XIX. Nurserie

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Gazøline dit :

• Ce que tu as écrit sur ton blog, c'était blessant.


Alix dit :

• Je suis désolée.

• J'ai posté ça sans réfléchir. J'étais sans nouvelle de toi. C'était puéril.


Gazøline dit :

• Je ne te demande pas d'être mature. Je ne te demande même pas d'avoir du tact. Mais tu aurais simplement pu m'écrire. Tu sais, je ne t'en veux pas. Moi aussi, certains jours, je préférerais être morte que de subir ton orgueil. Tu n'es pas le centre du monde, Phoque. Je ne réponds pas pendant une journée et tu décides que je te dédaigne ?


Alix dit :

• Pardon.

• Tu n'as pas répondu hier non plus...


Gazøline dit :

• Hier je voulais t'étriper.


Alix dit :

• Tu viens d'écrire que tu ne m'en voulais pas.


Gazøline dit :

• Je ne t'en veux plus. Je devrais t'en vouloir. Parce que, comme tu l'as reconnu, c'était abjecte de ta part. Mais, en vérité, j'étais touchée de te manquer autant. Ce qui m'a fait mal, c'est que tu aies pu croire que je te tournais le dos. Qu'est-ce que je devais faire ? Te harceler de messages ? Tu étais avec tes amis, avec ta copine... Quelle importance, que je t'aie écrit ou non ?


Alix dit :

• Tu comptes plus que les autres.


Gazøline dit :

• Ne dis pas ça. Ne le dis pas, si tu ne le penses pas vraiment.

• Dis, tu veux voir quelque chose de plus abjecte que toi ?

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Sur le panneau blanc de la messagerie instantanée, surgit la photographie d'une créature brunâtre tout hérissée de pics, aux six pâtes comme des feuilles et au thorax recourbé. Dressé au creux de la main de Gazoline, l'énorme insecte tournait vers l'objectif sa tête guttiforme, que surplombaient des antennes tordues et une paire d'yeux globuleux. Trop proéminentes pour cette bouche émaciée, les mandibules sorties avaient l'allure d'une main dégoûtante se frayant un passage hors de l'immonde gorge ; une main aux doigts décharnés et velus. Ce qui, aux yeux d'Alix, paraissait un extraterrestre sorti d'un film d'horreur, s'avéra être un phasme. Déroutante créature dont Gazoline hébergeait, dans son terrarium, une dizaine de semblables.

Malgré les explications de sa correspondante, l'adolescente ne cessait de revenir au cliché du monstre, tantôt fascinée par tous les attributs de sa laideur, tantôt si répugnée qu'elle refermait la fenêtre du bout du doigt, saisie par l'angoisse absurde d'effleurer cette hideur au lieu de sa souris. Elle n'imaginait pas qu'on pût chérir un autre animal qu'un mammifère à poils. Un oiseau, à la rigueur. Un reptile passait encore. Mais un insecte ! Lorsqu'elle interrogea Gazoline, la réponse qu'elle obtînt la laissa plus sceptique encore.

La musicienne s’époustouflait des formes invraisemblables et biscornues des as du camouflage. Elle aimait la frigidité avec laquelle ils parcouraient ses bras, l'indifférence profonde que lui témoignaient les insectes, inconscients qu'elle prenait soin de les nourrir. Elle se plaisait à les admirer, de loin, sans toujours les comprendre, et à n'éprouver aucune tristesse dès lors qu'ils trépassaient. Ne s'entourer que de ceux dont on ne souffrirait pas la perte : cette idée désolait profondément Alix. Et pour cause, elle n'avait jamais fait autre chose à Sainte-Anne.

À bien y songer, elle ne différait pas des phasmes. Son enveloppe à elle aussi se réduisait à un camouflage quotidien. Quant à ses affects, elle s'efforçait de n'en laisser rien entrevoir, de les contenir avec rigidité. Affublée de pareille abjection, elle ne jouissait même pas de pouvoir sillonner les bras de Gazoline, de fouler les contrées hostiles de son derme brûlé. Sitôt eut-elle exprimé cette pensée que l'adolescente s'en mordit les doigts. Mais, plutôt que de relever la bizarrerie de tels propos ou de s'en intimider, la chanteuse sans visage lui réclama sans autre formalité son numéro de téléphone.

Alix hésita moins d'une seconde avant de le lui communiquer. Pourtant, quand le Nokia sonna et que la voix de son amie résonna dans l'appareil, elle ne put réprimer un soupir soulagé.

— Tout va bien ? s'inquiéta Gazoline.

Les mots ne revêtaient pas les mêmes accents que lorsqu'elle les chantait. Le timbre rauque qu'elle tirait de sa gorge en émoussant ses cordes vocales ne transparaissait pas, alors, dans ses phrases éthérées, presque murmurées. Un rire nerveux étrangla Alix.

— Je suis... C'est bizarre de t'entendre.

— Tu m'entends presque tous les jours.

— Ce n'est pas pareil et... Je ne sais pas. Une petite part de moi a toujours eu peur que tu n'existes pas. Que tu ne sois qu'une chimère inventée par un vieux pervers de quarante-cinq piges, ou quelque chose comme ça...

— Et là, tu n'as plus peur ?

— Non. Je sais que c'est ta voix.


Jour après jour, alors qu'elle l'écoutait, allongée sur son lit à discuter pendant des heures, cette langue liquoreuse, volontiers incisive et parfois élégiaque, se paraît de traits éphémères, de mille faciès fictifs. Alix prenait plaisir à l'inventer, tandis que l'autre lui contait des romans qu'elle n'avait jamais lus et, qu'à présent, elle se régalait d'entendre. Même ce maudit Balzac, dont Gazoline soutenait que La Fille aux yeux d'or demeurait le chef d’œuvre le plus sous-estimé, trouvait grâce par sa bouche.

Faute d'avoir beaucoup de livres, et presque aucun autre que ceux que l'école lui avait imposés, Alix narrait les films que Goupil lui montrait. Elle n'avait pas son pareil pour créer la tension en sifflotant théâtralement la rengaine de M le Maudit. Sa description détaillée de l'Aurore n'amputait rien au mutisme original des images. Quant au Roman d'un tricheur, elle l'avait vu tant de fois qu'elle le récitait presque.

Les mondes imaginaires qu'elles se livraient en bloc inauguraient parfois une anecdote hasardeuse, personnelle, voire intime. Pour la première fois, Alix verbalisa de son plein gré les circonstances malheureuses de sa naissance accidentelle et avoua sans en rougir qu'elle avait deux femmes pour parents. Cette seconde confession ne manqua pas d'étonner Gazoline, qui jalousa aussitôt son amie. Ses parents à elle étaient strictes, à ses dires, et s'attachaient à perpétuer des traditions obsolètes. Longtemps, ils avaient espéré faire d'elle une petite fille modèle, une jouvencelle bien éduquée, puis une femme respectueuse. Les échecs répétés les poussaient à menacer, de plus en plus souvent, de la déshériter.

— Putain, tu viens d'une famille de nobles ou quoi ? laissa une fois échapper Alix.

— Petite bourgeoisie aux chevilles enflées, en vérité.

— T'es riche alors ? C'est pour ça que tu m'appelles tous les jours sans avoir peur d'exploser ton forfait ?

— Pfff. Tu veux pas les relevés bancaires de mes parents non plus ? Enfin, c'est vrai, on ne manque de rien. Mais je me prends en charge, tu sais. Je fais des petits boulots pour me payer mon matos. Je ne veux pas dépendre d'eux. J'ai un bon forfait. Des appels illimités sur trois numéros : toi et mes deux meilleures amies.

— Ni ta mère, ni ton père ?

— Et pourquoi tu voudrais que je reste plus d'une heure au téléphone avec eux ? On n'est d'accord sur rien, à part sur le fait que je suis une ratée.

— Tu sais que c'est faux, Gaz. Je ne connais personne d'aussi cultivé, d'aussi talentueux et d'aussi attentionné que toi.

— Et moi j'ai jamais rencontré d'aussi belle-parleuse que toi, Phoque !

Il aurait suffi d'un mot peut-être pour repousser encore la frontière de leur intimité. Un mot sur lequel Alix peinait à mettre le doigt, et qu'à vrai dire elle craignait de découvrir, de prononcer. Elle ne pouvait ignorer les avances fugaces de Gazoline, ni la sensation diffuse qui enrobait son corps, un peu plus intensément, chaque fois qu'elles se parlaient. Les fourmillements fébriles, l'ardeur empourprée. Le sentiment nébuleux de lui appartenir déjà. Cette voix surgie aux confins des ondes lui avait noué autour du cou un collet de taffetas dont elle n'aurait, pour rien au monde, souhaité s'émanciper. Elle ne se risquait pourtant pas à étoffer le jeu de séduction, retenue par la vague attache qui la liait encore à Aurélie, et davantage même par une frayeur grouillante. Tomber amoureuse d'une parfaite étrangère dont elle ne connaissait que les mains pixelisées et les paroles grésillantes. Le ridicule de la situation ne lui échappait pas. Pour peu que celle-ci partageât ses dispositions, quel avenir y avait-il ? Aux prises avec le monde et sa jeunesse chaotique, Alix n'osait l'envisager.


L'avenir lui menait la vie dure. Au premier lundi des vacances d'hiver, Cassandre la fit lever aux aurores pour la traîner jusqu'à la vieille maison que l'agence l'envoyait remettre en peinture. En parvenant devant la bâtisse de briques rouges au toit élancé, Alix fut gagnée par une inexplicable impression de déjà-vu. On l'avait autrefois invitée dans pareille demeure, sur semblable boulevard. Alors qu'elle emboîtait le pas de sa belle-mère à travers l'avant-cours étriquée, le souvenir flou d'un clown qui gonflait des ballons sur les marches du même perron lui frappa les méninges, avant de s'y dissoudre tout aussitôt.

Toutes deux portaient un pantalon de travail déjà criblé de taches et s'étaient noué les cheveux ; Cassandre en queue haute, Alix à l'aide d'un bandana qui lui donnait l'air de Rosie la Riveteuse. La quarantenaire à la mine cafardeuse qui leur ouvrit la porte – et dont la mémoire d'Alix exhuma dans la foulée un énième souvenir imprécis – la toisa d'ailleurs curieusement, enjoignant Cassandre de la présenter.

— Mon apprentie.

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