XIII. Vendredi 13

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Le vendredi 13 janvier s'amorça comme une journée ordinaire. Alix quitta le lit à sept heures moins le quart et se pencha pour saluer d'une caresse son fidèle shiba, allongé sur le flanc entre les pieds du sommier.

Autrefois, le chien se serait vivement redressé et l'aurait escortée jusqu'à la cuisine. Il aurait décrit autour de ses jambes nues, plombées de fatigue, son joyeux manège, tout-fou d'attaquer une nouvelle journée en compagnie de sa maîtresse. Mais, ces derniers temps, Fox sommeillait longtemps, lourdement. À cause du froid, cristallisé sur les trottoir, ou du smog qui flottait dans l'air détrempé de la ville, les promenades s'écourtaient. Quelques fois, trop heureux qu'un soleil craintif baignât le quartier de sa lumière diffuse, il détalait avec fougue sur la route de la forêt ou les allées du petit parc. Sinon, les ballades les menaient rarement plus loin que la station essence. Alix jouait des patins sur le parking, dans l'espoir que le shiba lui aboierait de se remettre en marche. Ce à quoi il préférait invariablement s'allonger, docile, les deux pattes en avant, et la veiller de son œil protecteur.

— T'es fatigué de prendre soin d'moi, hein, mon renard ? T'inquiète pas, je vais bien.

C'était véridique. Depuis qu'elle avait déversé tout le poids de ses sentiments entre les lèvres d'Aurélie, elle se sentait plus légère. La bonne humeur teintait chaque lever. La seule idée d'aller au lycée paraissait moins intolérable.

Comme tous les matins, Alix piocha ses vêtements dans la pile de ceux qu'elle appelait « ses déguisements de lycéenne », puis passa à la douche. L'inattendu survint au sortir de la salle de bain. Au moment-même où elle poussa la porte, le masque percé de Jason fondit sur elle. Alix sursauta en laissant échapper un hurlement qui, à coup sûr, réveillerait tout l'immeuble. Puis la raison la frappa et elle reconnut Cyrille, hilare sous son déguisement.

— T'es une ado, Cyri ! la gronda Cassandre depuis la cuisine.

Son ton oscillait, comme souvent, entre l'exaspération et une inébranlable tendresse.

À la machette en plastique que brandissait sa génitrice, l'adolescente opposa la brosse à cheveux qu'elle tenait à la main. La femme ôta son masque et toutes prirent place à la table du petit-déjeuner.

— Quand est-ce que ça va te passer, hein ? demanda Cassandre sans départir de sa douceur.

— Le jour où les films d'horreur te feront plus vibrer, peut-être.

Depuis qu'elle avait déniché cette panoplie, Cyrille leur faisait le coup tous les vendredis 13. Chaque fois, elles oubliaient, baissaient leur garde et se laissaient surprendre. Alix doutait que beaucoup de ses amis connussent semblable tradition familiale.

Tout en remuant ses Coco Pops, elle se demandait aussi par quelle sorcellerie la passion entre ces deux femmes pouvait demeurer intacte, les années passant. Cyrille brillait par sa mauvaise foi, son comportement immature et sa fainéantise ; tandis que Cassandre bannissait le mensonge, ne jurait que par l'organisation et travaillait d'arrache-pied pour le simple plaisir de dilapider ses primes dans des coffrets de films. Cela faisait à peine deux semaines qu'Alix sortait avec Aurélie, et elle se demandait combien elle pourrait encaisser de ces Hung up fredonnés. Elle appréhendait le jour fatidique où sa belle l'inviterait à voir en salle une énième comédie romantique préformatée. Enfin, une peur ridicule l'agitait dès qu'Aurélie affirmait : « Je veux devenir infirmière », faute de savoir elle-même ce qu'elle attendait de son avenir. Alix n'osait cependant pas questionner ses mères sur les secrets d'une telle longévité amoureuse, de peur que l'une ou l'autre osât répondre « le sexe ».

Cassandre coupa court à ses divagations.

— Bastia m'a dit qu'il fallait jouer au Loto aujourd'hui, dit-elle. Je vais aller acheter un ticket et, si je gagne, je t'achète une panoplie de Reine Alien. Ça, je peux te dire que ça me fera vibrer !

Alix manqua de s'étouffer en avalant le fond de son bol de lait. À peine enfilées ses lunettes, lesquelles lui donnaient l'air sérieux d'une psychiatre de séries télé, la grande rousse se penchait vers l'adolescente avec une moue inquisitrice.

— D'ailleurs chouquette, tu m'as l'air bien heureuse ces temps-ci... C'est suspect...

— J'fais la gueule, vous vous inquiétez. J'suis contente, vous trouvez ça chelou. Faudrait savoir c'que vous voulez, hein !

— Ton bonheur, sourit Cassandre.

La même drôle de tendresse, à l'égard de la jeune fille, l'empêchait de prendre la mouche.

— Pense à nous la présenter, quand même, un de ces quatre ! railla Cyrille, qui elle ne résistait jamais à une pointe de provocation.

— Vu comme tu m'fous la honte, ça risque pas ! plaisanta sa fille en s’emparant de son sac à dos. Allez, à ce soir ! T'as intérêt à gagner au Loto, Goupil : j'ai hâte de voir cette grosse maligne en Reine Alien.

Le hangar à vélos sentait la rouille humide. Une odeur qui, étrangement, lui parut agréable. Alix s'attarda volontairement à attacher son antivol. Quelques minutes plus tard, Aurélie la rejoignait dans la pénombre du cabanon, à l'heure pour leur rendez-vous matinal. Une étreinte hâtive. Un baiser à la volée, à l'abri des regards. Comme à leur habitude, elles regagnèrent le bâtiment en discutant telles deux amies. Ce qu'elles étaient, aux yeux de tous.

À l'inverse d'Alix, Aurélie ne semblait pas redouter que leur relation pût paraître au grand jour. Elle ne manifestait pas non plus l'envie de la rendre publique, ce dont l'autre se trouvait rassurée. Jamais elles n'avaient réellement abordé le sujet : leurs rapports routiniers s'étaient installés, presque spontanément, avec une discrétion toute mêlée de timidité. Elles se croisaient sans s'attarder lors des récréations. Si Alix ne dégotait rien dans ses poches qui justifiât un aller-retour à la poubelle, il arrivait qu'Aurélie elle-même fît le déplacement jusqu'au hall d'escalier où campait la petite cour de Délia. Au profond soulagement d'Alix, cette dernière ne montrait pour l'instant aucun signe d'hostilité à l'encontre de la nouvelle venue. La raison de cette affabilité demeurait un mystère. Délia avait-elle pris de bonnes résolutions ? Ou, plus probablement, attendait-elle une occasion incertaine pour évincer l'intruse ? Au moindre faux pas, la malheureuse Aurélie se verrait accusée de mettre le grappin sur « Sis' », de lui retourner le crâne au détriment de Délia, victime autoproclamée. Alix sentait poindre cette issue, la redoutait et hésitait sans cesse à en avertir sa petite amie – qui peut-être fuirait devant pareille menace.

Une force incongrue émanait de Délia : la même aura austère qu'un insipide magistrat. Moins son fond transparaît, plus sa parole fait loi. Cet époustouflant caméléon social – dont on n'aurait su dire en la voyant ni qui elle était, ni ce qu'elle aimait, ni de fil en aiguille où le bat la blesserait – exerçait sur Sainte-Anne sa tyrannie silencieuse et, sous peine de se soumettre à la rigidité de son jugement, nul n'était proche de renverser l'autorité de ces diktats tacites.

Dans l'enceinte du lycée, Aurélie comme les autres respectait dignement les préceptes implicites. Même lorsqu'elle venait au-devant d'Alix, rien dans son regard ne trahissait l'amour. À peine cette dernière se risquait-elle à croiser le regard de la rouquine, par crainte qu'on y lût ses sentiments réels. Elles ne se retrouvaient véritablement qu'au sortir des cours, quelques fois par semaine, si leurs emplois du temps respectifs le permettaient. Avides de creuser la distance avec leurs camarades, elles gagnaient le skatepark isolé ou le banc d'un parc peu fréquenté. Hors des murs, Aurélie se révélait plus espiègle, entreprenante dans une certaine mesure. Elle ne manquait pas de glisser sa main dans celle d'Alix, sa joue contre son épaule, son genou le long du sien.

Ainsi surplombaient-elles les rampes goudronnées, juchées sur une petite table en amont du skatepark lorsque, fidèle à elle-même, Aurélie porta la main à sa poche pour dégainer l'audiokey.

— Attends, la retint Alix, trop soucieuse de se laisser pénétrer une énième fois l'oreille par Madonna ou Hilary Duff.

Wake up. Hung up. Moi tout ce que je veux, c'est un Pick-Up !

Elle dénicha son propre baladeur dans la poche de son sac et offrit un écouteur à sa petite amie.

— J'ai pensé que ça, peut-être, ça pourrait te plaire.

Alix jaugea du coin de l’œil la réaction de sa belle, tandis qu'All about us retentissait dans leur oreille. D'abord peu éloquente, la face d'Aurélie se mit peu à peu à hocher, puis lui adressa un sourire approbateur.

— Tu pourras me l'envoyer ?

— C'est comme si c'était fait.

La chanson terminée, la rouquine sauta sur ses pieds. Son fredonnement, trop aigu, accompagnait le simulacre de pas de danse qui paradaient autour d'Alix. Tantôt, dans les couloirs, le regard d'Aurélie affectait l'indifférence et lui déchirait le cœur. À présent, ses pupilles s'ouvraient grand, comme les gueules affamées de plantes carnivores prêtes à la dévorer. Aurélie ne l'embrassait jamais. Elle dodelinait, l'aguichait, attendait qu'Alix voulût bien poser les lèvres sur elle. Celle-ci avait beau s'obstiner, prendre sur elle pour ne pas céder, sa petite amie déployait une patience presque inhumaine. Ce soir, Alix était bien décidée à triompher d'Aurélie. Elle soutint ses stridulations lascives et son regard carnassier sans se laisser prendre au piège. Alors la rouquine se lassa, se rassit et Alix, en proie au dépit, n'osa néanmoins pas demander son reste. Aurélie la quitta sans un baiser, sans pour autant lui épargner la volupté d'une accolade qui raviva la frustration. Ses semelles traînantes éraflèrent rageusement le trottoir, durant tout le trajet du retour. Alix enrageait – contre Aurélie ou contre elle-même, elle n'aurait su le dire – les mains au fond des poches de son blouson en jean, le bonnet rabattu par-dessus ses écouteurs, Daniel Powter plein les oreilles pour enfoncer le clou.

Le silence figeait le hall de l'immeuble. La loge était déserte, seulement baignée de la lumière bleuâtre de l'écran. Alix tourna ses clés dans la serrure. Cyrille, ne la voyant pas rentrer, était sans doute sortie pour la promenade de Fox.

— Goupil ? appela l'adolescente en accrochant son blouson à un clou de l'entrée. Alors, t'as gagné au Loto ?

Sa belle-mère parut à l'orée du séjour, la mine crispée dans une grimace contenu.

— Bah quoi ? T'as parié toute nos économies ?

Cassandre s'avança, les lèvres tremblantes incapables de prononcer une seule syllabe, et enroula ses bras maternels autour d'Alix.

— Je suis désolée, chouquette. On n'a rien pu faire...

— Où est maman ? s'affola Alix en se libérant de ce nœud de douceur, inquiétée par cet élan de réconfort.

— Ta chambre...

Alix craignit aussitôt le pire. Enfant, elle avait vu sa mère mourir devant ses yeux, avant qu'un miracle la ramenât subitement à la vie. Un accident, lui avait-on raconté. Une tentative de suicide, devinait-elle depuis que pareille envie avait germé en elle. Elle se précipita dans la chambre et trouva sa mère écroulée à terre près du lit, le cou et les bras affaissés sur le matelas. Cyrille respirait. De déchirantes inspirations perçaient sporadiquement la houle de ses sanglots. L'adolescente s'agenouilla auprès d'elle. Sa main craintive apposa son soutient entre les omoplates secouées de tristesse de sa génitrice.

— Maman ?

— Alix, articula-t-elle sans refouler les pleurs qui déjà redoublaient. Je... j'ai essayé. Dès que je m'en suis rendue compte... j'ai tout laissé en plan... j'ai foncé à la voiture... j'ai roulé comme une folle. Mais il était trop tard.

— Ce n'est pas ta faute, chérie, s'appesantit Cassandre au seuil de la pièce.

Tandis que sa compagne contenait durement son chagrin, Cyrille se redressa dans une vive colère et frappa du poing sur l'innocente couverture.

— Cet enfoiré... ce connard de véto n'a même pas voulu me le rendre... qu'on puisse au moins...

Alix se figea. Ses yeux bondirent d'instinct d'un coin à l'autre de la pièce, à la recherche du chien.

— Fox !

Alors qu'elle s'élançait, s'égosillant pour l'appeler dans le salon, sa mère la retint et l'attira contre elle. Alix se débattît comme une bête folle, acculée, prisonnière d'une évidence qu'elle ne pouvait soutenir. Son odeur imprégnait encore la pièce, ses draps et tous ses souvenirs.

— Pas Fox... Non, supplia-t-elle à quiconque pourrait exaucer sa vaine prière.

— Il était vieux, murmura Cassandre en se joignant aux deux corps accrochés, transis de peine.

Elle enserra les épaules de l'adolescente, colla son front contre son crâne, et raconta :

— Le cœur ne tenait plus. Il n'y avait rien à faire. C'était si soudain... On n'avait aucun moyen de s'en rendre compte plus tôt. Je suis désolée, Alix. On... On va surmonter ça ensemble.

Cyrille oscillait entre excuses et invectives, criblée du vide qu'avait soudain laissé celui qui jusqu'alors demeurait auprès d'elle toute la journée. Alix se mortifiait. Égarée quelque part dans les tréfonds de cette étreinte, assommée par les mots, perforée par chaque tentative de consolation. En ce néfaste vendredi 13, elle n'avait pas seulement perdu son ami le plus cher. Elle s'était comme disloquée, un pan entier d'elle-même écroulé dans les limbes. Celui auquel elle tenait le plus ardemment. Le seul peut-être qu'elle aimait – avait aimé, de toute son âme.

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