XV. Comptine

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La grisaille avait avalé le soleil au zénith. Privée du peu de chaleur qu'offraient ces courtes journées d'hiver, une fois quittée la touffeur des couloirs pour traverser le préau, Pamela resserra sur sa poitrine le nylon glissant de sa doudoune. Marion lui emboîtait le pas, son éternel baggy rehaussé d'un bomber imperméable. Quand sonnait la fin des cours, toutes deux mettaient toujours plus de temps que de raison à rassembler leurs affaires. Elles sillonnaient ainsi la cour presque déserte, sans que l'écho d'un surnom ou le bruit d'une rumeur vînt gâcher leur plaisir de quitter le lycée.

— Tu bosses cet aprèm ? demanda la Barbie blonde.

— Oui, tous les mercredis. Tu fais quoi toi ? De la danse ? Du cheval ?

— Ahah, j'suis si prévisible que ça, hein ? J'ai fait d'la danse classique...

— Genre en tutu et tout ? s'esclaffa Marion sans pouvoir se retenir.

— Bah ouais. Et j'monte encore à ch'val, le week-end. Mais j'suis partie des clubs.

— Pourquoi ?

— Tout l'monde a vu la photo. J'me farcis déjà les langues de pute au lycée, c'est pas pour me les taper en plus sur mon temps libre. Pourquoi tu t'marres ?

— Désolée, gloussa Marion. J'arrive pas à me sortir cette image de la tête... Toi en tutu !

Le velours de sa cuissarde dégomma un tas de neige et Pamela fourra les mains au fond des poches. Ses doigts frigorifiés forçaient le textile, en quête de chaleur, quitte à déformer la veste.

— Bref, souffla-t-elle. Maint'nant l'mercredi c'est conduite accompagnée.

— Comment ça se passe ?

— J'm'en sors bien. Mon daron est plutôt cool avec ça. T'façon sa caisse en a vu d'autres !

Ses lèvres tendues expulsèrent machinalement son souffle embué, comme s'il s'était agi de fumée goudronneuse. Aucun cercle parfait ne prit cependant forme dans ladite vapeur.

— Ça te dit qu'je passe te chercher après ton taf ? lâcha Pamela.

— Pour quoi faire ?

— Qu'est-ce j'en sais ? Traîner ensemble, quoi.

— Une autre fois peut-être. Je dois encore réviser pour mon contrôle de musique.

— Tu joues d'quel instrument ?

— De l'accordéon.

Pamela pouffa. Une nuée dense lui jaillit en même temps par la bouche et le nez.

— Pardon, étouffa-t-elle son rire d'une voix chevrotante. Mais toi aussi, en fait, t'es un putain d'stéréotype !

— Et alors ? Qui ne l'est pas ?

— T'as un sacré doigté du coup ! Quand est-ce que tu passes à aut'chose que l'accordéon ?

— Tu deviens lourde, Pam.

Comme à l'accoutumée, leurs chemins se séparèrent devant la grille du lycée. Marion prit la direction de l'arrêt de bus tandis que sa camarade s'avança jusqu'au parking où ne se trouvaient plus qu'une poignée de voitures. En l'apercevant, son père sorti de sa vieille BMW et lui tint la portière pour qu'elle prît place au volant. Pamela s'installa, joua de la poignée pour régler le siège, vérifia ses rétroviseurs, puis démarra l'engin.

— Ça a été, ma citrouille ? demanda son paternel.

— Ça pourrait êt' pire, concéda la lycéenne.

Elle n'aimait pas s'étendre sur le sujet. Bien sûr, quand elle avait rompu avec Mathieu et que, par un douteux hasard, la seule photo coquine qu'elle lui avait jamais envoyée était arrivée dans la messagerie de tous ses copains, puis des copains des copains et, de fil en aiguille, du monde entier peut-être, le lycée n'avait pas manqué de convoquer ses parents. Ils avaient laissé les sermons au proviseur et avaient réservé à l'adolescente humiliée un soutien inconditionnel. Ils avaient obtenu l'exclusion de Mathieu – à peine une punition, pour lui qui alors achevait sa terminale. Ils s'étaient battus becs et ongles pour faire disparaître autant de ces clichés que possible, quand bien même Pamela savait que la menace d'en voir un rejaillir un beau jour perdurerait. Ils avaient même insisté pour qu'elle changeât d'établissement, ce qu'elle avait refusé : quitte à être la risée de tous, elle préférait encore connaître ses détracteurs. Depuis qu'on avait décrété l'affaire classée, ses parents ne lui en avaient plus touché un mot. Pourtant, son père s'enquérait quotidiennement de ses journées, comme pour lui signifier qu'il restait prêt à la défendre.

À peine étaient-ils au bout de la rue que l'homme trompait déjà l'ennui du passager en explorant la boîte à gants. Il ne gardait qu'un œil discret sur la conduite de sa fille. Pamela n'aimait pas qu'on l'épiât lorsqu'elle pilotait. De toute façon, son ado était une as du volant – le père ne manquait pas une occasion de s'en vanter.

— Dis p'pa, rompit-elle la rengaine monotone du moteur. Comment t'as séduit maman ?

— Ah, c'était pas gagné avec ta mère tu sais, soupira le quadragénaire en se calant contre l'appui-tête.

Il remarqua alors que la moue de l'adolescente, saisie d'une vive curiosité, lui intimait de poursuivre. Cet intérêt soudain l'étonnait – car Pamela n'en manifestait pas d'ordinaire pour autre chose que la voiture ou son argent de poche – mais il le réjouissait plus encore.

— Quand je l'ai connue au lycée, ta mère me snobait. Elle me trouvait bête et pataud. Et des années plus tard, voilà que je la croise en panne au bord de la route, en allant au boulot. Ni une ni deux, je m'arrête, je viens à son secours comme un vrai gentleman. Je lui en mets plein la vue, quoi. Elle était tellement bluffée par mon génie mécanique qu'elle a voulu qu'on se revoie et que je lui explique pièce par pièce tout ce qui se trouvait sous le capot !

— Wow, giga romantique ! railla sa fille.

— Bah, c'est la vie, ma citrouille. L'amour, c'est pas un truc mielleux de feuilletons américains. C'est juste une somme de coïncidences.

— Tu causes comme un psy là, hein.

Le silence reprit sa place dans l'habitacle. Le père voulait secrètement savoir ce qui les avait menés à pareille discussion. La fille ruminait son chewing-gum en espérant masquer son haleine de fumeuse et le trouble qui la gagnait. C'est alors qu'un feu tricolore lui commanda d'arrêter, non seulement le véhicule, mais également sa comédie. Ses mots avaient la teneur, naturelle et vitale, d'une simple expiration :

— Je crois qu'elle me trouve bête.

— Qui ça, ma citrouille ?

— La fille qui me plaît.

Abasourdi par une telle révélation, le père cligna des yeux, interdit. Pamela se sentit aussitôt plus légère alors que, dans le même temps, une terreur piquante lui clouait l'esprit et l'empêchait de savourer l'honnêteté de son audace.

— Je suis content que tu m'en parles, la rassura son paternel. Tu peux aimer qui tu veux, Pamela. Enfin, évite peut-être de le dire à ta mère. Pour l'instant. Tu sais qu'elle peut être...

— Putain de merde ! Mais qu'est-ce que tu fous là, grosse débile ?!

À peine avait-elle redémarré que la voiture pila. Pamela et son père se précipitèrent en-dehors et accoururent jusqu'à celle que la jeune conductrice avait bien failli faucher.

— Ça va, gamine ?

— Putain mais t'es malade !

Une main tétanisée cramponnée à la calandre, Alix tremblait de tous ses membres. C'est pas passé loin... Elle avait traversé sans regarder. Sans vouloir regarder. Engagée à l'aveugle sur le passage piéton, dans l'espoir inavoué qu'un 4x4 lui passerait dessus. Cela, évidemment, elle ne pouvait l'admettre. Le bon sens lui interdisait de fondre en larmes, de mettre les mots sur sa réelle déception, ou même de supplier Pamela de bien vouloir l'écraser. Comme un misérable insecte.

Incapable de soutenir les mines angoissées des automobilistes, inepte même à encaisser leur sollicitude, la jeune fille s'excusa platement et se hâta tête baissée jusqu'au trottoir d'en face. La brève accélération laissa place à l'errance. Son sandwich à-demi consommé engraissa les pigeons. Ses semelles furibondes infligèrent aux trottoirs des éraillures semblables à celles qui harassaient son âme. De sanglots contenus en rictus nerveux, ce vagabondage s'éternisa jusqu'à seize heures trente. Heure à laquelle Alix se posta devant les grilles de Sainte-Anne pour accueillir Aurélie, tout juste sortie de son cours d'art plastique. Elles échangèrent une bise contenue et, après qu'Alix eût libéré sa bécane du garage à vélos, elles s'éloignèrent.

— Je ne vais pas pouvoir rester longtemps, se désola Aurélie.

— C'est rien. Je te raccompagne jusqu'à chez toi.

— Tu n'es plus malade ?

— Ça va.

Çà et là, des types juchés sur des échelles décrochaient les quelques décorations de Noël qui égayaient encore les rues. À mesure qu'elles progressaient vers le centre de Lagronde, la foule des passants se faisait plus dense. Alix regrettait de ne pouvoir embrasser ces lèvres qui seules sauraient réchauffer son cœur, givré et grelottant. Elle se consolait néanmoins, se disant qu'aucun jeu aguicheur ne viendrait mettre ses nerfs à l'épreuve ce soir.

Les lampadaires s'allumèrent, soudain, pour éclairer leur trajet taciturne. En un tel instant, nul doute qu'un personnage de comédie musicale se serait mis à chanter, déversant joie et peine au gré des notes rédemptrices. Alix murmura seulement :

— Tu n'étais pas à l'abri, ce matin.

— Tu n'y étais pas non plus, ces deux derniers jours, rétorqua Aurélie sans animosité. Je ne pouvais pas savoir quand tu allais revenir. T'étais malade, d'accord. Mais de là à ne me donner aucune nouvelle...

Alix resserra son écharpe autour de sa gorge, moitié pour contrer les griffures du froid, moitié pour étrangler un malaise grandissant.

— Je n'avais pas vraiment la grippe, confessa-t-elle.

— Comment ça ? Pourquoi t'as fait la morte pendant quatre jours, alors ?

— C'est Fox, balbutia-t-elle comme sa langue trébuchait sur un sanglot. Il est mort.

— Ton chien ? Je vois. Je suis désolée, vraiment.

Les paroles d'Aurélie se paraient d'un manteau d'empathie, tout à fait cordial mais désespérément lisse. Éreintée à force de refouler l'affliction, Alix ne put s'empêcher de constater :

— Tu n'es pas vraiment désolée. C'est juste plus poli de dire ça. Mais, dans le fond, tu t'en fous.

— Mets-toi à ma place, aussi. Je me suis inquiétée. T'as répondu à aucun de mes messages. J'ai cru qu'il se passait quelque chose de grave.

Une colère sans pareille foudroya Alix, ses muscles las brusquement électrisés. Elle se figea au beau milieu de la rue. Il fallut quelques pas à Aurélie pour s'en rendre compte. Lorsque celle-ci se retourna et la découvrit, poings serrés, le regard noir, elle revint à la charge.

— Sérieux, Alix, j'ai cru qu'il t'était arrivé quelque chose.

— Il m'est arrivé quelque chose. Mais ça, tu comprends pas.

Peu importèrent les mots de réconfort que proféra Aurélie ensuite. Tous furent vains. Derrière la compassion apparente, une digue de raison pure, de pragmatisme et de sang-froid s'opposait violemment à la houle tourmentée qui déchaînait intérieurement Alix. Ce terrible constat s'imposait à la jeune fille, balayait d'une énième bourrasque la mer de ses émois. Océan figuré d'une noyade véritable.

Alix tourna les talons. Elle abandonna Aurélie à quelques portes de chez elle, enjamba son vélo et s'enfuit. Tandis que le raz-de-marée débordait sur son visage, elle se racontait qu'elle avait confisqué ce baiser à sa belle stoïque. À la vérité, elle crevait d'envie que quelqu'un la prît dans ses bras et la rassemblât. Que quelqu'un, sinon, lui ouvrît un bassin où se vider sans retenue.

Faute de savoir où déverser son trop-plein, Alix tournait en rituels les exutoires quotidiens. Pédaler au hasard jusqu'à ce qu'au souffle court succédât le voile noir qui, d'une caresse, éteignait sa vision tuméfiée par la peine. Drainer l'amertume rougeâtre qui croupissait dans ses veines. Offrir à ses poignets la bénédiction du rasoir, au nom de ses pairs, des filles et de cet esprit de moins en moins sain. Enfiler à la nuit tombée la cape de Phoque_you et nourrir l'illusion de régner sur le monde.

Une simple poussière dans l'engrenage de son autodestruction : en se connectant à son blog ce soir-là, Alix y découvrit pour la première fois la notification criarde de la messagerie. Elle l'ouvrit. Ces quelques mots provenaient d'une certaine Gazøline, une autre anonyme qui suivait ses posts depuis plusieurs mois mais n'y avait, jusqu'à présent, réagi que par smileys occasionnels.

« J'aime ton blog. J'aime les images et les mots qui émanent de toi. J'ai cru comprendre que tu allais mal. Je sais que c'est peu de chose, mais je voulais t'aider à ma façon. »

Un saut de ligne plus bas, l'autrice du message déposait simplement son adresse MSN, ainsi que le lien d'une vidéo. Intriguée, Alix jeta un œil méfiant au blog de Gazøline qui, depuis tout ce temps, ne comportait qu'une présentation sommaire. Elle prétendait être une jeune chanteuse, sans qu'aucune composition pût affirmer ses dires. De plus en plus piquée dans sa curiosité, Alix enfila son casque et se risqua à ouvrir le mystérieux lien.

Un écran noir. Voilà à quoi se résumait la vidéo. Quelques notes de piano. Une voix éclose dans les ténèbres. Ses ondulations rauques transmuaient la comptine en entêtante mélopée.

Au clair de la Lune

Mon cher Petit Phoque

Du bout de ta plume

Livre-moi tes chocs

Que te réconforte

Mon semblant de feu

Ouvre-moi ta porte

Nous pleurerons à deux

La larmes d'Alix roulaient au rythme du chant de Gazøline. Doux et tièdes, gutturaux, étouffés, les flots fluctuants de ses cordes refrénaient la tempête, sur sa mer intérieure. Ses accents, par vague, se mêlaient à la marée, en déviaient les courants.

Au clair de la Lune

Phoque se rétablit

Maintenant sa plume

Embrasse la vie

Viens chez Gazoline

Tes mots l'ont touchée

Car dans nos poitrines

Battent les mêmes péchés

Le cœur serré, l'adolescente releva la manche, dénoua le bandage et contempla les vallons rubiconds qui lui striaient l'avant-bras. Quels sévices analogues cette autre s'infligeait-elle ? Quels étaient ses péchés ?

Au clair de la Lune

Nous clameront nos mots

Nous croiserons nos plumes

Pour brûler les maux

J't'ai cherchée en vain

Et t'ai trouvée à terre

Je te tends une main

Et ces quelques vers

Le visage tempétueux encore baigné de la chaleur humide d'une nuit d'Amazonie, Alix s'empressa de recopier l'adresse de ladite Gazøline dans sa liste de contacts. En dépit de tous les remerciements qu'elle désirait lui adresser, elle ne sut quoi écrire. Alors l'autre la devança.

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Gazøline dit :

• Tu as aimé ma chansonnette ?

• Tu l'as trouvée ridicule, peut-être.

• Ce ne serait pas une mauvaise chose. Je t'ai fait rire ?

Alix dit :

• Non.

• Je crois que tu viens de me sauver la vie.

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