XVII. Maquillage (2)

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Dans le noir d'une nuit précoce, la voie ferrée se réduisait à deux fils de cuivre, tendus par-delà les ténèbres vers une impasse ouverte : l'impossible réunion prédite par l'illusion de la perspective. La main d'Aurélie cherchait à l'aveugle celle d'Alix, qu'elle trouva froide et moite, recroquevillée dans la manche de son pull. En sentant les doigts étrangers se glisser sous les mailles, repaire réservé à ses stigmates secrets, l'adolescente s'empressa d'empoigner la paume qui s'était tendue à elle, avant que celle-ci découvrît, en amont, les cicatrices qu'aucun maquillage ne pouvait adoucir.

— Je crois que Délia sait, affirma Aurélie.

— Comment ça ?

— Pour nous deux. Sinon, pourquoi est-ce qu'elle m'aurait invitée ?

Pour tenter te briser, se persuadait Alix sans oser le formuler, de peur de briser l'amitié ténue qui, peut-être, commençait à se nouer entre elles.

— Elle voulait juste mieux te connaître. Ça m'étonnerait qu'elle se doute de quelque chose.

— Si tu le dis.

Parées du même eye-liner, les deux adolescentes cheminaient, assorties. Tandis que Délia prenait la direction du monde fastueux de la nuit, l'ombre les narguait, elles. Aurélie songeait qu'elle ne connaissait que peu de choses de sa petite amie : les détails que ses zones d'ombres dévoilaient sporadiquement. Alix, aux cheveux sombres, broyait du noir, souvent, et se laissait sombrer. De rares chansons et leurs virées à roulettes laissaient parfois exploser sa personnalité, dès lors éclatante et pourtant tamisée, comme une ampoule éclipsée par un abat-jour. Alix, pour sa part, se complaisait dans cette obscurité, qu'elle jugeait rassurante. Pour Aurélie, qui ainsi ne subirait pas ses chagrins muets. Pour elle également, incapable d'assumer l'horreur qu'elle confrontait à chaque essai d'introspection. Aux yeux de l'adolescente, la noirceur ne différait pas beaucoup d'un simple fard à paupières. Elle s'en maquillait, y dissimulait les aspérités et les défauts éparses que le moindre miroir lui renvoyait au centuple. La nuit masquait sa face et les pleurs qui, à l'improviste, attaquaient ses rétines. Ses mystères nébuleux n'étaient que le fond de teint qui lissait son esprit, la rendait abordable.

— Tu veux venir chez moi ? hasarda Aurélie avec timidité.

— Ok.

Vingt minutes plus tard, Alix emboîtait le pas à sa belle dans la petite maison du centre-ville. Depuis que ses parents avaient lancé la procédure de divorce, son père n'habitait là que par intermittence et sa mère, tout les soirs, se découvrait une nouvelle amie avec qui boire un verre.

— J'envie Délia, tu sais, soupira Aurélie. Sa mère, au moins, elle a l'air d'avoir la tête sur les épaules.

— Pas assez pour passer à l'appareil photo numérique.

— Pfff, si seulement la mienne pouvait échanger ses antidépresseurs contre des appareils jetables ! Et toi, tes parents, ils sont comment ?

— Ma mère est pire qu'une ado. Heureusement, elle a choisi quelqu'un qui a les pieds sur terre.

— Ton père ?

— Non. Je ne connais pas mon géniteur, et lui ne sait pas que j'existe. On s'en sort mieux comme ça.

— Si tu le dis.

Tout en discutant, Aurélie l'avait entraînée jusqu'à sa chambre. Au cliquetis de l'interrupteur, obéit la lumière jaunâtre qui révéla, sans ménagement, les dizaines de posters placardés aux murs peints. Entre une célèbre scène de Titanic et une Britney Spears aguicheuse, surgissait la frise florale qui avait dû vêtir le mur de sa chambre d'enfant. Bandelette de tapisserie presque intégralement occultée, au-dessus du lit, par les affiches de Pirates des Caraïbes.

Aurélie prit place sur le matelas, entraînant sa petite amie à sa suite. Alix s'installa auprès d'elle et soutint son regard, plus enjôleur qu'au skatepark. Elle déglutit.

— Tu fais ta timide, Ali ?

Ali, putain, c'est même pas un diminutif ! Ça leur coûte quoi, à tous, de prononcer un x ? Ça leur froisse la mâchoire ? Oui, son prénom sonnait comme le feulement d'un chat hérissé. Un prénom idéal pour être à cran, tout le temps, dont on s'évertuait sans cesse à atténuer l'intolérable aigreur en amputant des lettres.

— Je suis en colère, lâcha-t-elle.

— Pourquoi ça ?

— Tu me fais passer pour la mijaurée, mais c'est toi qui me tournes autour sans savoir ce que tu veux. Si tu veux quelque chose, ne tourne pas autour du pot, prends-le.

Nul besoin d'insister. À la seconde où Alix lui donna son aval, Aurélie l'étreignit, l'embrassa et pressa ses doigts frêles sur son sein, à travers les mailles du pull. Gagnée par la chaleur, elle s'écarta précipitamment pour ôter son haut et invita la main d'Alix jusqu'à son soutien-gorge.

Aurélie était belle. Chaque dodelinement du crâne jetait dans ses cheveux une gerbe de lumière qui, tout aussitôt, y coulait ses reflets caramel. La pâleur d'ivoire de ses membres graciles luisait, elle aussi, sous l'ampoule vacillante, et les tâches de rousseur donnaient à sa figure l'aspect moucheté de la jaspe. Les lèvres d'Alix hésitaient à fondre à nouveau sur les siennes, tant ses yeux se délectaient d'embrasser sa splendeur. À peine sa main osait-elle pressait ce sein, dont le téton défiait sa paume impuissante. Aurélie se penchait afin d'offrir tout entière sa poitrine à la palme d'Alix et, comme cette dernière n'entreprenait rien, la rouquine l'attisa d'un nouveau baiser, la pointe de la langue égarée sur ses gerçures. Du bout des doigts, elle effleurait les clavicules de son aînée stoïque. Enfin celle-ci répondit, à pleines papilles, saisissant son visage à deux mains. La fougue d'Alix dissimulait ses intentions réelles : occulter ce visage aussi pur qu'une perle de culture ; le soustraire à sa vue afin de ne plus souffrir de se trouver ignoble, en comparaison.

Poussée sur le matelas, l'adolescente se laissa prudemment malmener. Tandis que la belle plongeait le bras dans son ample décolleté pour prospecter sa brassière, les phalanges d'Alix tiraient compulsivement sur ses manches laineuses, tâchant d'y dissimuler sa sanglante parure. Son ardeur freinée par les épaisses mailles, Aurélie entreprit toutefois de l'en dévêtir. La jeune fille opposa sa résistance, au risque de la vexer. Mais devant la moue froissée de la beauté dénudée, elle ne put que céder aux avances et lui accorda, en contrepartie, sa braguette ouverte. Aurélie se ressaisit, emballée par ce ce qui lui semblait être une invitation. Alix l'observa du coin de l’œil glisser son jean le long de ses jambes chétives, presque squelettiques. Son dos courbé exposait ses vertèbres, brandies le long de sa colonne comme la crête d'un reptile. Détournant le regard, l'invitée se défit péniblement du pantalon qui lui collait aux cuisses, mal épilées, diaprées des bleus qu'elle avait récoltés au gré de ses chutes en patins.

Seuls les sous-vêtements consolaient la pudeur. L'ensemble blanc d'Aurélie soulignait la pâleur de son corps, plus clair encore. Son aînée se maudissait d'avoir opté le matin même pour cette confortable culotte Petit Bateau. Si j'avais su qu'on en arriverait là, j'aurais sorti la dentelle...

Aurélie cependant n'en fit pas cas. Elle avança sa cuisse entre les jambes fébriles de sa partenaire et les étoffes humides qui préservaient leur chasteté se frottèrent d'instinct. Elle agrippa les poignets camouflés sous la laine, pressa sa poitrine contre celle retenue par les mailles et marqua au fer de sa bouche bouillante le cou d'Alix. Les yeux grand ouverts, celle-ci serrait les dents. Les manches éraflaient sa peau endolorie, les veines meurtries pulsant la douleur sous la pression des paumes qui les comprimaient. Ses bras cherchaient l'appui réconfortant d'un corps à serrer, mais n'osaient s'enrouler autour du buste osseux et maigre, de peur de le briser, par vulgaire tendresse. Son misérable émoi se noua plutôt aux agrafes du soutien-gorge, le poing fermé sur la bride du sous-vêtement ; quant à elle, apaisée par l'illusion de tenir les rênes. Ses pupilles vagabondaient entre les posters. La figure décuplée d'Orlando Bloom l'épiait, ses yeux de Don Juan la médusaient. Jamais papier glacé n'avait été aussi narquois et l'excitation si furtive. Aussi, quand la paume d'Aurélie libéra les cicatrices éraillées, dont la plainte sanguine figeait déjà les veines d'Alix, et amena la main de cette dernière tout contre son sexe, l'adolescente, jusqu'alors tétanisée, tressauta en s'arrachant aux draps trempés d'envie.

— Ça va ? s'inquiéta la rouquine.

Les lèvres tremblantes de sa partenaire goûtaient sans pouvoir l'expulser l'affligeante vérité.

— Je... je ne peux pas, bégaya Alix en désespoir de cause. Désolée, je dois rentrer.

Ses jambes flageolaient en se réfugiant dans le jean qui, soudain, paraissait moins étroit, plus soyeux que d'ordinaire.

— J'ai fait quelque chose de travers ? insista Aurélie, sans pouvoir l'empêcher de se rhabiller.

— Non. C'est moi... Je crois que je suis... détraquée.

Alix dévala les escaliers. Elle prit la fuite à travers la nuit, soucieuse de creuser la distance qu'elle n'avait eu de cesse d'éprouver, même au contact de la fille de ses rêves. Faute de la comprendre, elle espérait la justifier, la rendre effective, et ainsi oublier sa redoutable aberration. Elle courut jusqu'à chez elle, le visage fardé de ténèbres, désormais apaisé ; la gorge haletante enivrée de noirceur.

Face à l'étrange solitude qui lui tordait l'estomac, la répulsion fourchue qui lui perçait le cœur, son premier réflexe en pénétrant l'appartement fut de se hâter dans la loge et d'allumer l'ordinateur. Un puissant désarroi la submergea alors. D'abord un haut-le-cœur, un relent liquide dans le fond de l'œsophage, puis l'ouragan des larmes d'encre sur ses joues dévastées. De toute la journée, Gazoline ne lui avait pas adressé un seul message, envoyé la moindre bouteille à la mer, balancé la plus infime suite d'accords. Alix s'alarmait que le pire eût pu advenir. Elle craignait plus encore que sa correspondante, lassée, se fût désintéressée d'elle.

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Je préférerais encore endurer sa mort que son dédain...

Je suis abjecte à ce point.

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Au sortir du bureau de Cyrille, l'adolescente éplorée se figea net. Elle avisa la salle de bain, considérant l'appel irascible de la lame du rasoir. Puis son regard glissa sur les patins, dans l'entrée. Au Cocyte turbulent de ses veines en crue, elle préféra la caresse cosmétique des ombres qui, dehors, glisseraient leurs pinceaux sur ses pommettes enflées, épongeraient ses larmes au gré de son errance, en teinteraient l'amertume en une douce apathie.

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