III. Théâtre

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Le jour de la rentrée, le ciel arborait la teinte bleue délavée et les balafres nuageuses d'un été en plastique. On aurait dit un décor peint, croulant sous la poussière d'un vieil amphi qui n'était autre que l'air chargé de la ville.

Alix lâcha un soupir las en poussant sa bécane dans le garage à vélo. Elle accrocha la clé de l'antivol à son trousseau et, les mains dans les poches, l'index crispé sur le bouton « suivant » de son baladeur, elle s'avança dans la cour du lycée Sainte-Anne. Ladyboy lui soufflait aux oreilles le relent fané de ses joies estivales ; le vague espoir, aussi, de lendemains glorieux. Là, sous le soleil vacillant de la matinée, les groupes d'amis se retrouvaient dans des accolades et des flopées de bises. Chacun, à sa façon, s'était mis sur son trente-et-un pour la grande première. À l'approche des listes de classe, les uns se sautaient au cou et sautillaient, soulagés de passer l'année ensemble, quand d'autres se lamentaient, les larmes aux yeux, d'être séparés de leurs amis. Alix espérait secrètement que sa bande et elle seraient dispatchés dans des classes différentes. Elle priait pour se retrouver seule, coupée du groupe. Ainsi, présumait-elle, elle oserait peut-être déroger à tous les codes et habitudes qui, jusqu'alors, les avaient soudés. Elle savourait déjà le redoublement de Romuald. Elle échapperait au moins à sa gentillesse. Insupportable, car elle était incapable de la lui rendre, inquiète de lui donner de faux espoirs.

Pas après pas, Alix se sentait à l'étroit dans ses Converses noires, usées à force d'être portées. Le jean évasé avait avalé ses jambes, gommé ses hanches. Quant au « Kiss me I'm famous » qu'exhibait son t-shirt, il n'était guère plus qu'un énième mensonge. Qu'elle ne fût pas célèbre, passait encore. Elle ne voyait surtout pas de qui elle aurait pu vouloir un baiser, à ce moment précis. Même le souvenir vaporeux de Fiona avait quelque chose d’écœurant.

Adossés près des panneaux d'affichage, Délia et Mathias l'attendaient de pied ferme. Tout comme Alix, son amie avait lâché ses longs cheveux châtains. Jean uni et polo bicolore : Délia cultivait la non-extravagance. Si elle avait séduit Mathias, c'était grâce à sa beauté naturelle. C'était ce qu'elle racontait, quoique son fond de teint invitât à en douter. Lui n'abandonnait jamais ses survêtements de marque. Ce qui, en un sens, relevait d'une certaine originalité. Un faux diamant en boucle d'oreille et son éternelle chaîne au cou, Mathias se donnait des airs de mauvais garçon. Alix n'en revenait pas que cela pût plaire aux filles, qui ignoraient apparemment qu'il était avant tout un sacré pitre.

En l'apercevant, Délia vint au devant d'Alix et lui ôta un écouteur. Pour cette dernière, la curiosité de son amie passait plutôt pour un contrôle de routine de la police musicale. Parée à cette manœuvre, Alix actionna aussitôt le bouton maintenu à portée de doigt. Sauvée de justesse par Gwen Stefani.

Hollaback Girl ? grinça Délia. T'as pas allumé la radio de l'été, ou quoi ?

— J'ai passé l'été chez mes grands-parents, se justifia Alix. Ils sont plus branchés Beethoven que Jenifer...

Délia roula des yeux, le rire aux lèvres. La brigade du bon goût a terminé son inspection ! Du moins, c'est ce qu'Alix crut avant que le regard de Délia ne glisse sur ses chaussures.

— Quoi ? Encore tes Converses déglinguées ? Tu les portes depuis cent ans, sérieux. Regarde, mon père m'a acheté des Buffalo.

Alix visa ses baskets, blanches avec de grosses flammes argentées.

— Sympa, mentit-elle.

— Tu vas t'en acheter, hein ? Parce qu'on n'est pas dans la même classe. Alors va falloir qu'on soit plus assorties qu'jamais, Sis !

À ces mots, l'adolescente dut refréner sa joie.

— On n'est... pas dans la même classe ? répéta-t-elle, pour s'assurer qu'elle n'avait pas halluciné.

— Correction, Ali, intervint Mathias. Délia est pas dans not' classe.

— T'as pigé, Sis ? renchérit Délia. Tu vas d'voir surveiller qu'il mate pas d'autres meufs. … Et surtout t'avise pas de me voler mon mec !

Cette dernière mise en garde avait été lancée sur le ton de la plaisanterie. Pourtant, Alix sentait que la mimique forcée de Délia cachait une inquiétude réelle. Si elle savait que j'aime les filles...

Quand la cloche sonna le début des cours, Alix emboîta le pas à Mathias. Elle serait inévitablement assisse à côté de lui à chaque cours. Ce qui, tout bien considéré, augmenterait peut-être ses chances d'être remarquée par une jolie fille. Elle se disait cela sans y croire, plus pour contrer la déception.

Coincée avec un pote collant, elle n'allait pas pouvoir s’asseoir, par un coup du sort, à côté d'une jolie inconnue avec qui, au hasard d'un oubli, elle serait contrainte de partager son livre de physique-chimie. De toute façon, tout cela n'était que pur fantasme. Tout le monde dans leur classe paraissait déjà intégré à un groupe. Toute le monde, à deux exceptions près.

Installée seule au premier rang, Marion espérait sans doute que la proximité du bureau lui épargnerait quelques railleries. Pendant l'été, elle avait coupé ses cheveux clairs en carré plongeant. Cela mis à part, elle restait fidèle à elle-même, en baggy et sweat-shirt. Hélas, ni l'emplacement stratégique, ni le léger relooking ne s'avérèrent efficaces. À peine les autres furent-ils installés qu'un premier « Eh, Brouteminou ! » rompit le semblant de silence de la classe. Impossible de discerner le coupable, parmi tous ceux qui se gaussaient. Alix elle-même baissa le visage, à l'abri du rideau de ses mèches brunes, pour feindre le rire. Leur professeur principale, Mme Rembrand, peinait déjà à temporiser.

Prof de philo, hein ? Elle va être servie, niveau spécimens d'étude !

C'est alors que Pamela Klestein fit une entrée remarquée. Non seulement elle avait près d'un quart d'heure de retard, ce qui n'arrangea rien à l'humeur bien entamée de Mme Rembrand. Mais, en outre, l'ex-coqueluche du lycée, rendue célèbre l'année précédente pour la photo d'elle nue que son petit-ami d'alors avait, disait-on, transféré par mégarde, débarquait maintenant en mini-short et en cuissardes. Cet événement inespéré offrait soudain à Marion le répit tant espéré, car c'était à présent les « Tu suces ? » qui fusaient à travers la salle de classe.

— Vous vous croyez encore à la plage, Mlle Klestein ? demanda Mme Rembrand en fronçant les sourcils.

— Je fais c'que j'veux d'mon corps, Madame, rétorqua sans se démonter la nouvelle venue.

— Eh bien, allez donc en faire ce que bon vous semble dans le couloir !

Peu importait toutes les rumeurs qui couraient sur Pamela, Alix était pantoise devant son audace et sa répartie. Mais cela, bien sûr, elle ne pouvait l'avouer.

Après une généreuse distribution d'heures de retenue, la professeur invita Pamela à revenir en classe et lui attribua une place de choix, au premier rang, à côté de Marion. La beauté sulfureuse gagna sa chaise comme une star, s'autorisant même à secouer sensuellement ses boucles blondes en s’asseyant – courbure qui ne manqua pas de dévoiler l'élastique rouge de son string.

Tandis que la plupart des garçons pouffaient d’excitation, Mathias se pencha vers Alix.

— Eh, tu crois que Putemela va brouter l'autre ?

Alix haussa les épaules.

— Bah, elle a déjà sucé tous les mecs du lycée, débita-t-elle en reprenant mot pour mot les propos de Délia. C'est tout ce qu'il lui reste, nan ?

— Tous les mecs, sauf un ! la reprit fièrement Mathias.

— Deux, en fait, si on compte Romuald.

À la pause déjeuner, Mathias convoqua tous ses talents de mime pour narrer à Délia les détails de la scène. Et elle de renchérir à propos de Pamela :

— J'te jure, si cette pute pose les yeux sur toi, je lui crève !

— Mais puisqu'on te dit qu'elle va se faire Marion, tenta de l'apaiser Alix.

— Pfff... À part chez ses scouts, Brouteminou baisera jamais personne.

Ils avaient déjà avalé leurs entrées quand Romuald les rejoignit. Non content d'être de retour en première, il noyait le poisson en inventant que tous ses camarades de classe étaient des cinéphiles passionnés de Coppola, Scorcese et Tarantino. Parce que c'était là typiquement ce dont Romuald aurait rêvé, Alix n'en gobait pas un traître mot.

Rassurante de prime abord, l'idée que tout le monde au lycée pût jouer un rôle terrifiait profondément l'adolescente. Cela signifiait ni plus ni moins que, d'un accord tacite, tous avaient consenti à s'étouffer, à s'étrangler, à se mutiler jusqu'à n'être plus qu'une copie sans âme.

Délia aboyait plus qu'elle ne mordait. Mathias n'aspirait à rien d'autre qu'à la faire rire, à tout prix – elle et aucune autre fille. Marion restait Marion. La même fille fiable et honnête qu'à l'école primaire, maintenant estampillée « dangereuse vampire lesbienne ». Pamela n'avait certainement pas sucé beaucoup plus de queues que les autres. Peut-être même aucune. Quant à Romuald, le seul ami qui l'accompagnerait cette année serait sans nul doute le Télérama.

— Eh, Alix ! murmura le garçon en se courbant vers elle pour attraper la carafe d'eau. Ça te dit de venir voir Dark Water avec moi, demain soir ?

— Euh... Ouais, pourquoi pas.

Finalement, repousser la gentillesse de Romuald risquait d'être plus ardu qu'escompté.

— Bah alors, les amoureux ! On s'chuchote des mots doux ? se moqua Délia.

Trop sensible à cette possibilité, le garçon approuva d'un clin d'œil amusé. Alix, pour sa part, réfléchissait furieusement à un argument qui démentirait les taquineries de Délia. Faire profil bas, c'était dans ses cordes. En revanche, elle refusait qu'on lui forçât la main concernant ses sentiments. Parce que Romuald était son ami, elle ne voulait attiser en lui aucune étincelle. Le moindre faux pas serait fatal.

Non... Non... Non. Putain ! Vous n'allez pas me filer ce rôle-là !

Avant qu'elle eût le temps de trouver les mots, cependant, un nouveau coup de théâtre bouleversa l'ordinaire de la cantine.

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