VIII. Mouche

7 minutes de lecture

Les aiguilles boudeuses traînaient sur l'horloge. L'heure ne passait pas, elle s'attardait, comme si quelque Chronos tout puissant s'enivrait de l'indicible lassitude d'Alix en étirant le temps. Les heures de permanence lui avaient toujours semblé une invention aberrante. Des heures de non-cours, insérées aléatoirement dans l'emploi du temps afin de l'alourdir – poids fictif qui finissait par prendre corps dans l'ennui général. Peu d'élèves les mettaient à profit, car peu avaient à cœur de faire leurs devoirs dans une atmosphère aussi austère. Alix la première rechignait à s'y mettre sans lancer un CD dans sa chaîne hifi, afin qu'au moins le courant d'une chanson pût emporter la plume, scolaire et rigide, qu'exigeaient les équations et les dissertes de philo.

Là, dans la pièce mal éclairée du deuxième étage, stagnait un bruit de fond assourdissant. À la basse désaccordée du néon déglingué, répondait la percussion d'un stylo tombé d'une table ; parfois le solo de batterie d'une trousse tout entière ; plus rarement le gong furieux d'une chaise renversée. Indiscernable, une mouche jouait sans s'essouffler de sa trompette monotone. Tout en cherchant l'insecte du regard, bercée du vague espoir de l’assommer au vol, le regard d'Alix rencontra le surveillant, à demi affalé sur son siège, les mains posées à plat sur les pages glacées de son magazine automobile, comme sur des platines. Parfois, sans prévenir, cet enfoiré de DJ rompait la mesure monotone par le hiatus d'une page tournée. Alix aurait écouté en boucle n'importe quel CD rayé, plutôt que de subir cet effroyable mixage chaque mardi matin.

Comme si le supplice n'était pas déjà de taille, le hasard avait voulu que, parmi toutes les classes présentes durant cette heure d'étude, se retrouvent celles d'Alix et de Délia. À la moindre occasion, la reine autoproclamée du bon goût gardait une place à son amie, à la table devant elle. Ainsi, elle pouvait solliciter Alix à loisir, d'un petit coup de Buffalo sous l'assise de sa chaise, décorant occasionnellement sa veste suspendue d'une trace de semelle. En l'absence de réaction, Délia se penchait de tout son buste sur sa table pour lui susurrer ses ragots à l'oreille. Alix regrettait soudain le mixage dissonant de la permanence et sa mouche trompettiste.

Quelques fois, par chance, elle arrivait la première en salle d'étude et s’asseyait au-devant d'une table déjà occupée. Délia optait alors pour la place qui précédait, ou une autre latérale, et ne manquait pas de se retourner toutes les quelques minutes. Cela plongeait Alix dans l'embarras, face au sourcil tressaillant du pion. Elle appréhendait un blâme immérité. Mais elle craignait plus encore d'offenser Délia en la laissant écoper seule des remontrances du surveillant. Aussi l'adolescente feignait-elle timidement, tantôt de dépanner son amie d'un stylo, tantôt de lui expliquer un exercice dans le livre de maths. L'œil stroboscopique du DJ n'en était pas moins suspicieux. Il levait même parfois un doigt de sa platine glacée afin de signer un « chut » impératif. En tout les cas, son courroux ne se déchaînait pas.

Faute d'y faire ses devoirs, et puisque les dieux du temps se jouaient d'elle, Alix passait les permanence à remuer l'ennui, à le retourner d'une fourche mentale jusqu'à y entrevoir la pointe d'une idée, jamais plus nette qu'une tête d'épingle. Elle griffonnait sur un cahier corné les phrases que Phoque_you livrerait un jour, des dessins maladroits, les paroles des chansons qui lui trottaient en tête. Elle épiait ceux et celles qui, parsemés çà et là, s'oubliaient eux aussi dans le menu vacarme qu'éructait malgré eux le silence collégial. Avachie sur sa table, la tête entre les mains, Délia soufflait dans ses cheveux. Non loin d'elle, perché sur sa chaise le genou replié, Mathias découpait des bandelettes de papier qu'il assemblait entre elles à la manière d'une chaîne pour s'en faire un collier. Sans un regard pour lui, Pamela pianotait sur le Blackberry caché sous la table, entre les plis de sa minijupe. Simone scrutait l'assemblée d'un regard distrait, un effaceur tournoyant entre les ongles vernis de noir. Si d'aventure un malheureux avait le malheur se croiser son regard, elle le fixait sans retenue jusqu'à ce que, fatalement répugné par sa vilaine cicatrice, il détournât le regard avec gêne ou dédain. L'un comme l'autre l'indifféraient manifestement, tant qu'elle triomphait de ces joutes mutiques. Alix se gardait bien, pour sa part, de croiser le fer dans les orbites de la gothique. Elle contournait le problème d'un roulement d'yeux et reportait son attention sur Marion qui, au premier rang, guettait du coin de l'œil un mouvement de l'horloge. Chronos la malmenait, elle aussi. Le dos voûté, la nuque tendue, elle se réfugiait derrière le livre dont ses pupilles, toutefois, ne couraient pas les lignes. Ses doigts pianotaient compulsivement sur le coin de la table, refoulant l'anxiété qui lui rongeait les sangs, à raison.

À peine l'aiguille des minutes avait-elle passé la demie qu'une minuscule torpille fusa à travers la salle.

— Eh, Brouteminou !

— Une femme-fontaine pour toi !

Les ricanement s'estompèrent en même temps que disparut l'élastique. Brutalement redressée, Marion esquiva de justesse la cartouche qui lui frôla l'épaule et gicla sur son livre ouvert.

Tandis que le DJ abandonnait la régie pour se risquer dans la fosse, où les tigres tapis rentraient sagement les crocs, Marion plongeait une main désespérée dans sa trousse. Elle savait par expérience que nul ne dénoncerait les coupables. Rien n'importait donc d'autre que de limiter les dégâts. Elle eut beau fouiller, pourtant, aucun correcteur ne lui tomba sous la main. Comme son livre s'imbibait et que le temps pressait, elle se tourna intuitivement vers la seule qui, à proximité, avait autrefois été son amie.

— Alix ? Tu as un effaceur ?

L'intéressée serra les lèvres. Elle ignorait ce qu'elle risquerait, exactement, en tendant la main à cette vieille camarade. L'apparente détresse de Marion la laissait néanmoins hésitante. Un acte aussi insignifiant que prêter un stylo pourrait-il lui porter préjudice ? Penserait-on qu'elle répondait à une avance de Brouteminou ?

— S'il te plaît, Alix, insista la voix chevrotante de sa consœur accablée.

— T'entend quelque chose ? lança Délia en se retournant vers son amie.

Davantage qu'elle ne lui venait en aide, la reine du bon goût dictait à l'adolescente quelle conduite adopter. Obéissant, cette dernière enchaîna dans un soupir forcé :

— Pfff. Rien du tout. Ça devait être cette foutue mouche...

Face à pareil mépris, le regard suppliant de Marion entamait de se liquéfier. Le cœur serré, Alix détourna vivement la tête et affecta de chercher ladite mouche. Sous sa peau molle, le moindre de ses nerfs la flagellait. Sa lâcheté l'écœurait et, si elle avait soutenu plus longtemps l'affliction de Marion, elle aurait sans nul doute rendu instantanément son petit-déjeuner.

La trompette funeste retentit à son tympan. L'annonce d'une sentence inéluctable. Aussitôt entrevit-elle le corps gras et les ailes agitées de l'insecte qu'Alix projeta sur lui tous les torts qu'elle n'aurait su endosser.

Tout ça c'est de ta faute ! Si t'avais pas été là... toi et ton putain de bourdonnement... Jamais j'aurais pensé à sortir un truc aussi sale !

S'emparant du livre de maths qui trônait au bord de sa table, Alix se redressa, la rage au corps, et asséna un puissant coup de fonctions appliquées et autres statistiques au présumé coupable. La mouche sonnée tomba au sol. Mue par la même fureur qui l'avait sortie de ses gonds, la Converse noire de l'adolescente réduisit la défunte trompettiste en une traînée brunâtre.

Aussitôt rattrapée par la réalité de la permanence, Alix se rassit comme si de rien n'était. Le poids de moult regards pesait sur elle, sans qu'elle osât chercher à discerner les visages. Lorsqu'elle trouva enfin le courage de relever le menton, elle rencontra avec effroi le regard réprobateur de Simone. Son sang ne fit qu'un tour. Lorsqu'elle avait répondu aux supplications de Marion par une profonde indifférence, la gothique, à l'inverse, avait volé à son secours. Elle avait bondi de sa chaise pour tendre à Marion l'effaceur qui jusqu'alors tournoyait entre ses doigts. Maintenant que la pauvre épongeait du bout de la pointe blanche la tache indélébile qui ornait son bouquin, Simone, restée debout auprès d'elle, accusait outrageusement Alix du regard.

— T'as un problème, Chucky ? la confronta Mathias dans un élan fraternel.

— Vous êtes vraiment des ordures, affirma le chat noir avec son calme légendaire. J'espère vraiment qu'un jour, un plafond s'écrasera sur vous pour vous remettre à votre place.

Tournant les talons, Simone notifia Alix et sa bande de toute l'exécration qu'elle éprouvait à leur égard. Faute de pouvoir le lui rendre, Marion considéra l'effaceur, désormais desséché, comme un précieux présent.

À peine sortie de la permanence, Alix abandonna ses amis et se rua en direction des toilettes. Son estomac ne tenait plus. Toute l'aversion qu'elle éprouvait à sa propre encontre portait ses intestins à ébullition. Son ventre frémissait, ses tuyaux sifflaient. Elle allait exploser.

Partiellement libérée du fardeau qui lui lysait les entrailles, elle quitta les sanitaires. La boule au ventre, le souffle enrayé, elle regagnait le couloir, les épaules ployées sous une honte inqualifiable. C'est alors qu'elle la vit pour la première fois. Accablée par la haine dont elle se dévorait elle-même, Alix aperçut, au détour d'un sas d'escaliers, celle qui ne quitterait plus ses pensées durant les nuits suivantes. Au premier regard, elle sut. Elle voulait serrer contre elle son corps chétif, caresser ses joues blanches, perdre ses doigts dans l'étendue sauvage de ses courts cheveux roux. Cette inconnue de chair et d'os la hanta instantanément. Il ne se passa plus une journée sans qu'Alix n'imaginât l'odeur de sa nuque, la chaleur de ses paumes ou le goût de ses seins. De celle dont elle désirait tout, elle ignorait pourtant jusqu'au nom.

Gardien de ses songes et témoin taciturne de ses fantasmes nocturnes, seul Fox avait été averti de ce béguin. Souvent, après que les larmes de ses lèvres eussent quémandé en vain une muse interdite, l'adolescente se trouvait submergée par les torrents frustrés qui lui coulaient des yeux. Le vieux shiba se hissait alors sur le matelas à son côté et se couchait près d'elle, tantôt à ses pieds, tantôt contre son flanc. Nul autre que Fox n'aurait pu concevoir sans la juger qu'elle pleurât une étrangère prétendument aimée, ni qu'elle préférât la rêver que se risquer à l'aborder.

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0