V. Grenier

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Seul le ronronnement du lave-vaisselle peuplait l'appartement, lorsqu'Alix passa la porte et lâcha ses clés dans le vide-poches. Ses cours du vendredi prenaient fin à seize heures, aussi jouissait-elle de toute la fin de l'après-midi. Pour l'heure, la jouissance se limitait à apprécier, le corps avachi, la mollesse des coussins du sofa.

À peine deux jours d'école l'avaient exténuée. En classe, chaque insulte proférée à l'encontre de Marion résonnait en elle comme une attaque personnelle. Si les autres avaient eu connaissance de ses préférences amoureuses, elle n'aurait pas été traitée différemment. Étrangement, sa lâcheté l’accablait davantage que de ne pouvoir prêter main forte à une amie d'enfance.

Pardon Marion. J'suis qu'une putain d'égoïste... Mais je sais pas faire autrement...

Simone faisait autrement. Simone venait d'une autre planète et, çà et là, certains commençaient à l'appeler L'alien. La gothique s'en foutait, comme du reste, et répondait aux insultes d'une anecdote hors-propos au sujet des xénomorphes.

Bien qu'elle trouvât Simone intimidante et sa cicatrice plutôt repoussante, Alix admirait aussi ce sang-froid à toute épreuve. Ce dédain total envers l'avis d'autrui.

J'aimerais être comme toi, tu sais. M'en foutre de tout. Faire mon p'tit bout de chemin sans me prendre la tête.

Délia était plus acerbe que jamais, ces deux derniers jours. Non seulement la seule présence de Simone l'horripilait, mais elle redoutait aussi que le regard de Mathis pût s'égarer dans le décolleté plongeant de Pamela. Crainte infondée, dont Alix et le garçon s'échinaient à l'affranchir, en vain. Délia n'en démordait pas : Putemela avait évidemment jeté son dévolu sur son petit-ami et elle en viendrait aux poings, si nécessaire, pour lui remettre les idées en place.

À dire vrai, Pamela se faisait relativement discrète. Si chaque traversée de couloir devenait, sous ses talons compensés, un défilé provocateur, on ne la croisait ni à la cantine, ni lors des récréations. En cours, elle demeurait sagement à côté de Marion. La soi-disant déviance sexuelle de celle-ci n'était rien, en comparaison des avances déplacées que lui faisaient les garçons du fond de la classe. Aussi la princesse déchue se sentait-elle plus en sûreté au premier rang, auprès de la lesbienne timide, qu'à aucune autre place.

Tiens, avec un peu de chance, Marion s'en fera une amie...

La clé tourna dans la serrure.

— C'est ouvert ! prévint Alix tandis que sa mère, déjà tombée dans le panneau, pivotait le verrou dans l'autre sens.

Enfin, la porte s'ouvrit et Cyrille entra avec le chien.

— T'as été promener Fox ? se désola l'adolescente.

— Excuse-moi. Je ne savais pas que tu rentrais tôt.

— Je te l'ai dit hier...

Alix bascula en position assise sur le canapé et écarta les jambes pour accueillir le shiba flagada entre ses cuisses. Elle entama de lui gratter le crâne, lui secouant les oreilles au passage

— Oh, toi aussi t'as eu une dure semaine, mon renard !

— Ça ne fait que deux jours, Alix. T'es déjà au bout du rouleau ?

— Le lycée, c'est le pire. Vivement qu'on en finisse...

— Vivement, oui, appuya sa mère en pénétrant dans son bureau. Et dis-moi, tu sais ce que tu veux faire, après le lycée ?

— Euh...

À dire vrai, Alix n'en savait rien. Elle avait dans l'idée qu'elle se tirerait, très loin, pour faire n'importe quoi. Mais pouvait-elle le dire ? Cet aveu blesserait-il sa mère ? Dans le doute, elle opta pour une réponse moins discutable.

— Je pourrais travailler pour vous. Goupil pourrait me pistonner.

— Ah, bien sûr, le piston ! Écoute, Alix, tu seras toujours la bienvenue pour travailler avec nous. Alors, j'aimerais que tu te laisses d'autres options, ok ? Que tu explores d'autres voies. Tant pis si tu te trompes. On sera ton plan B.

— Mais à quoi ça sert, d'avoir un plan A, si ce que je veux faire c'est le plan B ?

— À avoir le choix, c'est tout.

— T'en as de bonnes, hein ! haussa-t-elle le ton en s'arrachant au sofa. On le sait tous, que toi t'as pas eu le choix. T'as pas eu le choix de m'avoir, ni de faire des études. Mais c'est pas une raison pour projeter tous tes regrets sur moi !

Dès que sa fille ressassait sa grossesse non désirée et son manque d'ambition, Cyrille grouillait d'envie de lui flanquer une baffe. Mais cela, elle l'aurait instantanément regretté. Aussi s'abstenait-elle du mieux qu'elle pouvait. Rongée par de vieux démons, elle bazarda plutôt le courrier du jours dans les bras de sa fille.

— Si tu veux travailler pour nous, alors rends-toi utile.

Prise à son propre jeu, Alix ne pouvait guère rechigner à la tâche.

Il y avait peu de lettres, ce jour-là, et elle eut tôt fait de gravir les étages. Personne ne l'attendait au cinquième. Elle découvrit alors avec surprise que les colis qu'elle transportait étaient destinés au locataire du sixième, un certain Sébastien nouvellement arrivé.

Alix s'avança dans la montée d'escalier, frappée par les senteurs de fleurs et de cuisine qui avaient pris le pas sur celle du tabac froid. Parvenue devant la porte, elle pressa le bouton de la sonnette. Un instant plus tard, le battant s'entrouvrit et une jeune femme en robe fleurie, au visage anguleux et aux cheveux frisés, se présenta à elle.

— Euh... Sébastien est là ? bredouilla Alix, inquiète d'interrompre un rendez-vous galant, ou quelque chose dans la même veine.

La jeune femme lui ôta brusquement le courrier des mains et lança les colis entre les draps défaits, sur le convertible déplié. Avant qu'Alix pût protester, elle déchira les enveloppes, dégaina un briquet et mit le feu aux lambeaux. Alors que les feuillets se consumaient dans sa main, la femme fit volte-face et les jeta dans le bidon d'acier qui lui servait de poubelle. Interloquée, Alix se précipita à sa suite en pestant :

— Non mais vous êtes malade ! Je dis quoi, moi, au locataire ?

— Rien du tout, ma chérie. Je suis la locataire.

Alix tomba des nues. Son cortex tournillait dans le vide, comme un moulin à eau sur une rivière asséchée.

— Ce n'est pas ta faute, d'accord ? la rassura l'habitante du sixième. Ces mous du genoux n'ont toujours pas fait le changement de nom. Donc, jusqu'à ce qu'ils percutent, je n'ouvrirai pas le courrier. Sébastien n'existe plus. Tu piges ?

Alix n'aurait su dire s'il s'agissait là du parfum des fleurs ou du gargouillis de la bouilloire, mais elle se sentit soudain bienvenue et, lorsque la femme s'installa sur un tabouret de la kitchenette, l'adolescente l'imita sans y être invitée. À bien y regarder, la locataire avait le torse plat et une discrète pomme d'Adam. Cependant, la finesse de ses traits, sa peau lisse, sa voix suave et son impeccable manucure l'identifiait immédiatement à la gente féminine.

— Vous êtes transsexuelle ? demanda timidement Alix.

— Les termes, les termes... Toujours les termes ! soupira l'autre. Je suis une femme. Juste une femme. On ne naît pas femme, on le devient, c'est ce que dit Simone de Beauvoir. Eh bien, il m'a fallu batailler un peu plus que les autres pour le devenir, voilà tout.

— Je comprends. Je vous demande pardon pour ma question. C'était maladroit.

— Oh, non, non, non ! J'ai l'air d'une vieille dame ? Interdiction de me vouvoyer !

— Entendu.

Le sifflement de la bouilloire coupa court à la conversation et Alix, que les maladresses mettaient dans l'embarras, s'en trouva soulagée. Elle s'apprêtait à prendre congé, quand la jeune femme la retint.

— Je te sers un thé, ma chérie ?

— Euh... volontiers.

L'adolescente se rassit. La femme du sixième lui offrit une tasse du breuvage bouillant. Pendant quelques instants, toutes deux sirotèrent en silence. Le regard d'Alix se baladait de part et d'autre de ce grenier, aménagé en chambre. Les meubles éparses, les cartons à défaire et le clic-clac branlant entretenaient l'illusion d'un débarras. A contrario, les suspensions florales aux abord de la fenêtre et l'étagère à épices de la cuisine, rigoureusement triée, laissaient présager une locataire soignée.

— Au fait, je m'appelle Alix. Je suis la fille des logeuses... et ça m'arrive de livrer le courrier.

— Enchantée, Alix. Moi c'est Bastia.

— Comme la ville ?

— Oui, voilà.

Bastia venait d'avoir vingt-deux ans. Cinq ans d'écart ne pesait rien aux yeux de l'adulte qui se revoyait, quelques années plus tôt. Pour l'adolescente, en revanche, un tel écart paraissait un fossé. Autour de la tasse de thé, puis d'une seconde, les langues se délièrent. Alix apprit que la locataire venait du sud de la France. Faute de comprendre les efforts qu'elle déployait pour se réaliser en tant que femme, ses proches l'avaient rejetée. Son père ne voulait plus entendre parler d'elle et sa mère l'accusait d'avoir tué son fils.

— Un jour, ils accepteront, la consola Alix. Ça a pris du temps, mais mes grands-parents ont fini par laisser couler, pour ma mère.

— Tes mamans sont au top. Elles ont été ultra compréhensives avec moi, pour le loyer. Toi, tu peux être qui tu veux, je suis sûre qu'elles t'aimeront, quoi qu'il arrive.

Aimeraient-elles sa mélancolie, ses envies d'ailleurs, son attrait du néant ? Alix en doutait et redoutait de leur avouer. Elle admirait Bastia qui, abandonnée des siens, se tenait désormais face à elle, pétillante. Les meubles dépareillées qui se bousculaient dans son petit appartement étaient à son image : colorés et impulsifs. À celle qui se démenait pour se faire reconnaître, telle qu'elle était, les tourments existentiels d'une ado choyée paraîtraient probablement pitoyables. Aussi Alix n'osa-t-elle pas se confier.

— Tu aimes les garçons ou les filles, Bastia ? demanda-t-elle, espiègle, entre deux gorgées de thé.

— Je ne sais plus bien. Les deux, peut-être. Et toi, Alix ?

— Moi, je préfère les filles.

— Et c'est quoi, ton genre de fille ?

— Les rousses. Clairement.

— Ah. C'est de famille ?

L'adolescente rit de bon cœur à cette taquinerie. Puis, tout doucement, cette idée distillée commença à la travailler. Reproduisait-elle aveuglément le modèle maternel ? Ses préférences n'émanaient-elles que d'un conditionnement subconscient et intériorisé ?

— Bah alors, tu t'es brûlé la langue ? s'inquiéta Bastia devant sa figure figée.

— Non... Je me demandais juste... À quel point on peut se laisser influencer ?

Bastia repoussa sa tasse vide sur sa petite table de bistrot. Elle se détourna en direction de la fenêtre et caressa, du bout des ongles, la tige tordue d'une plante qui poussait vers le sol. Dans le pot, le tuteur inutile se dressait, ridicule.

— Vois les choses autrement, suggéra Bastia. Demande-toi plutôt : jusqu'où toi tu acceptes te laisser influencer ?

— Juste ce qu'il faut pour survivre, j'imagine.

Alors que la jeune femme ouvrait la bouche, sans doute pour prodiguer un conseil avisé, l'alarme du téléphone d'Alix retentit depuis la poche de son jean. Elle extirpa son Nokia tout neuf pour faire taire la sonnerie.

— Merde... Romuald.

— Tu as un rendez-vous ? s'enquit Bastia, soudain redressée et accoudée sur la table.

— Pfff. Je dois retrouver un pote au ciné. Lui, il doit croire que c'est un rencard. Je ne sais pas trop comment lui dire...

— Que tu es lesbienne ?

— Non. Ça, ce n'est pas possible. Comment lui faire comprendre qu'il ne m'intéresse pas ?

Bastia bondit de son tabouret et commença à faire les cent pas, réfléchissant à voix haute.

— Voyons... C'est assez simple, en fait.

Convaincue que les actes valaient mieux que les longs discours, la jeune femme enfila une veste et attrapa son sac à main.

— Alors, qu'est-ce qu'on va voir comme film ? sourit-elle en tenant la porte d'entrée à Alix.

Sans se faire prier, l'adolescence suivit la locataire sur le palier et, ensemble, elles firent route vers le cinéma. En cheminant au côté de Bastia, les vieilles Converses et le jean d'Alix lui paraissaient soudain moins étriqués. En un rien de temps, cette curieuse voisine s'était révélé une alliée. Quelqu'un dans cette ville qui la connaîtrait, telle qu'elle était, ou presque.

En les voyant arriver, toutes les deux, Romuald comprendrait que le rendez-vous tant espéré n'était, pour sa camarade, qu'une banale virée entre amis. La seule présence de Bastia condamnerait le tête à tête et suffirait, gageait Alix, à lui remettre les idées en place.

— Merci Bastia. J'sais pas comment te remercier, vraiment. T'es genre la bonne fée du grenier !

— Ça, c'est déjà le plus beaux des mercis, rit l'intéressée en entourant d'un bras bienveillant les épaules de sa jeune amie.

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