XIV. Miroir

8 minutes de lecture

La nuit parut froide, sans la chaleur musquée du compagnon qui d'ordinaire veillait sur ses songes. Ceux-là tournaient en boucle. Le même cauchemar se répétait, dans lequel elle courait après Fox, lâché au galop sur la voie-sans-terme. Quand soudain, le par-buffle d'un 4x4 surgissait de la brume et percutait l'animal. Elle se jetait à son tour sous les roues et jaillissait de son sommeil les intestins en vrac. À chaque réveil en sueur succédait le même silence macabre, la même solitude terrifiante. Alix fondait en larmes. Elle agrippait sa couette, cherchant en vain le réconfort d'un corps vivant et chaud. Seule une main glaçante lui enserrait le cou et pressait sa trachée.

À cinq heures du matin, elle se pencha sur la cuvette et la lame de son ongle attaqua sa glotte enflée. Un énième dégueulis translucide aspergea les toilettes. Elle pissa par-dessus pour en diluer les traces.

Au petit matin, alors que le réveil aurait déjà dû la tirer des draps depuis vingt bonnes minutes, Cyrille trouva sa fille recroquevillée par terre au pied du lit, grossièrement enroulée dans sa couette. Son visage, sec à présent, avait cristallisé toute sa tristesse et se trouvait figé dans une souffrance inouïe. Mieux valait ne pas troubler ce maigre repos, décida la concierge. Elle glissa alors simplement l'oreiller sous la joue de l'adolescente et la laissa aux bons soins de Morphée. Un coup de fil au lycée pour justifier son absence, sous prétexte de la grippe du moment, puis Cyrille remonta sans entrain le volet de sa loge. Même la vue des boîtes aux lettres flambant neuves n'insuffla pas en elle la moindre satisfaction. Pendant près d'une heure, elle écuma les annonces des refuges, persuadée qu'il serait bon d'accueillir un chien abandonné. Un clébard laid ou boiteux dont personne d'autre ne voudrait. Une pauvre bête qu'elle ainsi sauvée d'une euthanasie certaine.

Elle fut tirée de sa recherche par le pas traînant d'Alix, qui errait telle une somnambule dans la cuisine. L'adolescente balaya des yeux les étagères du frigo pour en dresser l'inventaire, puis referma la porte sans finalement rien y prendre. Tout l’écœurait. Les râles intestins de son ventre creux semblaient des grognements canins, autant d’aboiements intérieurs dont elle se délectait en s'abîmant de plus belle.

Le regard vide, elle se laissa crouler dans le sofa. Sa main rampa mollement jusqu'à la télécommande. Elle se mit à zapper avec frénésie toutes les chaînes du téléviseur, confusément revigorée par la sensation du contrôle, l'impression qu'elle pouvait chasser d'un coup de doigt les images de son propre esprit. En l'observant de la sorte par la porte entrebâillée, Cyrille abandonna les annonces et ce projet précipité. Elle rejoignit sa fille et demeura près d'elle dans un mutisme identique, plus consolant sans doute qu'aucune des maladresses qu'elle eût risqué de débiter.

La journée s'écoula dans une pareille morosité. Recroquevillée sur son lit défait, Alix maudissait cet enfoiré de Chronos, encore et toujours à se jouer d'elle. À peine sonné le glas de l'être le plus cher à son cœur, voilà que ce foutu démiurge étirait les heures à son encontre. Chacune, outrageusement gonflée, lui sembla un fragment d'infinité, plus interminable que n'importe quelle permanence. Aux minutes enrayées du cadran analogique se substituaient les battements successifs de son métabolisme. L'Univers désormais réglé sur le rythme des grondements qui lui tonnaient dans le ventre et des féroces relents que réprimait son œsophage.

Alix ne mangeait plus. Ce jour-là et les deux qui suivirent, elle n'avala que quelques gorgées de bouillon aux vermicelles. Repas dont Cassandre se bornait à louer les propriétés réconfortantes. Repas qui, de facto, avait pour seul pouvoir de colorer un peu les vomissures dans la cuvettes.

Le quatrième matin de cette pesante tristesse, Alix tressaillit en croisant son reflet dans le miroir, épouvantée par son teint livide, la maigreur de ses traits et les cernes violacés qui auréolaient ses orbites vitreux. Aussi lorsque, plus tard ce mardi, on sonna à la porte, elle resta résolument repliée sur elle-même dans le canapé à écouter en boucle le même album de Lifehouse.

Sans rien laisser entrevoir de son léger agacement, Cyrille quitta la loge pour ouvrir au garçon qu'elle avait aperçu traverser le hall.

— Bonjour, ânonna-t-il poliment. Est-ce qu'Alix est là ?

Cyrille fut bien sûr tentée de mentir, mais il était certain que la question du garçon n'était que formalité, puisque l'arche de l'entrée révélait au loin le coin du salon où trônait le sofa, ainsi que sa présente occupante. Elle l'engagea donc à entrer.

Dès qu'elle reconnût la voix de Romuald, Alix s'extirpa des coussins et s'avança jusqu'à l'arcade du vestibule pour lui faire obstacle. Déjà Cyrille regagnait sa loge et en fermait la porte, laissant les jeunes gens à leurs explications.

— D'où t'as eu mon adresse ? questionna sèchement Alix.

— La fiche client du Vidéoverse. Je croyais plutôt débarquer chez ta tante. Mais j'ai vu ton nom sur la boîte aux lettres. Elle vit chez vous, du coup ?

— Euh, ouais, pour le moment.

Suffoquant dans sa veste molletonnée, Romuald se balançait d'un pied sur l'autre, debout sur le paillasson. Il espérait bien qu'Alix l'inviterait au-delà du vestibule, ce à quoi l'adolescente ne pouvait se résoudre.

— Bon, je suis juste venu te déposer tes devoirs, lâcha-t-il l'affaire.

Il tira les feuillets de son sac-à-dos et les lui remit en main.

— C'est Mathias qui te les a filés ? Quelqu'un d'autre sait où j'habite ?

Romuald haussa les épaules.

— J'ai juste dit que je les donnerai à ta tante, puisque c'est une cliente. Pourquoi ça t'inquiète tellement ? Il est chouette, ton immeuble. C'est un bel appart'. C'est quoi le problème ?

— Laisse tomber. Merci de t'être déplacé pour moi.

Elle tendit la main vers la poignée de la porte pour l'expulser courtoisement. Alors son ami en profita pour se faufiler plus en avant dans le logis.

— T'aurais pas un verre d'eau ? Je crève de soif.

Consciente que toute tentative de le retenir aurait paru suspecte, Alix le devança en direction de la cuisine, lui servit prestement ce maudit verre et le lui apporta au seuil du salon.

— On peut se poser, deux secondes ? demanda-t-il en désignant le canapé du menton.

— Ok, soupira-t-elle.

Il s'assirent. Un silence lourd de gêne s'installa. Alix détournait volontairement les yeux du cadre où trônait leur photo de famille : elle enfant en compagnie des deux femmes. Nul n'aurait pu s'y méprendre.

— Ce n'est pas ta tante, hein ?

Alix ne pipa mot. Ses récentes insomnies avaient empli son crâne d'incessantes migraines. Son chagrin menaçait d'imploser dès qu'elle ouvrait la bouche. Cette ultime question lui faisait l'effet d'une guillotine braquée au-dessus de sa gorge. Si elle avouait, le tranchant lui tomberait dessus. Elle serait condamnée.

— T'as donné de nouvelles à personne, la sermonna Romuald. On est tous inquiets, tu sais. Surtout Délia. Elle est allée s'imaginer que t'avais déménagé sans nous prévenir, ou un truc dans le genre. Mathias nous a dit que tu avais la grippe, mais vu que tu ne répondais à personne... Ta copine Aurélie aussi, elle a demandé de tes nouvelles. Mais ce n'est pas juste une copine, hein ?

— Tu me gaves, avec tes insinuations.

— T'as peur que je te balance ou quoi ? On est amis, merde.

L'adolescente baissa les yeux, les bras croisés sur la poitrine pour faire barrage aux tourments qui l'assaillaient.

— Les amis de Marion ont dû lui dire la même chose, remarqua-t-elle.

Les jambes raides, les mains jointes, Romuald laissa à son tour échapper un soupir.

— Tu sais, reprit-il, je t'en ai voulu de me laisser dans la friend-zone. On aimait les mêmes choses, on riait des mêmes choses, on avait les mêmes potes. Ça me paraissait logique, qu'on finisse par sortir ensemble. J'ai pas compris que tu me rembarres. J'ai trouvé ça injuste. Et puis j'ai entendu des rumeurs sur ta tante, au boulot. Et puis je t'ai vue avec cette nana. Et là j'ai compris. T'es mon miroir au féminin. On n'aime pas seulement les mêmes films, les mêmes jeux ou les mêmes cours. On aime aussi le même genre de filles. Maintenant je comprends pourquoi ça ne pouvait pas marcher. Et tu sais quoi ? Maintenant, je le vis bien.

— Pourquoi il faut toujours que tu sois aussi gentil, putain ?

Face à tant d'indulgence, toutes les digues derrières lesquelles Alix s'était réfugiée venaient de céder. Elle pleurait à chaudes larmes. Romuald passa une main amicale dans son dos et la rassura.

— T'inquiète, je ne dirai rien.

Lorsque le garçon la quitta, deux parties de Crash Nitro Kart plus tard, Alix se noya dans des courants d'émotions contraires. L'un de ses amis de Sainte-Anne l'acceptait désormais telle qu'elle était, pourtant elle ne s'en trouvait pas soulagée. Loin de là. Au premier tumulte, le cousin de Délia lui cracherait peut-être le morceau par mégarde. Pire. S'il avait vu clair dans sa relation avec Aurélie, d'autres ne tarderaient pas.

Elle rumina tout cela en oubliant le monde devant la chaîne musicale, puis en engloutissant un énième bouillon de vermicelles sous les encouragements de Cassandre, et enfin sous l'eau tiède de sa douche. À mesure que le rasoir ratissait les poils de ses aisselles, la caresse du métal se faisait plus transcendante. Toute l'amertume rouillée qui l'oxydait de l'intérieur réclamait l'absolution de cette lame salvatrice. Au sortir de la cabine, Alix s'enroula dans sa serviette et piétina jusqu'au lavabo. Sa paume esquissa un cercle dentelé dans la vapeur qui embuait le miroir. Le même visage blême, les cheveux sombres et gras, les lèvres acerbes. Dans un sursaut de rage, l'adolescente se cracha au visage.

— Tu ne seras jamais heureuse, répétait-elle comme une malédiction.

Comme pour signifier l'étendu de son dégoût à ce reflet de pacotille, elle apposa le rasoir contre son poignet et ses veines apparentes. Prends ça. Légère taillade. C'est tout ce que tu mérites. Première coulée de sang. T'es pas foutue d'être heureuse. La dents serrées par une douleur fulgurante. Tu n'étais même pas désirée. La vasque immaculée sitôt baignée de rouge. Une giclée d'eau du robinet et un bandage serré s’empressèrent d'effacer l'agression.

Alors qu'elle traversait le séjour, son méfait dissimulé sous la manche du peignoir, sa mère l'interpella depuis la chambre parentale.

— Tu te sens prête à retourner en cours ? Je sais que c'est dur, mais si ton absence se prolonge...

— Je sais, oui. J'irai au lycée demain.

Il lui faudrait dès lors taire ses émois, car le chagrin sans doute était de mauvais goût. Elle devrait s'armer de patience pour compatir aux complaintes de Délia, se camoufler de gaieté pour rire aux âneries de Mathias, se blinder de douceur pour plaire à Aurélie. Dans le calme désolé de la loge close, elle profitait pour l'heure de pouvoir déverser librement sa mélancolie : la photo pixelisée d'une trace de patte dans la neige fondue.

______________________________________________________________

À toi qui fut mon acolyte,

le compagnon de mes aventures,

le gardien de mes peines,

l'antidote à mes angoisses,

mon frère,

Sans toi, je n'avance plus.

Un seul ailleurs : vers toi.

______________________________________________________________

Annotations

Vous aimez lire Opale Encaust ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0