée ?

— Là, ça devient intéressant.

Alix saisit la pile d'enveloppes et de colis que lui tendait sa mère, puis elle se faufila hors de l'appartement en laissant derrière elle le pauvre Fox au regard abattu.

— Je reviens, mon pépère.

Sa semelle crissa contre le carrelage patiné. L'usure et les fissures grisaient certaines dalles blanches du damier, devenues presque indifférenciables des noires. Sur le mur du hall, s'alignaient les cadavres des boîtes aux lettres éventrées par le feu. L'œuvre de l'ancien locataire du sixième. Après des mois d'impayés de loyer, il avait imaginé qu'incendier les factures qui débordaient de sa boîte mettrait fin à ses dettes. À sa grande surprise, toutefois, le feu ne s'était pas limité à son caisson. Les flammes s'étaient répandues, avaient attaqué la rampe de l'escalier. Réveillée en sursaut par l'alarme, Alix s'était retrouvée, à trois heures du matin, en chemise de nuit, au beau milieu du brasier. Tétanisée par la peur. Incapable de rebrousser chemin jusqu'à l'appartement. Vaguement fascinée et presque anesthésiée par cette chaleur ardente. Si Cyrille et Cassandre n'avaient pas accouru aussitôt, qui sait ce qu'il serait advenu... Elle ne serait plus qu'une carcasse, mi-cendre mi-béance, à l'image des boîtes aux lettres.

Depuis l'incident, le facteur déposait le courrier directement à Cyrille, dont le bureau de concierge avait fenêtre sur le hall. Cassandre et elle avaient acheté cet immeuble bon marché, peu après leur arrivée à Lagronde. La mère d'Alix se chargeait de l'intendance, sa compagne des réparations. Quatre jours par semaine, Cassandre travaillait pour le compte d'une agence immobilière. Elles vivaient confortablement. Alix n'avait jamais manqué de rien.

L'adolescente entama l'ascension de l'escalier. Au prix où on le leur avait vendu, l'immeuble n'avait évidemment pas d'ascenseur.

Au premier, la vieille madame Gribelin avait encore reçu une lettre parfumée. Les fragrances variaient : rose, lavande, fleur d'oranger. Des senteurs féminines. Cassandre soupçonnait la vieille fille d'entretenir une liaison épistolaire passionnelle avec une amante, sans doute mariée. Chaque fois qu'elle portait le courrier, Alix ne manquait pas de commenter la douce odeur qui émanait de l'enveloppe, espérant que madame Gribelin laisserait fuiter quelque indice. Mais la vieille dame hochait toujours la tête, avec ce même sourire plein de mystère et de tendresse.

On ne croisait que rarement le couple du second. Métro, boulot, et moins de dodo que de fêtes tardives. Après avoir sonné trois fois dans le vide, Alix glissa sous la porte les enveloppes à fenêtre qui laissaient entrevoir les émissaires très officiel. Il y avait aussi une carte postale : le récit express et convenu des parents de madame au camping, griffonné à la va-vite par le stylo qui, sans doute, avait déjà vidé son encre sur les livrets de mots croisés. Banalités naturellement servies par une portée de chiots sur fond de couchers de soleil.

Le musicien du troisième recevait presque uniquement des cartes postales. Des récits exotiques livrés par des amis artistes aux quatre coins du globe. Peu s’embarrassaient d’enveloppe. Aussi Alix guettait-elle avec avidité la suite des aventures d’Albert, parti à la conquête de Broadway et récemment entiché d’une actrice capricieuse. Ou encore l’incroyable saga d’Adeline, qui traversait l’Afrique dans un van « emprunté » pour chanter le disco entre deux missions préventives contre le SIDA.

Son récit préféré, c’était néanmoins celui du peintre, un anonyme qui signait toujours d'une petite comète. Fatigué de faire chou blanc sur les quais de Seine, l'artiste avait brusquement décidé de retracer la Route de la Soie en auto-stop. Il lui arrivait sans cesse malheur. Un chauffeur routier l'avait abandonné, quelque part en Pologne, à la suite d'une maladroite avance sexuelle. Embarqué clandestinement dans un train pour Moscou, il avait été arrêté et incarcéré, sans donner de nouvelles pendant plusieurs semaines. Juste avant les vacances, il s'excusait de son silence et racontait partir pour Istanbul avec une belle motarde rencontrée en boîte de nuit. La carte du jour était quasi vide de texte, entièrement décorée d'une aquarelle de la Mer Morte, dans le coin de laquelle on devinait la silhouette de ladite femme, nue.

Alix rêvait de recevoir pareilles lettres. Des œuvres d'art quasi incognito. Des non-verbes au creux desquels fantasmer les poèmes les plus beaux, des secrets indicibles.

Mais jamais Alix ne recevait de carte postale. Et pour cause, aucun de ses amis de lycée ne connaissait son adresse. Elle non plus ne leur écrivait pas. Envoyer une carte de Vilmorne, ç'eût été révéler davantage encore de son intimité que de se foutre à poil, purement et simplement.

L'adolescente passa au quatrième sans s'arrêter. Les deux collocs qui l'occupaient ne parlaient pas français et travaillaient sans doute au noir. Ils ne recevaient presque jamais de courrier.

Au cinquième, Nadia et ses trois mômes guettaient l'arrivée d'Alix sur le palier. Où qu'il fût, le père des marmots leur envoyait régulièrement des colis. C'était tout ce qu'on savait de lui. À peine les cartons déballés, dans la cacophonie du papier-bulles, les enfants harcelaient l'apprentie livreuse de "Regardilébomoncamion !" et autres "Areudinosaureu". Sollicitations qui, faute d'être appréciées, étouffaient le sempiternel interrogatoire de Nadia : « Alors ma belle, tu as un amoureux ? », « T'es en quelle classe maintenant ? », « Bientôt le bac ? », « Et ta maman, elle va bien ? ». Jamais elle ne prenait de nouvelles de Cassandre. Ça, elle savait la sonner pour réparer un joint ou recoller un placo. Mais s'intéresser à elle, comme à un membre de la famille, cela tenait du tabou.

Pour l'heure, le sixième étage n'était plus occupé. Alix aimait y grimper parfois, malgré tout. L'espèce de grenier avait l'odeur des poutres sèches et du tabac froid de l'ancien locataire. L'adolescente ne fumait pas. D'ailleurs, dans la rue, l'haleine de nicotine d'autrui l'aurait sitôt fait tousser puis changer de trottoir. Elle aimait, en revanche, le parfum de cigarette englué dans le linge froid ou stagnant au plafond des pièces exiguës. La vieille clope avait l'attrait nostalgique et rassurant de la bave cartonneuse sur les poils d'un doudou, dans lequel on fourre le bout du nez en quête de réconfort. L'odeur du tabac froid, c'était celle de Cyrille, d'aussi loin que sa fille pouvait se rappeler. Celle de l'adolescente qu'elle avait eu pour mère.

Parce que Nadia et les enfants s'attardaient sur le palier, néanmoins, Alix ne monta pas. Elle dévala les marches d'un pas nonchalant. Chaque fois qu'elle livrait le courrier et faisait l'inventaire des résidents de l'immeuble, la jeune fille se figurait l'endroit comme la pension de famille du Père Goriot. Pousser la lecture au-delà des quarante premières pages l'aurait sans doute fait changer d'avis mais, elle n'y pouvait rien, elle n'aimait pas Balzac.

Parvenue à mi-chemin des marches en colimaçon, l'adolescente se hissa sur la rambarde et se lissa glisser, comme sur un toboggan, jusqu'au rez-de-chaussée.

Fox l'attendait, assis dans l'entrée de l'appartement. Seule sa queue frétillante trahissait son impatience. Le chien partageait le quotidien de la famille depuis leur arrivée à Lagronde. Pour Alix, il était avant tout un ami, presque un frère, son fidèle confident.

— Ça a été ? lança Cyrille depuis sa loge.

— Ouais. Mais j'aimerais mieux que Nadia arrête de prendre Goupil pour l'agent d'entretien.

— C'est comme ça, Alix. Les gens ont leurs idées...

— C'est dingue que ça te fasse rien !

— Cassie ne veut pas de drame.

Faire profil bas. Alix comprenait. C'était aussi son quotidien. Mais que l'on puisse le faire, même chez soi, ça la foutait en rogne. Elle aurait tout donné, se disait-elle, pour vivre pleinement, vivre pour elle seule, et se ficher du regard des autres. Alors, pourquoi s'efforçait-elle de rentrer dans la norme ? Parce qu'il était plus aisé de se rêver révolutionnaire que d'agir, rien qu'une fois, à contre-courant.

— Changement de plan, Fox.

L’adolescente se laissa choir sur le carrelage. Elle ôta ses Converses et attrapa plutôt ses patins à roulettes. C'est ainsi chaussée et coiffée d'un bandana qu'elle quitta le logis, entraînée par le shiba qui la guidait du bout de la laisse. Son casque vissé sur les oreilles, elle glissait sur le trottoir – un moment d'existence converti en clip de Boulevard of Broken Dreams. Le vent tiède lui filait entre les genoux, laissés à découvert par la jupe évasée de sa robe-salopette et ses chaussettes montantes. En traversant le parking dépeuplé de la station essence, Alix s'imaginait serveuse d'un de ces diners de la Route 66. Un jour, elle plaquerait tout et s'envolerait pour l'Amérique. Là-bas, elle sortirait au grand jour. Là-bas, personne ne la reconnaîtrait. Là-bas, c'était certain, elle serait enfin elle-même. Voilà ce qu'elle se répétait pour soutenir l'amertume d'une vie monotone.

Alix et son chien s'éloignaient de Lagronde, ce que la jeune fille se racontait comme une fuite sans retour. Ne reviendrait au bercail que son double, sa version de décorum, tandis qu'elle, la vraie Alix, s'évanouirait dans les bois.

À la sortie de la ville, une route, si maigre et mal goudronnée qu'on n'y croisait aucune voiture, bifurquait entre les arbres sombres. Faute de l'avoir jamais sillonnée jusqu'au bout, Alix ignorait où elle menait. Elle l'empruntait souvent, pour jouir de la solitude, pour goûter au soupçon de liberté qu'offrait cette voie sans terme. Elle avait l'impression que, sans s'arrêter, elle finirait au bout du monde. De temps à autre, elle s'aventurait un peu plus loin, mue par l'extase naïve de toucher l'inconnu. L'âge avancé de Fox lui interdisait toutefois de pousser la promenade vers l'infini, trop au-delà. Irrémédiablement, au bout de trente ou quarante minutes, ils rebroussaient chemin et regagnaient l'immeuble. Alix éprouvait chaque fois cette étrange impression d'avoir laissé, quelque part sur le chemin, une petite part d'elle-même, au bon vouloir des vents. Cette pensée l'égayait.

Une fois seulement, elle avait patiné pendant une heure et demie, sans atteindre le bout de la route ni croiser autre chose que l'obscure forêt. Mal lui en avait pris. Éreinté par cette virée, Fox s'était couché en travers de l'allée et elle n'avait eu d'autre choix que de le trimballer par-dessus son dos tout le trajet du retour.

Aujourd'hui non plus, le shiba n'était pas en grande forme. Il flânait et reniflait le bord de la route plus qu'il n'avançait. Dès qu'il aurait fait ses besoins, songea Alix, ils rentreraient. Aucune touffe d'herbe ou motte de terre ne semblait pourtant convenir à Fox, qui persistait à humer le sol, en quête de la litière idéale.

Soudain, le chien s'assit et tendit le museau vers un buisson garni de petites baies rouges. À peine avait-il sorti la langue pour en lécher une qu'Alix tira vivement sur la laisse.

— Fox, non ! C'est du poison.

Afin de détourner l'animal des fruits mortels, elle avisa un bâton qu'elle lança sur la route.

— Allez, va chercher ! commanda-t-elle en lâchant la laisse.

Le shiba se précipita à la suite du projectile. La diversion avait fait mouche.

Restée seule à l'attendre, Alix scrutait les baies du coin de l’œil. Enfant, on lui avait tapé sur les doigts pour l'empêcher d'y toucher. Elle ne savait plus qui. Quelqu'un qui, déjà à l'époque, accordait plus de crédit qu'elle à sa propre vie.

Faut en manger combien, avant de clamser ?

Elle avança la main vers l'arbrisseau, en arracha une branche chargée de petites billes rouges à l'apparence juteuse, puis en décrocha une qu'elle approcha de ses lèvres.

Une ? Une, ça ne fera rien...

Elle s'apprêtait à la croquer, lorsque Fox reparut en aboyant, le bâton recraché à plusieurs mètres d'elle. Parce que les vocalises du shiba se faisaient rares, Alix y lut un avertissement. Elle rangea la petite branche dans la poche de sa robe et empoigna la laisse.

— On rentre, mon renard.

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